« Au déjeuner, j’ai dit à Éric qu’il m’avait manqué hier soir, au château, je me suis étouffé sur cette phrase-là, quand en miroir il a répondu : toi aussi, tu m’as manqué. J’ai pensé que j’acceptais de dire, ce que je ressentais : l’amour. J’ai pensé que je faisais des progrès. Quelque chose est resté planté dans ma gorge pendant quelques secondes, j’ai pensé à un cure-dent, une frite, c’était sans doute la côte de la salade ou une frite en effet, dissimulée par une feuille verte, il m’a fallu trois avalées pour que ça passe, après j’ai tâté la poitrine de la pulpe des doigts et j’ai pensé à Ripley. »

Journal, 26 février 2015
C’est à la fois quelque chose de visuel, une impulsion née des images qui ont marqué l’adolescence, et quelque chose de viscéral — et dans ce mot-là, viscéral, on sent combien l’intérieur, l’intériorité, et l’intime, sont à la fois convoqués.
Dire qu’écrire, c’est viscéral, ce n’est pas qu’une image. Il y a cette phrase dans l’un de mes livres précédents, Les Bonheurs, où je parle de pondre une œuvre, de la faire avec ses tripes.
« Le couvreur a sonné au matin, ils sont montés, père et fils, ont ouvert les trappes, l’un est descendu, tendre un plastique devant l’âtre, l’autre là-haut, poussait, on avait plaisanté la veille, le fils avait pris une photo, du bouchon, vu de dessous, il disait : on ne sait pas trop bien ce que c’est, j’avais répondu que c’était peut-être Alien, ils avaient ri, les deux, j’avais pensé : je suis de la même génération que le père, et Ripley, comme le cancer, se transmet de père en fils. »
Journal, 31 mars 2015
Alien, c’est la chose en soi qui se développe : ce pourrait être l’enfant atroce, ce pourrait atrocement être un film au sujet de la grossesse et de l’accouchement, et de l’étranger (« alien ») en soi qui grandit, qui prend de la place et que l’on expulse dans la douleur. Ce pourrait être cette métaphore-là, mais je ne le pense pas — après, que cela soit reçu ainsi par certains, pourquoi pas ?
Non.
La chose en soi qui se développe, qui gangrène, qui ronge : on pense au cancer. C’est probablement la première lecture que l’on peut faire du film — plutôt la seconde, plus intime : on pourrait d’abord rapprocher l’étranger d’un contexte politique, géopolitique même, la peur de l’autre, déjà, dans les années 80. Mais non, une fois encore : ici on parle de contamination, on parle de vecteur, on parle d’incubation, on sent bien que l’on est dans le médical, de plain-pied.
Ripley, c’est avant tout celle qui survit.
Dans le premier épisode, dans le deuxième.
Dans le troisième, ça devient plus compliqué, puisque Ripley est atteinte du cancer.
Dans le quatrième, c’est encore plus sinueux puisqu’elle est le cancer.
Le cancer, la maladie — la contamination.
Montrer ce qui, depuis les années 80 jusqu’à la fin du vingtième siècle (Alien: Resurrection sort en 1997), évolue dans la perception du monstre, et de son vecteur. Comment du cancer, à la fois extérieur et interne, le film — donc le personnage — internalise l’étranger et devient à son tour vecteur de la contamination. Rapprocher la maladie du mal qui voit le jour en 1984, ou du moins est identifié cette année-là : le sida. Percevoir ce que Ripley a véhiculé comme image : d’héroïne en premier lieu, de pionnière, de survivante, de victime à son tour puis, dans le quatrième épisode de la saga, de propagateur de la maladie (tout en la combattant). Comment de malade, mourant (et qui meurt en effet, dans le très réussi opus de Fincher), on devient vecteur de contamination, séropositif dans le sens où le mal est inscrit à présent dans les gênes, où l’on est devenu soi-même : le monstre que l’on redoutait tant.
Réfléchir le cas échéant à la perception des séropositifs : de leur charge virale, de leur pouvoir de contamination, réfléchir à ce que la science a permis en décontaminant la charge virale, en annulant son pouvoir destructeur au moyen des trithérapies, au changement de statut : de malade à séropositif, de séropositif à non-contaminant — Épée de Damoclès en permanence levée sur soi, la peur du moment où.
