En prélude au 29e Salon de la Revue qui se tiendra les 11, 12 et 13 octobre, Diacritik, partenaire de l’événement, est allé à la rencontre de revues qui y seront présentes et qui, aussi vives que puissantes, innervent en profondeur le paysage littéraire. Aujourd’hui, entretien avec Réginald Gaillard autour de sa belle revue NUNC.
Comment est née votre revue ? Existe-t-il un collectif d’écrivains à l’origine de votre désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agissait-il pour vous de souscrire à un imaginaire littéraire selon lequel être écrivain, comme pour Olivier dans Les Faux-Monnayeurs de Gide, consiste d’abord à écrire dans une revue ?
NUNC est née en 2002, avant tout d’un désir individuel, mais cela n’a pas vraiment d’importance car elle est vite devenue une aventure collective — d’ailleurs une revue ne peut être que cela : du collectif et une aventure. Et je tiens à le préciser d’emblée que cette revue n’aurait pas connu une telle longévité sans mon alter ego Franck Damour qui a pensé son versant spirituel et anthropologique quand je me suis chargé de son versant littéraire et poétique.
En fait, tout a commencé avec la disparition d’une première revue à laquelle j’avais participée à peine sorti de l’université, L’Odyssée, fondée par Michaël Dumont. Je me suis alors promis d’en relancer une autre… J’avais été contaminé, bien que L’Odyssée n’avait connu que 2 numéros (et pas trois ! car le n°1 n’a pas jamais paru), par ce « genre » qu’est la revue, ainsi que l’écrivait Jean Paulhan. Six années de maturation ont été nécessaires, ainsi qu’une publication intermédiaire, Contrepoint, journal de l’unité dont l’ultime sommaire a fourni la matière première de NUNC n°1.
Pour ma part, je ne pouvais concevoir mon engagement littéraire sans la création d’une revue — en 2002 il n’y avait pas encore le déploiement que l’on connaît aujourd’hui d’internet : pas de blogs, de facebook ou autre réseaux pour se faire entendre etc. Donc la revue était encore considérée comme un outil, voire une arme. Et, de toutes les façons, mon imaginaire littéraire était nourri de L’Athenaeum des frères Schlegel et de Novalis, du Grand Jeu de Daumal, de Tel Quel, etc., mais aussi des revues élégantes et d’une grande sobriété comme L’Ephémère et de beaucoup d’autres revues à vrai dire. Cela dit, je constate qu’aujourd’hui le concept de revue fait toujours autant florès puisqu’il s’en crée tous les ans de nouvelles et certaines excellentes, comme Daïmon, pour n’en citer qu’une, emmenée par Raluca Belandry.
Alors que j’étais bloqué dans l’écriture, c’était aussi une autre façon d’écrire — par procuration. Mais c’était surtout mettre à l’honneur des artistes, de poètes, des écrivains qui nous étaient chers. J’ai voulu NUNC comme un geste instinctif, pur, comme un lancer de javelot que seul le verbe stokein ou stokatein en grec ancien rend bien compte. D’ailleurs, NUNC a été un titre par défaut. Certes il nous a convenu, il dit bien l’urgence et la nécessité d’une action, d’une prise de position, mais à l’origine je voulais Agôn pour titre. Agôn a donné agonie en français, c’est le combat contre la mort, mais c’est aussi le débat, la controverse, l’émulation. Le lieu qu’invente une revue permet à la dimension agonique de la création et de la pensée, de se déployer. Du moins j’espère que NUNC est un tel lieu. Par exemple, consacrer un dossier au poète Richard Rognet, certes publié par Gallimard, n’a rien cependant d’évident dans le paysage poétique français, qui voit renaître d’ailleurs la revue TXT… à croire que les bonnes vieilles lubies textualistes ne sont pas mortes. Cela dit, c’est très bien que cette revue réapparaissent ! Elle correspond à une tendance de l’écriture poétique contemporaine — c’est celle de Java ou de Nioques aussi. L’important c’est de laisser les écritures coexister, sans exercer de totalitarisme quand ce fut le cas dans les années 60 et 70. Pierre Oster parle « d’années de plomb » pendant lesquelles il ne faisait pas bon être cataloguer « lyrique »…
Enfin, pour répondre à la troisième question, je dirais qu’il n’est pas indispensable de publier en revue, mais c’est une étape qui me semble importante car elle est l’occasion de se confronter à un premier état du texte. On essaie de l’aboutir au mieux pour le passage en revue — même si l’on sait que l’on pourra revenir dessus avant l’édition du recueil ou du roman.
