Debord, demain : Stratégie & Poésie etc.

Guy Debord photographié par Ralph Rumney à Cosio d'Aroscia, Italie, 1957 (détail). © Sandro Rummney : Éditions Allia

La collection « La librairie de Guy Debord » des éditions de l’Échappée s’agrandit. Après Stratégie en 2018, voici la parution de Poésie etc., deuxième tome des fiches de lecture de l’immense penseur disparu il y a 25 ans, le 30 novembre 1994. Une plongée inouïe juste au dessus de l’épaule d’un classique plus extraordinairement juste que jamais.

En ouvrant ces deux volumes une évidence claire et joyeuse s’impose : tout Debord est dans les notes issues de ses archives classées Trésor National depuis 2009 et conservées au département des Manuscrits de la Bibliothèque Nationale de France par Laurence Le Bras. Cette dernière dirigera de même l’édition des trois autres tomes à venir, « Marxisme », « Philosophie » et « Histoire » au rythme soutenu d’une parution par an.

Oui, c’est Debord qui se tient tout entier dans cette lettre de Clausewitz à Marie von Brühl du 18 septembre 1806 « Quelle que soit la manière dont j’envisage de nouer le lien entre ma vie et le reste du monde, mon chemin passera toujours par un grand champ de bataille; si je n’y puis mettre les pieds, nul bonheur durable ne me sourira. » C’est toujours son propre profil qui apparaît en transparence quand il lit et note « Vie de Rancé » de Chateaubriand  « On sentait en lui une passion étouffée qui jetait sur ses moindres actions l’intérêt d’un combat inconnu. ». Qui est-ce encore, sinon lui dans l’incipit de « Jours d’exil » du fantastique anarchiste Ernest Coeurderoy en 1854, précédé d’une annotation enthousiaste « Deux mots qui valent bien deux volumes » ?

Poésie etc. – Ernest Cœurderoy, Jours d’exil

« Ce récit n’est pas une confession : – je n’en dois à personne; encore moins une confidence : – je n’en fais qu’à mes amis. – Ce n’est pas non plus une biographie: – Dieu merci ! Je ne suis pas un homme célèbre; ni une théorie sociale : je n’ambitionne pas le dangereux titre de chef de secte. – Ce ne sont pas des mémoires : ce titre serait prétentieux et vide de sens dans un temps où mille têtes s’élèvent suffisamment au dessus des autres pour attirer l’attention. – Ce ne sont point des impressions de voyage : – les touristes ont des jambes pour ne pas marcher, des yeux pour ne pas voir, une intelligence pour ne rien étudier, un cœur qui ne sent pas. (…) Ce récit m’a échappé comme un sanglot, parce que je suis un être sociable, et que les hommes ne m’ont laissé que ma plume pour communiquer avec eux. »

Guy Debord photographié par Ralph Rumney à Cosio d’Aroscia, Italie, 1957. © Sandro Rummney : Éditions Allia

Non, Debord ne cherche pas à être célèbre, pas plus qu’il ne prétend à une théorie sociale. S’il est la main derrière le fameux graffiti de 1953 sur les quais de Seine « Ne travaillez jamais », il est surtout le personnage qui a mis en pratique cette injonction décisive. Loin du travail apparent, Debord a toujours tenu à posséder un libre usage du temps. Il lit. N’annote pas les ouvrages mais réécrit les citations sur des feuilles volantes ou des fiches bristol. Ainsi, la reproduction par la graphie agit comme une première appropriation du sens et les notes deviennent traces de sa propre épopée physique de lecteur autant que matériau même de l’œuvre et puisque le but fixé par Debord est la réalisation de l’art dans la vie, il presse les textes comme un fruit, les détourne et s’en gorge l’esprit. La lecture, cette source infinie irriguant toute sa vie. La thèse 207 de « La Société du spectacle » ? Un transfert parfait de Lautréamont prolongé dans le temps. « Les idées s’améliorent. Le sens des mots y participe. Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste. » Dans sa dernière période, celle de « Panégyrique 1 » en 1989, c’est toujours la même ligne et dès les premières pages il prévient : « Je devrai faire un assez grand emploi des citations. Jamais, je crois, pour donner de l’autorité à une quelconque démonstration; seulement pour faire sentir de quoi auront été tissés en profondeur cette aventure, et moi-même. Les citations sont utiles dans les périodes d’ignorance ou de croyances obscurantistes. »

