« Un cochon ! Vous avez vu ça, monsieur ? » : Robert Menasse (La capitale)

Robert Menasse, La capitale (bandeau du livre)

« Rougeoyant, le soleil illumine la plage. Désertique. La mer, lointaine, s’est retirée. Depuis 6 heures, en ce dimanche pascal, Christophe Castaner contemple le lever du jour. »

Ceci n’est évidemment pas le début du roman que Robert Menasse consacre à la capitale (entendez Bruxelles), mais vient d’un journaliste embedded de Paris Match qui dessine le portrait du ministre de l’intérieur de France « Dans l’enfer de Beauvau ». Ce sont des synapses de mon cerveau qui s’emmêlent les pinceaux en commençant la lecture du roman :

« Là, un cochon qui court ! David De Vriend l’aperçut au moment où il ouvrait une fenêtre du séjour pour laisser une dernière fois glisser son regard sur la place avant de quitter cet appartement à tout jamais. »

Dans les deux cas, nous avons affaire à un vieux topos conservateur qui met l’observateur à l’abri de ce qu’il regarde, le protégeant par la fenêtre qui le sépare des événements. Ici rien d’angoissant, le lever du jour, un cochon, mais cela pourrait l’être, une foule, un attroupement, une manifestation, par exemple. Il faut la tenir à distance, comme Walter Benjamin l’avait relevé dans un récit d’E.T.A Hoffmann, « La fenêtre d’angle de mon cousin », puis observer et interpréter ses mouvements et comportements depuis un lieu sûr, de préférence depuis une position qui surplombe les événements. C’est le regard d’opéra de la bourgeoisie, et si l’on a besoin de déchiffrer les détails, on peut toujours recourir à la lorgnette. Si, à une époque éloignée, le héros de Hoffmann contemplait avec un petit frisson les mouvements de foules, ce panorama a changé dans les années 2010 : Martin Susman, autre observateur et narrateur du roman de Menasse, regarde depuis sa fenêtre des personnes esseulées, les atomes de nos sociétés néolibérales, tout en soignant sa propre dépression devant deux étrons de moutarde qui ne rencontreront pas leur saucisse, oubliée, carbonisée et ayant fini dans la poubelle. Il y a pourtant régulièrement dans la capitale adoptive de l’Union européenne des rassemblements de foules qui clament bruyamment leurs revendications, et pourraient de ce fait faire peur aux observateurs.

Dès les premières pages, nous rencontrons un tas de personnes qui observent les événements de loin, comme si c’était aussi une particularité bruxelloise, ou plutôt dans l’administration de l’UE, à savoir d’être un peu déconnecté du reste du monde. Et dès que ces mêmes personnes sortent de chez elles, elles sont confrontées à des barrages, des déviations, dues aux manifestations déjà évoquées ou à de banals chantiers qu’il faut contourner aux risques de se perdre et de ne pas trouver les bonnes entrées d’immeubles, hôtels ou autres institutions communautaires.

Depuis quelques années, Robert Menasse s’est fait partisan de la cause européenne en y posant soit un regard attendri (lire son essai précédent Un messager pour l’Europe, qui, en 2015, louait l’hospitalité que l’administration bruxelloise avait témoignée à son égard, les affaires culturelles mises à part), soit un regard facétieux sur le fonctionnement de la Commission européenne, cette fois-ci sous une forme romancée. Cela dit, les affaires culturelles reviennent au centre de ce projet romanesque ressuscité. En 2010, il l’avait abandonné pour écrire Un messager pour l’Europe, un manifeste sur ce que devrait représenter l’idée européenne, embourbée dans l’affairisme de ses administrations. Le piteux état dans lequel se trouve l’actuel UE ne décourage pas l’auteur qui il y a quelques décennies encore décelait dans le fonctionnement des institutions européennes une inspiration du célèbre « partenariat social » à l’autrichienne, et qu’il dénonçait comme une structure antidémocratique par excellence. Pour cause, car ce « partenariat social » consiste en une sorte de gouvernement parallèle et secret composé de membres du gouvernement officiel, de représentants de l’industrie, de l’agriculture et des syndicats, institution qui négocie et décide de tout derrière les portes fermées, condamnant ainsi le parlement à être une chambre d’enregistrement de ce qui a déjà été prévu. Mais c’était avant.