Quelle vision de la littérature entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ?
Il n’y eut pas de « profession de foi » dans le n°1, ni a fortiori dans les suivants. Nous avons plutôt fait le choix de nous dévoiler au fur et à mesure de nos numéros. Chaque liminaire expose une prise de position ponctuelle en matière de littérature, de poésie, ou de façon plus générale sur le langage, mais aussi au sujet de questions plus spirituelles. C’est aussi l’occasion de se positionner par rapport à des publications récentes, ou d’autres revues.
En fait nous n’avons pas lancé une revue pour tout bouleverser, ou faire la révolution (les Français adorent se projeter dans une révolution à venir, politique ou littéraire, ça leur donne peut-être le sentiment d’exister). Non, NUNC a eu pour ambition, bien loin de tout idéal révolutionnaire de retisser au contraire des liens entre tradition et création contemporaine, montrant au passage que la querelle des anciens et des modernes est sans cesse rejouée. Ceux-ci prétendant faire du nouveau avec les éléments épars d’un monde ancien. Exemple parmi tant d’autres, Le Roman comique de Scaron n’est-il pas plus moderne que les petites proses plates et linéaires d’autofiction narcissique publiées de nos jours ? — heureusement, on ne publie pas que cela aujourd’hui… mais c’est malheureusement ce dont on parle le plus dans les médias.
Les grandes déclarations d’intention ne sont guère utiles ; elles sont souvent des effets narcissiques en vue d’attirer l’attention, effets de manches de jeunes premiers qui veulent se faire une place sur la plage ensoleillée de la République des Lettres.
Ce qui comptait pour nous, c’était d’avancer concrètement et de tenir la longueur afin de montrer ce que nous voulions dire, plutôt que de seulement le dire. L’important n’était pas de dire ce que nous allions faire mais plutôt de le faire sans tarder, sans s’attarder à d’inutile bavardages.
Ainsi que je l’ai déjà dit et écrit par ailleurs, la littérature que nous voulons mettre à l’honneur dans NUNC est celle est qui entée dans un terreau spirituel — mais sans obédience particulière bien sûr, en dépit de ce que certains extrémistes athées ont voulu laisser croire. Je le répète ici : NUNC n’est d’aucune école, d’aucune église, c’est bien pourquoi elle est réellement libre. Elle peut aborder aussi bien Joë Bousquet que Jean-Pierre Lemaire, Tarkovski que Belà Tarr.
La raison d’être de NUNC est cette appréhension spirituelle du réel qui dépasse toute religion et toute idéologie. C’est une façon de dire que le réel ne suffit pas et qu’il y a un au delà de la physique, une métaphysique dont seuls l’art, la poésie, la littérature peuvent rendre compte.
Nous nous sommes inscrits dans le sillage du renouveau lyrique en poésie qui avait cours depuis la fin des années 80, mais avec l’intention de dépasser ce « lyrisme horizontal » (Maulpoix) afin de lui conférer une verticalité assumée.
Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité littéraire ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une littérature détachée des contingences du marché éditorial ? Pouvez-vous nous présenter un numéro qui vous tient particulièrement à cœur ?
Les dossiers et cahiers sont décidés en comité. Chacun apporte les noms qui, d’après lui, mériterait un dossier d’études. NUNC étant une revue à la croisée de plusieurs disciplines, les noms qui sortent sont ceux de poètes, de philosophes, de cinéastes, etc. Tout est possible, car nous ne nous sommes jamais rien interdit.
Pour le reste du sommaire, nous sollicitons au gré de nos lectures, de nos rencontres, les poètes et écrivains dont les textes entrent en écho avec notre projet — ou, ad minima, qui ne le contredisent pas. Donc nous nous moquons royalement des contingences du marché. NUNC ne s’interdit rien et se permet tout ce qu’elle veut — parce qu’elle rêve l’impossible, ainsi qu’il est dit en 4e de couverture. Il n’y a pas de sommaire meilleurs qu’un autre, en revanche je peux dire que pour qu’un numéro soit équilibré, il faut qu’il puise à différentes racines. Il faut qu’on y trouve de la poésie, de la philosophie, de l’art, un peu de querelle aussi, quelque règlements de compte, quelque attaques en règle, parce que c’est dans la controverse, dans le polemos, que la vérité advient. Rien ne m’ennuie plus que le consensus.
À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que tout revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez-vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ?
