OZ / 24 : La trahison-aphrodisiaque

Oz

De Oz à 24, extrapolations d’adultère classique qui résonnent des tragédies antiques, traîtres et trahis se rejoignent jusqu’à se confondre pour mettre un terme définitif, avec plus ou moins de succès, aux clichés culpabilisants sur l’amour.

Deux couples s’embrassent : la scène est désormais classique, qu’elle soit homosexuelle ou hétérosexuelle, le contact d’une main sur la nuque ici avant que les corps s’empoignent, les lèvres frôlent la joue là, un sourire, paupières baissées, le trouble entre l’homme et la femme comme entre les deux hommes, sensible à l’image, aux images, habite le spectateur, familier du sentiment. Il faut pourtant y regarder de plus près :

Nina Myers (Sarah Clarke) et Jack Bauer (Kiefer Sutherland) en premier lieu, dans la troisième saison de 24 : plans fixes sur les visages des acteurs quand les mains de l’homme sont entravées hors-champ, le baiser est un simulacre, une provocation. On sait le destin des personnages-phare de la série américaine, on connaît leur rapport : traître à la Cellule Anti-Terroriste où elle feignait de travailler pour Bauer, Myers a abusé de la confiance de l’homme et exécuté son épouse au terme de la première saison, pour se retrouver face à lui dans les deux suivantes, à tour de rôle proie et chasseur.

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De leur côté, Chris Keller (Christopher Meloni) et Tobias Beecher (Lee Tergesen), détenus dans la prison-métaphore d’Emerald City, se rencontrent dans la deuxième saison de Oz : souffre-douleur d’un groupuscule nazi, Beecher refuse tout d’abord les sentiments que Keller éprouve pour lui, mais, encouragé à la confiance, il se livre (bouleversante scène de la laverie) et découvre à ses dépens que Keller, à la solde des Aryens, le manipulait.

La trahison, qu’elle soit politique ou psychologique, demeure dans la série américaine la base la plus sûre de l’établissement de l’affect entre le spectateur et ses héros ; pourtant, et c’est ce qui est le plus intéressant ici, le sentiment attache le spectateur à la victime de la manipulation tout autant qu’à son instigateur, parfois même davantage.

Similitudes troublantes entre Myers et Keller : de froideur fascinante en cynisme insoutenable, les anti-héros développent au fil des saisons une séduction fatale en contrepoids de laquelle une fragilité structurelle se fait incroyablement jour. Sans jamais chercher d’excuses à leurs crimes (il n’y en a pas, ils sont mauvais, c’est un fait établi), le scénario, complice, leur donne pour ainsi dire le beau rôle : c’est à la confrontation répétée entre trahi et traître, à la vengeance possible et au pardon inconcevable, que la dynamique de la série va tendre.

Myers et Bauer ont eu une liaison avant la première saison (hors-champ donc, rejoignant la structure des tragédies antiques qui, à partir d’un événement antérieur au texte, développaient un processus psychologique implacable), et c’est au-delà de la trahison politique et du meurtre de l’épouse (et la mère), la raison pour laquelle Bauer n’aura de cesse de traquer Myers : la destruction de l’objet du désir est d’autant plus nécessaire que le désir est toujours présent, un désir morbide, obscène certainement, évident pourtant. Lors du baiser, Myers cherche à savoir si Bauer la désire toujours malgré le meurtre de sa femme : Bauer répond au baiser violemment, se convainc que sa position d’otage nécessite pareille compromission pour avoir une chance d’y échapper, mais le spectateur n’est pas dupe, c’est bien de désir qu’il est question. Bauer, en dépit de l’horreur que lui inspire Myers, est attaché (les liens physiques ne sont pas là pour rien) à elle : il s’effondrera à la fin de la troisième saison, des larmes inattendues qui détonnent dans la psychologie sans faille du personnage (on y reviendra).

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Keller et Beecher s’embrassent une première fois dans la laverie au terme d’une séduction construite, protocolaire (on pense beaucoup aux Liaisons Dangereuses de Laclos). On sait que Keller est un traître, la série n’en fait pas un coup de théâtre, au contraire le spectateur est malicieusement rendu témoin-voyeur de la machination : pourtant la passion du baiser ne trompe personne, et si Keller trahit bel et bien Beecher dans l’épisode suivant, psychologiquement et physiquement, les sentiments exacerbés entre les deux hommes, nerfs à vif, crèvent l’écran. La troisième saison creusera les motivations de Keller et le sentiment qu’il éprouve pour Beecher, en obligeant la caméra, épisode après épisode, sur son sourire unique et ses aveux monstrueux : ce qui motive Keller, ce n’est pas la souffrance qu’il inflige mais l’amour dont il reste l’objet, No matter what I’ve done to them, confessera-t-il (Quoi que je leur aie fait).

S’il faut voir une différence dans le traitement des deux séries, c’est dans la résolution du conflit qu’il faut la trouver (et la déplorer).

En abattant à bout portant Nina Myers (qui menaçait sa fille — on en revient à la culpabilité du héros vis-à-vis de la mère défunte et de ses propres sentiments), Jack Bauer annule la dynamique qui le précipitait contre les événements; la série, en trahisons répétées, ne retrouve plus la force iconoclaste qu’elle avait su créer et le héros noie son absence dans des larmes incompréhensibles si l’on n’en accepte pas la véritable raison : Bauer aime Myers, Myers trahit Bauer, Bauer aime toujours Myers malgré cela et sa mort, convenable dans le sens où elle respecte la morale, et de son fait pourtant, lui est intolérable.

Oz, métaphore sociétale redoutable où se confrontent au quotidien et sans aucune issue les instincts les plus immédiats de l’homme pour leur survie en vase clos, affronte quant à elle la mécanique qu’elle a mise en place : Beecher aime Keller, Keller trahit Beecher, Beecher aime toujours Keller et la troisième saison se ferme sur une nouvelle étreinte, le pardon impossible et la pulsion d’amour qui triomphe pourtant. Elle noie les deux hommes dans un baiser adulte, mûri, qui, loin des conventions, accepte de prendre en compte le drame humain et l’illogique beauté des sentiments.