À Paris, le 12 novembre dernier, une manifestation de militantes féministes est parvenue à provoquer l’annulation de la projection du dernier film de Roman Polanski, sur qui pèse une dizaine d’accusations de viol. L’appel au boycott du film court sur tous les médias, qui nous offrent le spectacle de revirements constants quant à la politique à adopter à cette occasion. Lors de la dernière Mostra de Venise, Lucrecia Martel, la Présidente du jury, avait déclaré être gênée par la présence en compétition du film, du fait des circonstances, avant de préciser qu’elle n’y était personnellement nullement opposée ; et, au palmarès du festival, le film a été récompensé par le Grand Prix du Jury.
Les termes de la controverse, tels qu’il apparaissent dans le dialogue de sourds qui se déploie actuellement entre les deux camps, sont d’une clarté un peu trop lumineuse pour être honnête : soit faire abstraction des agissements de Polanski au nom de l’Art (nouvelle religion qui sacralise et donne tous les droits à ses ministres) et aller voir le film, soit exprimer sa désapprobation et refuser, par le boycott, de cautionner la domination machiste. Cautionner au sens le plus concret du terme, puisque acheter sa place de cinéma, c’est, in fine, enrichir le compte en banque du cinéaste et augmenter son prestige artistique ; et donc, renforcer sa position de pouvoir, au risque qu’il en abuse.
Il n’est pas question ici de régler le serpent de mer de la séparation entre l’homme et l’œuvre, en s’envoyant au visage Proust contre Sainte-Beuve et Saint-Beuve contre Proust – digue qui semble aujourd’hui, de toute façon, largement fissurée. Comme préalable au pacte de réception, les lecteur(trice)s ou spectateur(trice)s peuvent avoir besoin de se sentir en communion humaine et éthique avec l’auteur : dans la vie réelle, on évite de se mettre en affaires avec un salaud, et on préfère fréquenter des gens fréquentables. Mais il n’est pas non plus totalement illégitime de défendre l’idée que la portée d’une œuvre d’art excède toujours ce que l’artiste a voulu y mettre – et que le sens que lui donnera le spectateur ou la lectrice, ou vice-versa, ne dépend que de lui et ne peut valoir comme adhésion à ce que représente son auteur.
Entrer dans une œuvre, disait Jean Rousset dans son introduction à Forme et Signification, c’est entrer dans un monde inconnu. Un monde parfois hostile, dangereux, étranger à toutes nos valeurs et à tout ce qui nous définit en tant qu’être humain. Mais on sort toujours changé d’une telle expérience ; et cette plongée dans l’abîme, cette permission donnée à la fiction de faire entrer en nous, parfois, aussi, les microbes dangereux de nos démons, peut aussi, si l’on en croit Nietzsche et Pasteur, nous immuniser contre eux et nous rendre plus fort.
Le débat rejaillit à chaque occasion de commémoration d’écrivains peu recommandables, notamment du point de vue politique. La polémique qui a suivi, en 2011, le retrait précipité de Céline de la liste officielle aura au moins eu la vertu d’ouvrir le débat sur la fonction mémorielle. A partir de cette date, le « recueil des célébrations nationales » a été rebaptisé « commémorations nationales », afin de délester ces manifestations de toute axiologie positive. Néanmoins, comme on a pu le voir en 2018 à propos de Maurras, le terme « commémorer », qui devait être plus neutre, continue à être perçu comme un appel à se réunir autour de figures incarnant les valeurs communes – on ne se pas si facilement de la tradition positiviste et de son projet de calendrier, exaltant des grands héros de l’humanité, si prégnants dans notre imaginaire républicain.
Le cas de J’accuse me semble néanmoins très différent – et, à ce titre, soulever d’autres problèmes que ceux de savoir si l’on peut, ou non, lire Céline ou Maurras. Loin de pouvoir être soupçonné de distiller une quelconque idéologie haineuse ou suspecte, le film de Polanski n’a a priori aucune parenté avec la culture du viol ; mais – et c’est peut-être là le plus troublant – il entretient un lien profond avec la question de la justice et du rôle des médias dans la possibilité de la réparation d’une offense.
J’accuse, dans la lignée de l’ensemble de l’œuvre de Polanski, est un film à portée profondément humaniste. Le cinéma de Polanski est un cinéma qui, s’il joue volontiers avec l’imaginaire du sadomasochisme et de l’érotisation des rapports de force (voir Lunes de Fiel ou La Vénus à la Fourrure par exemple), se place, peut-être pas exclusivement, mais aussi et de façon très sensible, du côté des victimes, dénonce les violences iniques faites à autrui – y compris aux victimes de viol, dont il montre les ravages dans des films comme Rosemary’s Baby ou Tess. Un cinéma qui développe l’empathie vis-à-vis des victimes et l’indignation vis-à-vis des tortionnaires.
Aller voir J’accuse, c’est se plonger dans une histoire qui, loin de cautionner la violence, nous place face à l’une des injustices les plus criantes de notre Histoire. C’est se sensibiliser aux souffrances ressenties par celui qu’un système, et une bonne partie de la société, condamnent en dépit de l’évidence, en même temps qu’il protège et absout ses bourreaux. L’histoire de Dreyfus est celle, emblématique et archétypale, d’un être brisé d’être accusé à tort et exposé à l’opprobre d’une nation ; mais elle relate aussi le long chemin de ses défenseurs vers sa réhabilitation – pour que, s’appuyant sur la presse, la vérité éclate aux yeux de tous. Il ne me semble pas tiré par les cheveux de penser que les échos sont nombreux et évidents avec la situation de nombreuses victimes de l’aveuglement des institutions, et notamment des femmes victimes d’agressions, qui se heurtent, à répétition, au déni du crime qu’elles ont subi, et qu’on renvoie en permanence à leur fantasmatique responsabilité dans les faits (fallait pas mettre de minijupe) où à un arrivisme de mauvais aloi (tout ça c’est pour se faire de la pub ou pour soutirer de l’argent à un honnête citoyen dont le seul tort est d’être riche).