Prononcez ce prénom et ce nom tranquillement puis écoutez. On vous dit que Debord était seulement un situationniste de génie, tout cela c’est de l’histoire ancienne, passons à autre chose. Qu’il a éteint le cinéma en allant au bout de la forme, vraiment trop littéraire ce type ! Qu’il faut plutôt chercher en lui le poète, maudit de préférence. Vous devez faire un choix, il n’y a plus qu’à piocher dans ce qu’on vous propose. Pardon, vous hésitez ? On va se mettre d’accord et dire que vous ne l’avez pas lu. Restons-en là, ce sera mieux pour tout le monde. Respirez, vous avez compris qu’on s’oppose à ce que vous parveniez au cœur de l’aventure dont il est question. Mais ça continue… les mots Trésor National posent un pointilleux souci d’éthique de gauche et c’est le soupçon d’une récupération de l’Etat français, combattu par Debord lui-même. Ceux-là n’ont rien compris à la manière dont la commission de classement a opéré. Ils supposent à tord que la puissance de la grande œuvre Debordienne puisse être falsifiée peut-être parce qu’ils auraient aimé se charger d’une falsification eux-mêmes. Et puis, de plus en plus nombreux, au fond du comble des combles, l’accusation paresseuse de l’auteur illisible ! C’est de notoriété publique : l’expérience de lecture de ses livres serait condamnée au cryptique et à l’aridité pour l’éternité. Tant pis.
« À qui se fâche de ne pas comprendre toutes les allusions ou qui même s’avoue incapable de distinguer nettement mes intentions, je répondrai seulement qu’il doit se désoler de son inculture et de sa stérilité et non de mes façons. Il a perdu son temps à l’Université où se revendent à la sauvette des petits stocks de connaissances abîmées. » (film In girum imus nocte et consumimur igni en 1978)

Il n’y a pas de douceur en vue, j’imagine Debord plutôt froid que sentimental. Avec lui, les coupures-ruptures franches et directes ont du sens. Elles semblent toujours pesées et choisies, aimantées par l’essentiel comme dans une lecture on s’arrête miraculeusement sur le choix d’une citation. Ses adieux sans conciliations n’empêchent pas les amitiés, bien au contraire. C’est le paradoxe merveilleux de Debord : une solitude puissante, lointaine, aristocratique et en contre-chant des accès d’amour, de débat et de parole. Il écrit qu’il faut penser à donner tel livre à tel camarade, beaucoup ont d’ailleurs été offerts ou prêtés et des fiches de lecture inédites se cachent peut-être dans des bibliothèques inconnues. Dans ses films ce sont ses bras posés sur les épaules d’amis, de femmes, petites traces d’amitiés aussi puissantes que secrètes.

Qu’indiquent les notes publiées aujourd’hui ? Un engagement dans le sens de Clausewitz « Il n’y a dans la guerre qu’un seul moyen, l’engagement ». Son affaire ? La lutte authentique contre une société de dépossession. Son étude ? La poésie, la littérature, la philosophie et à leur croisement spécial, la stratégie la plus fine. Lucidité de Debord le renard qui piste, comprend et sent les mauvais coups. Il ne s’agit jamais pour lui de lire des livres sans que cela ne lui serve concrètement, dans la réalité de ses propres mouvements ou de ceux qu’il initie. Après l’événement 1968 et alors que concepts et idées situationnistes infusent la pensée contemporaine, c’est un coup de maître, Debord dissout l’Internationale Situationniste qu’il a fondée et fait grandir en Europe. Il s’en explique dans La Véritable scission dans l’Internationale, publié au Champ Libre en 1972.

