Ciel de nuit blessé par balles, du poète Ocean Vuong (né en 1988 au Viêtnam et arrivé aux États-Unis à l’âge de deux ans), est un grand livre que j’ai lu en anglais à sa sortie en 2016 avant de le lire en français en 2018, dans la grande traduction de Marc Charron, qui enseigne à l’Université d’Ottawa, au Canada.
Pour l’anecdote, un jour dans un avion entre Tel Aviv et Berlin, j’avais commencé à traduire ce livre qui m’avait stupéfiée, avant de découvrir à l’atterrissage après une recherche sur internet que Marc (que je connais depuis mon postdoctorat à Ottawa) m’avait devancée d’une année. J’ai été à la fois déçue et ravie. Déçue parce que j’aurais tant aimé, étant née au Viêtnam comme Ocean Vuong, entrelacer ma voix à sa poésie, qui m’a subjuguée par son honnêteté et ses tensions, à la fois sexuelles et linguistiques. Je pensais que si je traduisais Vuong, l’énergie incroyable de ses textes déteindrait sur mon propre travail. En fait, en lisant Vuong, je voulais devenir Vuong et j’étais Vuong : sa vie et celle de sa mère n’auraient pas existé sans la guerre du Viêtnam (son grand-père était américain), ma vie et celle de mon père et grand-père n’auraient pas eu lieu sans la guerre d’Indochine (mon arrière-grand-père était français).
Sa grand-mère comme la mienne écoutaient en 1975 la radio de l’armée américaine et ont toutes les deux entendu le 29 avril la chanson « White Christmas » d’Irving Berlin qui signalait l’évacuation finale par hélicoptère des civils américains et des réfugiés vietnamiens. Il était dangereux d’être vus comme des « collaborateurs », nos deux familles ont dû quitter le Viêtnam, s’exiler aux États-Unis et en France. Aux États-Unis, la grand-mère d’Ocean Vuong lui raconta que Saïgon était tombée aux mains des troupes nord-vietnamiennes pendant que cette chanson était jouée à la radio. Il s’imagina la ville sous la neige, ignorant que le Viêtnam était un pays tropical. Ainsi il découvrit le fait que la langue peut créer des malentendus, voire des exclusions. Vuong exprime cela dans son poème sur la chute de Saïgon, « Aubade sur fond de cité en flammes », en y tissant des paroles de « White Christmas » – il montre ainsi l’écart entre la réalité frénétique et explosive et le tableau idyllique et calme du Noël blanc dépeint par la chanson : « le sapin scintillant, la neige d’argent », « La nuit est pleine de chants joyeux », « Et je songe à d’autres Noël blancs », « Ne t’en fais pas », « Et j’attends. Et j’attends. ». « La chanson traverse la ville comme une veuve », dit Vuong, une veuve hébétée car chacun de ses mots les éloigne, elle et ceux qui entendent son chant, davantage de la préhension. Elle continue, sous « la neige déchiquetée par les tirs. Ciel rouge. / De la neige sur les blindés qui roulent sur les murs de la ville. / Un hélicoptère soulevant les vivants tout juste hors de portée », tandis que « la radio clame courez, courez, courez » et que « les lumières s’éteignent ».
M’étant donc identifiée au livre d’Ocean Vuong, j’étais désappointée de n’avoir pu le traduire, mais après avoir lu la transposition renversante de Marc Charron, j’ai été à la fois ravie et soulagée. Il a fait un travail prodigieux avec ce texte tellement fin, singulier, sensible et imagé qu’il ne pouvait que présenter un grand nombre de casse-tête.