On découvre tout de même dans La capitale une autre inspiration autrichienne, non seulement dans le ton, mais aussi dans l’histoire. Ainsi le Jubilee project, censé redorer le blason de la Commission européenne, fait fortement penser à « L’action parallèle » dans L’Homme sans qualités de Robert Musil, qui devait à son tour rétablir en 1913 la gloire de l’Empire austro-hongrois, empire qui par certains aspects pouvait afficher son multinationalisme, par exemple en faisant traduire et chanter son hymne dans toutes les langues de l’empire. En revanche cette inspiration musilienne ne présage rien de bien pour l’issue du Jubilee project — son modèle a été un échec. Pour s’en prévaloir un des protagonistes prend bien soin de ne pas s’identifier à Ulrich, héros du roman (« il n’a pas de qualités », « il a une histoire d’inceste »), mais à l’industriel fortuné et performant Rudolf Arnheim, au seul endroit où L’homme sans qualités apparaît explicitement dans le roman. Mais ce sont les détracteurs fustigés par Menasse, ceux qui n’ont pas encore saisi le projet supranational de l’Union.

Sculpture représentant l’UE, pièce d’Entropa, l’exposition « honorant » la présidence tchèque en 2009, rapidement retirée

Si le roman de Musil n’est déjà pas dénué d’humour, celui de Menasse va délibérément dans la satire, en donnant l’impression par moment qu’on se trouve chez David Lodge et dans Un tout petit monde, sauf qu’ici le carriérisme et la convoitise de certains sont complétés par les rouages de l’administration, les antagonismes politiques et des égoïsmes nationaux. Néanmoins, sous cette couche évoluent les choses sérieuses que Menasse tient à défendre et à valoriser du fond d’une UE dans l’impasse ou l’absence d’avenir. C’est pourquoi Menasse clame le retour à ce qu’il considère comme les origines, les sources fondatrices de l’Union : l’extermination des Juifs d’Europe par l’Allemagne, et plus largement le désastre de la Deuxième Guerre mondiale. L’auteur tente alors de remettre à jour le « Plus jamais ça ! », devenu pour beaucoup une formule vidée de son sens, prononcée mécaniquement et usée mille fois sans avoir vraiment produit de sursauts éthiques et humanitaires. Le non-accueil et laisser-mourir des migrants n’est que le dernier avatar de la cruauté et signe de l’oubli dans l’histoire de l’UE. Cette Europe-là semble unie seulement dans son repli, son immobilisme, son absence de courage, ses priorités économiques et encore, mais pas du tout mue par une attitude pérenne qui, comme Menasse le réclame, aurait pris la mesure de ses origines. Et nous n’avons même pas convoqué une encore plus longue histoire coloniale dont les effets se prolongent jusqu’à aujourd’hui.

Le roman développe cette ambition de retour aux sources à travers les destins de deux personnages, un rescapé des camps et résistant que j’ai cité au début, et un économiste à la retraite, qui poursuit comme l’auteur du roman un projet ambitieux pour l’Europe. Peut-être faudrait-il aussi mettre Martin Susman dans la boucle, car c’est lui, le fonctionnaire aux affaires culturelles qui conçoit la trame du Jubilee project, projet qui selon lui doit reposer sur Auschwitz et les survivants. Or, son projet ne peut pas davantage réussir que l’existence du survivant émouvoir le personnel rodé de l’EHPAD où il termine ses jours, ou encore l’ambition de l’économiste à la retraite peut retourner un think tank néolibéral en son contraire.

Nous suivons les pistes et interrogations multiples que Menasse déplie dans cette radioscopie de la « capitale » d’une manière alerte, légère, assez proche du spleen viennois, comme les déambulations et interactions de certains de ses habitants et usagers (comme le veut le newspeach) jusqu’à la fin ouverte dans le joyeux désordre et les polémiques que peuvent créer aujourd’hui en concert les réseaux et les médias.