L’arc des lectures debordiennes réunies dans « Poésie etc. » est gigantesque. Proust, Baudelaire, Bossuet, Stendhal, Shakespeare, Cervantès, Melville, De Quincey, Wilde, Homère, Poe, Molière, Villon, Gogol, Musil… Dans ce stock précieux et mouvant, voici Hölderlin et les poèmes dits un peu vite de la folie, cadrées dans des rectangles. ODE A BUONAPARTE « Mais ils outragent / Secouent puissamment l’arbre pourtant aussi les / enfants fous / jettent des pierres »… Plus loin, une grande section complète consacrée à la poésie chinoise, Li Po en tête, conservée par Debord dans un dossier spécifique. Il est aussi très attentif au surréalisme de Breton pour pouvoir mieux célébrer son point lumineux, celui du « charme de l’enfance sans contrainte logique« , du « retour victorieux à la meilleure part de l’enfance » mais pour aussi le filtrer des impuretés occultistes qui guettent. Debord est en train de comprendre que le jeu de son époque est né avec le surréalisme et qu’il faut reprendre ses rênes en pleine course. Et du haut de son droit d’inventaire génial – les notes sont très claires sur cette affaire – il en est convaincu : l’écriture automatique est une impasse, le surréalisme ne va pas assez loin. En lui finalement « Tout est animé, l’homme ne jouit d’aucune supériorité sur les choses. On reprend le chemin de la Gnose. On atteint ainsi la soixantaine. » Encore une fois, la lecture a un but et dans le cas du surréalisme et de ses manifestes, elle amène une critique appliquée et approfondie dont la conclusion éclate : c’est désormais Debord qui a en charge l’avant-poste de la réalisation de l’art.

Poésie etc. – Hölderlin, Poèmes de la folie

Une avant-garde sacrement érudite. Les livres de la bibliothèque de Guy Debord se répondent dans des mouvements transversaux et une des plus grandes découvertes de ce dévoilement, c’est sa lecture de la Bible. Dix-huit pages de l’Ancien Testament notées (toujours à la main) dans « Poésie etc. » Une autre guerre, qu’il suffit de lire. Psaumes LVII « Ils seront réduits à rien, comme une eau qui passe. », LXXIII (Asaph) « …parce que les hommes des plus méprisables de la terre se sont emparés injustement de toutes nos maisons. » Et puis voici marquées en marge d’un double trait vertical, deux phrases d’une lettre de Pascal aux Roannez, le 24 septembre 1656 : « Il faut donc se résoudre à souffrir cette guerre toute sa vie; car il n’y a point ici de paix. Jésus est venu apporter le couteau, et non la paix. » Peut-être la première intuition de l’ultime phrase parfaite de In girum « La sagesse ne viendra jamais ».