Il ne s’agit donc pas seulement de décider si l’on va voir un film quelconque de Polanski, sachant qu’il est un potentiel abuseur récidiviste. J’accuse n’est pas un film quelconque – et pas seulement parce que c’est (sûrement) un bon film. Par son sujet, J’accuse est un film qui travaille en profondeur la dialectique entre institutions judiciaires et opinion publique – machines impitoyables qui, parfois en tension parfois marchant de concert, peuvent aussi bien broyer une vie que la tirer du cauchemar ; ou qui font les deux, à tour de rôle.
Toute la question est de savoir, en l’occurrence, qui l’on projette à la place de la victime.
Il est difficile à l’Art, quand elle s’empare de l’Histoire, de ne pas injecter les interrogations actuelles dans le passé qu’elle met en scène – et de faire de cette matière, selon la belle expression de Michel de Certeau, la « légende d’un présent ». Or, il se trouve que, loin de prôner la séparation de l’homme et de l’œuvre, Polanski a, à plusieurs reprises, comparé explicitement sa situation à celle de Dreyfus. Superposer la silhouette du réalisateur à son héros biaise évidemment considérablement le contenu du film. Celui-ci devient alors une sorte de plaidoyer pro domo qui suggère que le moteur secret de l’injuste acharnement à son égard est le même que celui qui a signé la perte de Dreyfus : l’antisémitisme. On peut alors comprendre le malaise du spectateur ou de la spectatrice – qui est en droit de se demander quel est le véritable objet du film, et si le parallèle n’est pas quelque peu forcé (il l’est, bien évidemment, si Polanski est coupable).
Je ne sais pas, pas plus que personne en l’absence d’une enquête équitable, si Polanski a commis les agressions horribles qui lui sont reprochées ; ce que je sais, c’est qu’un chef d’œuvre d’un autre grand réalisateur, Fritz Lang, M Le maudit, nous rappelle que la vindicte publique contre un homme, fût-il un tueur et un violeur d’enfants, peut devenir aussi monstrueuse que les crimes qu’il veut punir. Et qu’à ce titre, si je peux comprendre qu’on s’indigne de voir le réalisateur célébré et acclamé dans tous les festivals, je suis aussi gênée devant l’appel à son lynchage public. Et j’attends de la Justice de mon pays qu’elle puisse statuer de façon équitable et décider des mesures à prendre – en garantissant les droits de chaque camp afin de déterminer, sans a priori, qui, du prévenu ou du plaignant, est la victime dans l’affaire.
Au-delà du cas individuel de réalisateur, J’accuse nous invite à nous interroger sur les préjugés, antisémitisme ou machisme, qui parasitent, hier comme aujourd’hui, le bon fonctionnement de la Justice dans notre pays. Dreyfus était forcément coupable car Dreyfus était Juif ; Des idées préconçues du même ordre pèsent aujourd’hui contre les victimes de viol, qui l’ont toujours bien cherché. Et surtout quand leur agresseur est un homme puissant, celles qui devraient se sentir forcément flattées d’avoir été l’objet du désir de mâles aussi convoités ont toutes les peines du monde à faire valoir leurs droits au commissariat ou au tribunal, et renoncent souvent à toute procédure.
La question pertinente, face à cette polémique, serait donc peut-être moins de décréter sans preuve dans quelle mesure Polanski est oui ou non coupable des faits qui lui sont reprochés (seul lui et les femmes qui l’accusent le savent), ou si le fait d’aller voir son film équivaut à cautionner la domination masculine, que s’interroger sur les raisons qui amènent ces femmes à se tourner vers les médias plutôt que vers les institutions judiciaires, seules théoriquement à même, en démocratie, à statuer sur ces questions. Et la réponse est dans J’accuse. Elles pensent que, comme les Juifs au début du XXe siècle, elles risquent encore, malgré l’idéal d’égalitarisme qui est censé régir nos institutions, de ne pas être considérées comme des citoyens à part entière – et qu’on les sacrifiera sans remords sur l’autel de l’ordre social. Comme pour Dreyfus, il ne leur reste qu’à alerter l’opinion publique – en espérant qu’un Zola, par la puissance de son verbe, vienne éveiller les consciences et rappeler tout un pays à l’idéal de justice qui le fonde.
Je n’irai pas voir J’accuse, car je ne suis actuellement plus capable de recevoir l’histoire de Dreyfus pour ce qu’elle est ; parce que j’aurais l’impression de le nier comme il a été nié pendant ses trop longues années de bagne, en réduisant son souvenir à un spectre au service d’enjeux présents, autres que lui ; et aussi parce que je suis incapable de dire à qui s’adresserait l’émotion que je ressentirais devant ce drame, et que celle-ci est toujours susceptible d’aller à la mauvaise personne. Mais j’attends avec impatience le moment où, sous les traits de Louis Garrel, je pourrai à nouveau voir Dreyfus, à qui, j’en suis sûre, la caméra de Polanski rend un vibrant et vivant hommage.
