Il y a plus de 200 ans, une ère dominée par la raison et l’industrie de masse a provoqué un malaise dans les esprits sombres et délicats. Les fondateurs du romantisme – et du romantisme noir en particulier – sont devenus les savants fous des états d’âme, amateurs de mystère et de fantastique, de rêve et d’exotisme, dont la plume et le pinceau, trempés dans leurs larmes mélancoliques, donnaient corps à des œuvres d’une beauté diabolique et, avec elles, à la naissance d’un art de vivre.
En cet hiver bienvenu, où le vent se lève et la nuit raccourcit les heures diurnes, allons à la rencontre de créatures néo-romantiques, ces héritièr-e-s du dandysme qui perpétuent le règne des ténèbres. Rappelons nous de cette exposition de 2013 proposée par le Musée d’Orsay sous un titre emprunté à un conte fantastique d’Edgar Allan Poe L’Ange du Bizarre – Le romantisme noir de Goya à Marx Ernst. La genèse et le succès de l’événement constituent la preuve que nous nous reconnaissons plus que jamais dans cette poésie du mal.
Quant aux termes « romantisme noir » il a pour origine une étude de Mario Praz, écrivain et historien italien, publiée en 1930 sous le titre La chair, la mort et le diable. Il y présente l’importante face noire du mouvement romantique dont le goût pour la part d’ombre et d’irrationnel s’oppose, à partir des années 1760-1770, à l’apparent triomphe des lumières de la Raison… Ce qui nous renvoie à notre époque. Mario Praz décrit le romantisme noir comme un courant de l’art occidental qui se nourrit des inquiétudes des temps de crise, constatant la vanité et l’ambiguïté de la notion de progrès en y répondant par la force de l’imaginaire, en ranimant les mythes et en exploitant le rêve pour confronter l’homme à ses terreurs. Ainsi la littérature à travers toute l’Europe prit goût au fantastique et fut suivie par les arts plastiques – que ce soit les figures monstrueuses de Francisco de Goya, l’appétence du macabre de Théodore Géricault, les démons et sorcières de J-H Füssli, ou encore les paysages énigmatiques et funèbres de Caspar David Friedrich et Carl Blechen.
Le romantisme noir se perpétue au XXe siècle, inspirant la révolution surréaliste qui forge sa signature à travers l’imaginaire de l’inconscient et de l’ivresse. En cette même période d’entre deux guerres, les cinéastes allemands ainsi que ceux d’Hollywood réalisent les classiques du film d’horreur en adaptant Faust, Frankenstein de Mary Shelley, Dracula de Bram Stoker, et font ainsi naitre le lugubre et fantasmagorique cinéma expressionniste.
Un fil qui n’a cessé de se rompre à travers un siècle où l’art et la littérature des cercles alternatifs n’ont eu de cesse de garder les traces indélébiles du romantisme noir – pour ne citer que quelques exemples : notre monde devenu cauchemar cruel dans les peintures d’après guerre de la Nouvelle Objectivité, les performances sanguinaires des années 60 et 70, ou encore la naissance de la musique New Wave dans les années 80 à travers les chants dépressifs de Joy Division ou Marquis de Sade.
Et aujourd’hui, les fondations créatrices du romantisme noir donnent le vertige tant son contexte renvoie au notre, tel un éternel retour. Pour preuve, j’ai eu le plaisir de recueillir les secrets de quelques magicien-ne-s du spleen dont les âmes dix-neuvièmistes, à l’instar de leurs références perdues dans un siècle de raison et de révolution industrielle, s’opposent à notre époque ultra libérale en proie à des réseaux agressifs, à l’hyper consommation, une économie violente et un déluge numérique et technologique qui semble échapper à la nature même de l’humain. Un consensus contemporain nous soumet, en outre, au détachement émotionnel, à la froideur et au mépris : une anesthésie impossible pour les hypersensibles et les esthètes. Et si l’on emploie dorénavant le terme « romantique », sa définition profanée renvoie à la niaiserie et autres mièvreries.
Pourtant il est urgent – je crois – de redonner aux affects ses droits et sa noblesse, de crier qu’ils ne sont pas faiblesse et manque de courage, mais forces vitales et créatrices. Pour preuve, les poètes ici rencontré-e-s ont gardé, 200 ans plus tard, le génie des âmes torturées et sombres du romantisme noir. Ils ont aussi tout des dandys dont la plupart étaient des créateurs de romantisme noir – Oscar Wilde, Charles Baudelaire, Jules Barbey D’Aurevilly, Eugène Delacroix, Lord Byron, Auguste de Villiers de l’Isle Adam… Nos invité.e.s seront de véritables néo-dandys, car élégant.e.s, amoureu.ses.x de la beauté, baudelairien.ne.s à la fois mondain.e.s et solitaires dont les âmes gothiques sont en quête constante d’art de vivre afin d’échapper à « la tyrannie de la réalité » – pour reprendre le titre du brillant essai de Mona Chollet où cette dernière dépeint la suprématie du réalisme comme un mal de notre temps. Chollet fait aussi un parallèle avec la période romantique, bien que son étude soit socio-politique et non fictionnelle, à travers sa dernière parution Sorcières – La puissance invaincue des femmes. La sorcière est une figure centrale du romantisme noir, héroïne charismatique et diabolique et cependant victime d’oppression ; Mona Chollet entreprend de l’analyser à travers le prisme d’un œil contemporain.
Les personnes que j’ai choisi interroger ici en leur posant la même série de questions, sont l’incarnation de cette figure de sorcière de nos jours.
• Que garde-t-on du XIXe siècle ?
• Le terme « romantisme », nom de baptême d’un mouvement magnifique, désigne aujourd’hui tout autre chose. Quelle serait votre définition ?
• Vos habitudes de dandy ?
• Un texte ? Un œuvre ? Un film ? Partagez vos références néo-romantiques.
• Un secret de votre art de vivre ?
• Un ou des plaisir(s) d’héroïne romantique ?
• Envie de vous échapper du monde par le rêve et par l’art ? Comment procéder ?
• Nos références romantiques mourraient d’amour fou. Comment y survivre ?
Lisez ou relisez Barbey d’Aurevilly, servez-vous une absinthe à la lueur des chandelles, organisez des salons artistiques au bord de plage, déclarez votre amour dans la crainte d’en devenir fou… et savourez les portraits de ces reines et rois de la nuit (le premier portrait de la série sera mis en ligne demain).