Pour ne citer qu’un exemple, prenons le titre magnifique du livre, Night Sky with Exit Wounds, que Charron a traduit en français par Ciel de nuit blessé par balles : deux noms communs anglais sont mis en relation par composition de part et d’autre de la préposition « avec » (« with »). « Night sky » est une image à la fois riche et vague, tandis qu’« exit wounds », très précise, évoque clairement les étoiles comme des blessures ouvertes, et les blessures en tant qu’ouvertures et sorties. Cette juxtaposition de deux substantifs pour donner le nom composé « exit wounds » est fabuleuse. Là où, si l’on restait littéral, on ne pourrait voir que douleur et sang, le poète a vu des étoiles et une issue, une fin à la nuit. Les blessures étant également des lieux ouverts, elles sont des appels d’air et des brèches où la lumière peut s’engouffrer. Un corps qu’une balle traverse est aussi traversé de lumière et quiconque lit Ciel de nuit blessé par balles comprend que les blessures ont mené le poète à la lumière. Le corps blessé scintille d’étoiles comme le ciel : il y a un dépassement de la douleur. La difficulté résidait dans la traduction du mot « exit », « sortie » : des balles entrent dans un corps, qui est ciel, puis en ressortent après avoir foré leurs propres voies de sortie, qui sont étoiles. Marc Charron, pour ne pas tomber dans le piège tendu par ce mot, a choisi de le contourner en employant la formule « blessé par balles », qui permettait de traduire l’image de la chair du ciel criblée de balles laissant des plaies en forme d’étoile sans avoir à trouver un mot composé en français impliquant la notion de sortie. Certes, on peut regretter la notion d’ouverture, et avec elle le mouvement, ou plutôt l’élan optimiste du titre, puisque les blessures constituent des portes lumineuses par où sortir de la nuit, mais la poésie est toujours là puisque le titre en français avec ses allitérations reste équilibré, marquant et esthétique, et cela compte autant que la fidélité absolue au sens en traduction de poésie.
Les images des poèmes de Vuong, portes ouvertes sur un autre monde, sont salvatrices : l’imagination qui les enfante emporte vers un endroit plus accueillant, sans guerre mais aussi sans discrimination raciale et sexuelle. Vuong est homosexuel, dans ses entretiens il se désigne volontiers comme « Queer » et comme une « colored person » (« non conforme, différent, provenant d’une minorité sexuelle » et « personne de couleur »), tout en laissant entendre que cela n’a pas toujours été facile, et ne l’est toujours pas, surtout dans l’Amérique provinciale et rurale. Le poème « Parce que c’est l’été » en atteste :
« tu te rends à vélo le soir au parc,
meurtri
(…) et tu as menti
au sujet de là où tu te rends, tu es censé
être sorti avec une femme pour qui tu ne trouves pas
de nom, mais il attend
au terrain de balle derrière l’abri
tacheté de mégots, de condoms déchirés,
(…) le garçon et
sa solitude, (…) le champ de maïs une cruauté brûlante (…) ».
L’imagination devient alors une issue de secours et un moyen de survie aux situations sordides, qui offrent pourtant « encore une heure à vivre ». La grand-mère de Vuong lui répétait cette phrase : « Ils peuvent tout te prendre, sauf tes histoires », ce qui nous rappelle Paul Éluard : « Il y a un autre monde mais il est dans celui-ci ». Pour Vuong, ces mots sont des formules magiques qui l’aident à se mouvoir dans des situations d’aliénation où l’on refuse de l’accepter tel qu’il est et où sa vie comparée à d’autres est considérée comme honteuse. Il lutte pour se créer de nouveaux espaces de vie, au sein de la langue, qui lui offre des phrases sans bornes qu’il chevauche pour échapper à un monde hostile afin de pouvoir continuer à y exister.
L’exil et la souffrance d’Ocean Vuong – poète qui provient d’une longue lignée de personnes qui ne savaient ni lire ni écrire et dont les parents ont dû interrompre leur éducation en primaire à cause de la guerre – s’apaisent grâce à l’ancrage dans la langue poétique. Son long poème en prose, « Haibun de l’immigrante », écrit dans la voix de sa mère illettrée, constitue une tentative de recréer le monde qu’elle habitait, un monde où l’on peut errer « des mois entiers », « en mer », « du sel plein nos phrases », monde dans lequel les étoiles dans le ciel nocturne sont des « petits trous », « petits siècles qui s’ouvrent juste assez longtemps pour nous permettre de nous échapper ». Offrandes immenses donc, malgré les circonstances tragiques, comme, dans le poème « Le don », les trois premières lettres de l’alphabet que sa mère insiste à lui apprendre à écrire alors qu’elles sont les seules qu’elle connaît (et Vuong n’a vraiment appris à lire qu’à l’âge de onze ans) :
« a b c a b c a b c
Elle ne sait pas ce qui vient après.