Les fiches ici réunies sont les munitions d’un combat héroïque dirigé durant toute une vie contre la société capitaliste, contre le rideau de béton du Spectacle, que le volume « Stratégie » documente merveilleusement. Si vous l’ouvrez vous assisterez à un défilé militaire d’un genre particulier. Il faut imaginer Debord se levant le matin et crayonnant sur une feuille – c’est totalement fou – les effectifs et les positions d’unités d’armées entières sur les terrains historiques de guerres du monde. Quel genre de tête peut contenir la force et l’application de faire ce geste ? Debord se sent convié sur le théâtre des opérations car une illumination l’y attend. On le devine lire dans une compulsion ahurissante pendant des heures et des mois. On le voit classer les soldats, évaluer les mouvements, noter placements et effectifs, deviner l’onde des tactiques, les sanctionner ou les applaudir en pensée et sourire aux éblouissements stratégiques des chefs et des penseurs de la guerre qui seront plus tard utilisés à son seul désir. Xénophon, César, Frédéric II, Napoléon, Antoine Henri de Jomini, Sun Tzu et bien sûr Clausewitz qui dans le livre occupe – c’est le cas de le dire – une grande place. Écoutez le génial théoricien décrire le prince Louis de Prusse dans « Notes sur la Prusse dans sa grande catastrophe » en 1806 : « Son courage n’était pas une brutale indifférence de la vie, mais un vrai besoin de grandeur, un véritable héroïsme. Il aimait la vie et en jouissait trop, mais le danger était en même temps pour lui un besoin de la vie, il était l’ami de sa jeunesse. » Je crois que Debord était l’ami de sa jeunesse et que sa grande victoire secrète, c’est de ne jamais s’être séparé d’elle. Clausewitz toujours, plan ralenti d’un éblouissant combat spirituel : « Au-delà de ce point, la marée se retourne, et le contrecoup survient. La violence de ce contrecoup dépasse en général la force du choc initial. C’est ce que nous appelons le point culminant de l’attaque. »

Stratégie – 1870, guerre franco-prussienne, composition des bataillons

Quel a été l’horizon de Debord ? Le même que celui du général prussien qu’il souligne encore : « Nous voulons éclaircir les notions obscures qui existent dans la conduite de la grande guerre. »

Quel est le notre aujourd’hui ? Le Spectacle plane en majesté sur le monde et nos mouvements et nos situations politiques sont un plafond bas en comparaison de l’aventure de Debord et des siens. Il suffit de quelques minutes pour s’apercevoir de la pauvreté stylistique des sbires de lundimatin, à la recherche du bâton qui les a déjà battus. De quelques secondes pour discerner les mensonges des engagements anti-libéraux des partis installés, bien utiles pour une fausse contestation. D’un micro-centième d’une de ces secondes pour sabrer la fausseté des gesticulations politiques d’un Edouard Louis. Mais la guerre continue, en creux et dans les coins. Debord en constitue la grande réserve compacte. Debord est disponible et vivant. Il y a quelques semaines la Cinémathèque organisait une rétrospective de ses films (par ailleurs tous disponibles en ligne). La projection de « La Société du spectacle » était pleine de jeunes gens. Dans un passage, Georges Marchais et François Mitterrand marchent côte à côte vers un podium où ils vont avoir ce que le vocabulaire plastifié de notre époque présenterait comme « un temps d’échange et de négociation hors de la zone de confort ». Symboliquement, les deux actent la fin de la gauche, ils la font devenir un moment de la droite. Rien de plus facile alors que de continuer le geste lucide et furieux de Debord en ajoutant dans l’instant aux images de cette mascarade celles de l’équipe sordide des spectres du pouvoir actuel, très occupée à mettre en place la fin de la politique.

Stratégie – Clausewitz, Campagne de 1799 en Italie et en Suisse
Stratégie – Clausewitz, Campagne de 1799 en Italie et en Suisse

J’aime savoir qu’un jour ou qu’une nuit Guy Debord a noté ces lignes du Chant V de l’Iliade. « Cependant Minerve laisse tomber, sur le sol du palais paternel, le voile magnifiquement orné qu’elle-même a tissé de ses mains ; puis elle revêt la cuirasse du dieu qui excite les nuées, et s’arme pour la guerre déplorable. »

J’aime le savoir parce que cette guerre là, Debord l’a gagnée.

Guy Debord, Poésies etc., nov. 2019, 592 p. et Stratégie, nov. 2018, 528 p., Collection « La librairie de Guy Debord », éditions l’Échappée, 24 € chaque volume.

Les illustrations fournies par la Bibliothèque Nationale de France sont reproduites avec l’aimable autorisation d’Alice Debord.
La photographie de Guy Debord prise par Ralph Rumney est présentée avec l’accord de Gérard Berréby.