Difficile question… car il s’agit de dire ce qui, sans NUNC, n’aurait pas été vu, ou mal vu… Comment pouvons-nous en être certain ? Je pense sincèrement qu’il est trop tôt pour y répondre. Et, par ailleurs, si NUNC n’avait pas existé, je ne doute pas un instant que ce que nous avons défendu l’aurait été par d’autres, autrement peut-être mais qu’importe, dans une revue ou une maison d’édition, dans une galerie d’art pour les artistes, ou même dans un roman monstrueux ou un essai capital. Car NUNC a toujours été conçue comme un roman total, un roman-monde — quoi qu’il en soit, telle était mon ambition au début de cette aventure. Un roman qui soit un geste total et radical qui épuiserait le sens jusqu’à le renouveler. Pas sûr que nous y soyons parvenu… peut-être nous faudra-t-il une autre revue, mieux armée, plus combattante, et sur d’autres sujets plus en prise avec l’ordre du monde désordonné… car l’heure est de nouveau au politique et au socio-économique.
Eh puis… seuls les fantômes reviennent… or je n’aime que ce qui est vivant, pleinement vivant, je n’aime que ce qui palpite dans une langue qui se réinvente. Aussi serais-je tenté de vous répondre que NUNC n’a jamais cherché à faire revenir, mais plutôt à faire venir, à faire naître, car là est l’un des rôles des revues : faire éclore, donner à lire pour la première fois. Donc, pour détourner votre question, ou plutôt la compléter, et rappeler le rôle de découvreur des revues, j’évoquerais des écrivains qui ont fait leurs premières armes dans NUNC : le romancier Nicolas Idier, qui y a publié son premier texte dans NUNC, puis son premier roman chez Corlevour, avant de rejoindre Gallimard, ou la poète Ariel Spiegler dont le premier recueil paru chez NUNC/Corlevour a reçu le Prix découverte Apollinaire en 2017. Son prochain paraîtra en novembre, chez… Gallimard aussi.
Cependant, pour ne pas me dérober à la question, je dirais que, peut-être — j’insiste sur le peut-être —, sans NUNC — et Corlevour —, les œuvres des poètes Pierre Oster, Jean-Claude Renard ou Ricardo Paseyro seraient restées dans le silence où elles étaient plongées ; que certains dossiers philosophiques n’ont pas été totalement inutiles dans le devenir et la notoriété des œuvres de Jean-Louis Chrétien et de Jean-Luc Marion, aujourd’hui à l’Académie française. Mais je ne peux en dire plus… faute de pécher par orgueil. Reposez-moi la question dans cinquante ans !
Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?
Publier une revue est en effet un geste politique dans la mesure où elle est une prise de parole dans la cité. Et j’aime souvent me rappeler ces mots de l’un de mes professeurs d’histoire, à l’université : « Tout est politique » — même la pratique d’un sport : jouer au golf ou au polo ne signifie pas la même chose, socio-politiquement, que pratiquer le cyclisme ou le football. Cela dit, en aucun cas il ne nous est apparu nécessaire, dans NUNC, de porter une parole de type partisane — comme souvent le font d’ailleurs les poètes « engagés ». Quand même un jour prochain nous serions plus politique, dans NUNC ou ailleurs, nous le serions en termes de philosophie politique, d’une défense d’une économie politique, etc. mais pas dans un engagement partisan, qui impliquerait un parti-pris idéologique, et de facto une démission de l’analyse, donc de l’intelligence. Nous le ferions plutôt comme un Pasolini ou un Murray en leur temps, pour évoquer deux figures radicalement différentes, mais libres, totalement libres, et c’est bien ce qui dérange le plus aujourd’hui…
La littérature, elle, n’est qu’affaire de langage — cependant nous ne sommes pas dupes : certes l’usage que l’on fait du langage est politique : il n’est qu’à voir l’invasion du langage publicitaire, marketing et commercial dans notre quotidien. Il faudrait pour le coup relire et commenter en profondeur les textes de Bernard Noël, et notamment Le Sens, la sensure (Talus d’approche, 1996). S’il y a une urgence politique à traiter, c’est celle de la manipulation du langage par ceux qui ont intérêt à ce que nous devenions tous de simples consommateurs écervelés de produits vite périssables et remplaçables — et surtout des consommateurs sans conscience politique, pour que ces gens-là puissent reconduirent ad nauseam leur entre soi. Alors, il y a bien un acte de résistance dans l’acte de publier une revue, mais plus simplement de lire de la poésie, et bientôt ça sera de lire, tout court… Cependant il ne faut se gorger d’illusions : que pesons-nous face aux puissances financières, aux forces tectoniques de l’économie néo-libérale qui déshumanise ? Rien, pas même un kopek. Notre puissance est purement symbolique — et pour cela même indispensable.