Alors nous recommençons :
a b c a b c a b c
Mais je veux voir la quatrième lettre :
une mèche de cheveux noirs, détachée
de l’alphabet
et inscrite
sur sa joue. »
Ce qui s’inscrit, ce qui troue, marque et reste, des images où un ailleurs attend. Dans le poème « Ode à la masturbation », Vuong nous invite à le suivre dans le lieu où il se sent le plus en sécurité avec lui-même, qui est en fait un moment, sûr, où l’on peut contrôler son plaisir et sa joie et où la langue « débridé[e] » permet « de se perdre dans / une image », « de trouver en elle / une porte ». Mais « le prix à payer », nous dit le poème liminaire du recueil, « Seuil », nettement séparé des autres par une page blanche – poème qui révèle l’ars poetica de Vuong – « le prix à payer, / pour entrer dans une chanson, était de perdre / le chemin du retour ». Dans ce poème, un garçon épie par un trou de serrure un homme en train de se doucher, cet homme est son père. Il chante (« des cordes de guitare se brisant / sur ses épaules galbées ») alors que les jets d’eau tombent sur son corps et sa voix « a rempli jusqu’à la moelle » le corps du garçon. Le poème « Déto(nation) » évoque aussi la figure du père :
« Il existe une blague qui se termine par… hein ?
C’est la bombe qui dit voici ton père.
Voici maintenant ton père à l’intérieur
de tes poumons. Vois combien la terre
est plus légère… désormais.
Écrire le mot père
suffit même pour découper une partie du jour
d’une page éclatante comme une bombe.
Il y a assez de lumière pour s’y noyer
mais jamais assez pour pénétrer les os
et y rester. Ne reste pas ici, dit-il, mon fils
brisé par le nom des fleurs. Ne pleure
plus. Alors j’ai couru. J’ai couru dans la nuit.
La nuit : mon ombre grandissant
vers mon père »
Sur la couverture de l’édition américaine du livre on peut voir une photo de lui enfant flanqué de sa mère et de sa tante. Leurs regards sont recouverts par des bandes de mots, ceux du titre et du nom de son auteur : une façon sans doute de signaler que le texte de Vuong est sa propre version de l’histoire, une version créative, et non pas les souvenirs de sa famille, leurs voix ou leurs témoignages. Ciel de nuit blessé par balles est sa transposition artistique, sa vérité à lui, qui entremêle avec élégance fantasmes, guerre du Viêtnam, exil et aliénation – être à la fois un immigré et un homosexuel aux États-Unis est doublement « Queer », c’est une position de survivant, tout comme quand on est une réfugiée politique femme : « Une femme sur un bateau qui coule devient une bouée vivante, peu importe la douceur de sa peau » (dans le poème « Haibun de l’immigrante »). Les poèmes juxtaposent et revisitent des histoires entendues, lues et vécues, tout en en faisant des allégories, créant ainsi une mythologie américaine des marginaux aux corps et à l’esprit heurtés par la violence qui leur a été faite tout au long de l’histoire. Légende et réalité se croisent dans l’imagination de Vuong, qui, unie à sa compassion envers les personnes minoritaires et décalées, compense les trous, les manques, pour ré-interpréter et ré-écrire le monde afin d’y insérer des poèmes comme des îlots de sens où il est donné aux corps naufragés idiosyncratiques de refaire surface, reprendre leur souffle et s’épanouir.