Menasse lui-même n’avait peut-être pas soupçonné le shitstorm qui l’attendait après la publication et ses nombreuses conférences qui se voulaient bien plus sérieuses que le roman. En insistant sur le destin supranational et dans son appel à témoins (Hallstein et Monet), Menasse avait provoqué de vives protestations contre la véracité des propos qu’il attribue dans le roman à Walter Hallstein, premier président de la communauté européenne, propos d’une ferveur européenne que personne jusque-là n’ait trouvée. Ce diplomate chrétien-démocrate est plutôt connu pour son anticommunisme forcené et la doctrine qui porte son nom, et qui, à l’époque, menaçait des foudres économiques de la RFA tous les pays osant reconnaître à la RDA le statut d’État-nation. Menasse s’en est défendu en clamant le statut de la fiction, mais n’avait peut-être pas besoin de faire tant de zèle en transformant un personnage historique en héros de l’histoire et de l’unité européenne lui prêtant des mots qu’il n’avait pas dits et en localisant son discours de réception dans le camp d’extermination d’Auschwitz. Or, ce qui fait sens dans cette mise en scène et ce que ses critiques et spécialistes du fact-checking n’ont pas voulu voir, c’est que chaque président de l’UE commence son mandat par un voyage à Auschwitz afin de commémorer d’où sort l’envie d’une unité européenne. Si ces voyages se sont transformés en pur rituel comme la posture du « Plus jamais ça ! », il n’est pas inintéressant de rappeler que ce discours inaugural aurait pu, voire dû être prononcé à Auschwitz. On a beaucoup reproché à Menasse de prendre ses désirs pour des réalités, comme plusieurs de ses entretiens et conférences publics le confirment. Sa défense un peu nonchalante pourrait s’illustrer par une citation apocryphe de Hegel que Menasse connait bien :

« Les faits ne correspondent pas à la théorie ? – tant pis pour les faits. ».

C’est peut-être cette obstination qui le guide dans sa défense sans failles de l’UE, mais il faudrait bien une autre matérialisation pour la sauver.

Parmi tant d’autres idées, Camille de Tolédo en a imaginé une dans son projet PRLMNT, d’abord conçu comme une fiction théâtrale anticipatoire, puis récemment présentée par l’auteur en lecture avec Maud Gripon à la Maison de la poésie à Paris sous le titre : « Les témoins du futur ». Nous partons d’une loi en 2030, c’est presque demain, qui établira une égalité entre l’humain et le non-humain. L’astuce de Toledo est de la faire voter par une assemblée composée entièrement de femmes. Cela éviterait peut-être la discussion sans fin sur qui a le droit de parler, la question de savoir qui est plus chosifié, plus faible que les autres. Comme les femmes ont été longtemps considérées comme des choses, comparables aux esclaves, elles seraient plus à même de réparer l’injustice faite à la planète et ses ressources que nous exploitons. Même si les luttes intestines dans les mouvements féministes nous rendons circonspects, supposons que cela se passerait plus facilement en écartant les hommes. En répondant à une question après la lecture, de Toledo a mentionné une scène dans la pièce au début qui traite cette lutte pour la légitimité de la parole et se termine dans une impasse.

Pour ne pas trop nous attarder sur ce processus y compris le moment révolutionnaire ou l’effondrement qui devra précéder la loi, nous passons tout de suite à 2050 pour voir ce qu’elle est devenue et nous jonglons à égale distance entre utopie et dystopie. À travers des témoignages individuels et croisés, nous apprenons les avancées, les questionnements, les interrogations et aussi les déboires que cette idée, européenne encore une fois, suscite dans la génération suivante légataire de la loi et son application.

Or, l’Europe ne semble pas seulement faire défaut du peuple y compris du non-humain susceptible à la reconstituer sur de nouvelles bases, mais aussi du monde qui est écarté et repoussé derrière nos frontières. « Was ich nicht weiß, macht mich nicht heiß. » (ignorer c’est ne pas s’inquiéter) comme l’idée du cochon qui est l’un des moteurs narratifs du roman de Menasse :

« On arrête ça, dit le rédacteur en chef ; On bloque tout. D’ici peu, ce sera oublié. Au fait, Kurt, dit-il à van der Koot, vous avez remarqué que depuis deux semaines on n’a plus d’images du cochon ? Et plus un seul communiqué annonçant qu’il a été vu quelque part. Il a disparu. Disparu sans laisser de traces. »

Robert Menasse, La capitale (Der Doppelgänger), traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Mannoni, éditions Verdier, janvier 2019, 439 p., 24 € — Lire un extrait