Il est bien que la reprise des « romans et nouvelles » de J.-K. Huysmans en Pléiade soit accompagnée d’un avant-coureur en Poésie/Gallimard rééditant les poèmes en prose de l’écrivain (Le Drageoir aux épices et Croquis parisiens). Car c’est par cette porte-là de la poésie sans versification qu’a pénétré le jeune Huysmans dans le champ littéraire, donc par l’oblique d’un genre tout nouvellement inventé. Nous sommes en 1874.
Il est bien tout autant que cette nouvelle édition ait été confiée à Jean-Pierre Bertrand, auteur d’un bel essai paru au Seuil en 2015 sur le thème de l’invention en littérature et qui, centré sur la XIXe siècle, allait nous conduire d’un chapitre sur ledit poème en prose jusqu’à un autre sur l’écriture automatique. Et les deux formes se font ainsi bellement écho en ce qu’elles revendiquent avec la même force une liberté autonomiste dans l’art d’écrire. Le poème en prose en ce qu’il rejette le vers si foncièrement uni à l’idée de poésie. L’écriture automatique en ce qu’elle dénie l’autorité de l’auteur sur son art. Et l’on notera à cet endroit que Breton inclura Joris-Karl Huysmans dans son Anthologie de l’humour noir.
Pour rappel, Le Drageoir aux épices est paru en 1874 tandis que Croquis parisiens sort de presse en 1880. Seul ce dernier connaîtra deux rééditions du vivant de l’auteur. Il est par ailleurs le plus décidément moderne dans sa forme et dans son fond. Il prolonge ainsi résolument Le Spleen de Paris de Baudelaire, publication posthume de 1869. Pour Huysmans comme pour Baudelaire, la source d’inspiration des poèmes en prose est à trouver dans le paysage urbain avec côté fond une société qui « fait spectacle » et côté forme le rythme de l’article de presse.
Ainsi Bertrand conclura son introduction dans une synthèse bien enlevée disant que « dans le Drageoir comme dans les Croquis, on est frappé par la prégnance d’un imaginaire qui déjoue les représentations du monde : qu’il s’agisse de la nature qui déjà “a fait son temps” comme le dira des Esseintes, de la société, gangrenée par excès de démocratie, de la femme “esclave de vulgaires besoins” (“L’extase”) et plus putain que sainte, de l’artiste forcément célibataire, de la répugnante sentimentalité romantique, c’est toute une vision du monde qui coagule et qui, à travers notamment de nombreuses métaphores du sensible (…) et une écriture artiste de la rareté, procède d’un déclassement du siècle, sur un mode fasciné et fascinant ».
Parmi les Croquis, quelques-uns nous demeurent comme des pièces d’anthologie. On épinglera ainsi le petit ensemble des « Types de Paris » dont on détachera l’allégorique « geindre », cet ouvrier pétrissant chez le boulanger la pâte en grande quantité dans un costume de « Pierrot » digne du grand Watteau. Sa coéquipière pouvant être « l’ambulante » juste à côté, pauvre être voué à finir rue de Lourcine où se traitent les maladies vénériennes.
N’omettons pas l’étonnant « Poème en prose des viandes cuites au four » non plus qu’« Obsession » digne des Je me souviens à venir de Georges Perec, ici récapitulant des rentrées dans Paris au terme des vacances. Mais plaçons au-dessus du lot certain « Gousset » qui fit scandale en son temps auprès de journalistes vertueux.
Ce poème chantait et célébrait la variété comme infinie des odeurs que, par beau temps, les goussets, en ce cas les creux des aisselles féminines non rasées, répandent dans les rues de Paris pour le bonheur des connaisseurs : « c’est au moment où la Parisienne est la plus charmante, au moment où sous un soleil de plomb, par un de ces temps où l’orage menaçant suffoque, elle chemine, abritée sous l’ombrelle, suant ainsi qu’une gargoulette, l’œil meurtri par le chaud, le teint moite, la mine alanguie et vannée, que sa senteur s’échappe, rectifiée par le filtre des linges, tout à la fois délicieusement hardie et timidement fine » (p. 224).
Sacré Joris-Karl ému de désir, sacré célibataire misogyne ! Et merci à Jean-Pierre Bertrand de nous rappeler cette contradiction fondatrice.
Joris-Karl Huysmans, Le Drageoir aux épices, suivi de Croquis parisiens, édition de J.-P. Bertrand, Poésie/Gallimard, 288 p., octobre 2019, 9 € 30 — Feuilleter le livre