La traduction également est une question d’interprétation et de ré-écriture, ainsi que d’incarnation. Celle de Marc Charron des poèmes d’Ocean Vuong allie comme il se doit fidélité et inventivité pour trouver une langue vivante, juste, rythmée et belle pour restituer cette poésie narrative pleine de grâce, d’émerveillement, de lyrisme jamais sentimental car toujours équilibré par une bonne dose de réalité, de précision et de nonchalance. La traduction littéraire est un art, celui de la compréhension et de l’empathie, celui du savoir-faire, et aussi celui de la vision qu’il faut posséder pour réussir à convoquer les trouvailles qui rendront le texte traduit aussi fluide et frappant que l’original. En poésie comme en traduction on tente de s’exprimer en trouvant des solutions à des problèmes de langue et Marc Charron a su traduire en poète et en acrobate : toutes antennes dehors, il a capté l’altérité aliénée, délicate et étrange du style de Vuong qu’il a transférée tout en finesse dans une langue dont la structure, sans entrer dans les détails, ne se prête peut-être pas aussi facilement que l’anglais au jeu des juxtapositions et rapprochements lexicaux et sémantiques (à cause d’histoires de hiérarchie, de coordination et de subordination). Les mots choisis par Charron, d’où découlent les sons et rythmes si particuliers de Ciel de nuit blessé par balles, témoignent de son écoute exceptionnelle de la voix de Vuong et de la prosodie de ses poèmes, ainsi que du rapport particulier que ce dernier possède avec l’anglais : la langue est une contrée d’immigration faite de sables mouvants où pour survivre il faut adopter des stratégies d’adaptation, mais aussi de subversion, grâce à l’hybridation. Autant Vuong s’est mis à nu en écrivant, autant Charron s’est mis en péril en traduisant, en se jetant en eau profonde, sans bouée, sans rien d’autre que son corps et son souffle, et comme Vuong, il a dû lutter pour ramener à la surface, à la lumière, dans le creux des mots, ce qui restait de douceur et de fragilité au fond des strates de la noire douleur. Toute traduction littéraire établit une relation intime entre un poète et son traducteur, ainsi que la transmission d’une langue et donc de la musique particulière à cette langue, et on comprend qu’elle est réussie en constatant l’intensité de notre rapport aux poèmes traduits.
Vuong est un poète du corps, dans ses moments de plénitude mais aussi dans ses déchéances dues aux violences qui lui ont été faites. Dans les deux cas, il s’agit d’écrire sur la force et l’impulsion, il s’agit de vitalité en somme : c’est brut et cru. Une telle poésie peut effrayer, mais son souffle puissant a surtout le pouvoir de déverrouiller les pensées, d’enfoncer les portes et d’apporter un regard neuf sur la complexité de la nature humaine. Même violentes, les images restent belles à couper le souffle, inoubliables – langue ravivée à chaque poème, chaque poème une façon de recommencer à zéro, une forme propre issue des circonstances de sa réalisation, mêlant des histoires de guerre, de sexe, d’abandon, de manque, de violences personnelles et géopolitiques, de conflits de langue, mais aussi de corps comme lieu de rencontre avec la langue, lieu d’intersection de toutes les histoires, immense espace de compassion et d’honnêteté, corps qui relie et articule, corps qui parle avec urgence – urgence d’écrire, la peur au ventre, palpable, mais le gouffre du silence étant encore plus terrifiant que la peur d’écrire, le besoin d’articuler les choses parvient à dompter leur violence, et, s’il le faut, la parole s’écrira dans les marges, comme pour le poème « Septième cercle terrestre », au titre qui s’inspire du moment dans l’Enfer de Dante où les Sodomites sont punis sous une pluie de flammes. Ce poème difficile, écrit entièrement avec des notes de bas de page (au bas de pages blanches donc), parle pour Michael Humphrey et Clayton Capshaw, un couple assassiné en 2011 par immolation dans leur demeure de Dallas, au Texas :
« Nos visages noircissant
sur les photos accrochées au mur.
Ne ris pas. Raconte-moi simplement
encore
l’histoire des moineaux fuyant Rome en chute,
ailes enflammées.
Et comme les ruines se sont nichées dans chaque gorge comprimée
la faisant chanter ».
La poésie d’Ocean Vuong tend des fils entre des mondes qui ne se touchent pas. Ses textes, aussi doux qu’ils sont durs – leur colonne vertébrale reste l’émerveillement devant la délicatesse que contient le monde – ont été ré-écrits par son traducteur Marc Charron avec la même vulnérabilité que celle qui fait trembler et écrire le poète, ce même état d’ouverture et d’honnêteté face à ses peurs et ses incertitudes qui donne force et authenticité à l’écriture.
Ocean Vuong, Ciel de nuit blessé par balles, trad. Marc Charron, préface de Kim Thúy, Montréal, Mémoire d’encrier, octobre 2017, 122 p., 12 € — Lire un extrait