« La solitude ne me pèse pas, mais la migraine vrille un tournevis par-dessus l’arcade sourcilière gauche, et la nausée m’étourdit parfois, sans que j’en comprenne la raison, mon corps répond à la fatigue, et à autre chose, en dedans de moi, nouveau – Ripley. »
Journal, 10 novembre 2015
Depuis ce premier geste, fondateur : John Hurt se tâte la poitrine, à la recherche d’une douleur interne, incomprise, avant d’exploser, geste repris par Ripley, deux épisodes plus tard, la pulpe des doigts sur le sternum, confirmant l’impensable : I’ve got one of them inside my chest — It’s a Queen — à l’exploration du corps, de son propre corps, contaminé, accepter l’invasion, accepter d’être l’étranger (Alien: Resurrection), de le porter en soi, dans ses gênes — idées développées depuis dans la nouvelle saga dont Prometheus et le navrant Alien: Covenant sont les nouveaux porteurs du message, à la fois nouveaux et antérieurs puisque cette saga-là aurait lieu avant celle qui commença en 1979 avec le film de Ridley Scott, et donc : avant Ripley…
Ripley, dont le nom évoque à la fois la malédiction de Sisyphe et un jeu sans fin, sans issue — l’existence ?
« Tu voudrais libérer quelque chose, en toi. Tu ne comprends pas pourquoi tu es en prison de toi-même : tu ne comprends pas d’où ça vient, d’où ça part. Tu analyses et tu sur-analyses tout, tu écris, tu penses, et tu parles aussi, et Éric te dit, dans les crises : tu parles tout le temps, c’est tout autour de toi, toi, toi. Dans ces moments-là, tu te vexes, tu te renfermes, tu te dis que c’est injuste – en vérité tu sais qu’il dit vrai. Tu as cette capacité, dans les crises, de voir au-dessus de la crise : il y a ton visage qui (se) déforme, il y a les mots qui viennent heurter le dos de tes dents et que tu contiens pour ne pas tout détruire, il y a les mâchoires que tu serres pour ne pas libérer justement, le monstre qui est en toi. Tu te racles la gorge, tu penses à Ripley encore une fois. Tu lui ressembles. Tu portais ce tee-shirt plus jeune, de la marque Replay, que tu ne quittais pas (tu l’as toujours, quelque part dans tes affaires), il te permettait ce clin d’œil à toi-même, il t’avait peut-être permis aussi de comprendre le choix parfait du nom du personnage, métaphore de Sisyphe, amenée à rejouer la même scène de film en film jusqu’à intégrer la boucle en devenant elle-même le monstre.
Oui, tu as grandi dans ce même schéma, de la boucle répétée.
Tu voudrais libérer quelque chose, peut-être que comme Ripley, tu voudrais sortir de la boucle une fois pour toutes – mais le monstre fait partie de toi, à présent : sans doute faudrait-il l’adopter plutôt, l’adoucir, calmer sa colère et aimer le corps qui le porte. »
Journal, 11 novembre 2015
Lier enfin tout cela à l’écriture de soi : l’écriture en soi, l’écriture de l’auteur d’autofiction, la mienne, l’invasion (Hervé Guibert parlait d’hôte favorable à l’écriture, déjà ; Guillaume Dustan, pour les raisons que l’on sait, de contamination), pourquoi le geste fondateur : cette pulpe des doigts le long de la poitrine, a fait sens pour l’auteur, pourquoi l’identification a eu lieu, de Ripley à Herrou, dire enfin pourquoi il est fondamental, aujourd’hui : d’être Ripley, de l’incarner.
« Moi, à l’intérieur, ça bloque à nouveau : niveau cou, base du cou, entre les deux clavicules, là, précisément là, il y a un vide et un plein à la fois, un truc qui ressemble à la mort. Ça vibre lentement, il y aurait un insecte à l’intérieur de moi que ça ne m’étonnerait pas. Je pense à Alien, je n’avale pas. Au repas, hier soir, ça se bloquait davantage, j’incriminais la fatigue, la tension, la nourriture peut-être, les trois verres de vin blanc, je ne savais plus ce qu’il fallait incriminer mais une chose était sûre : j’étais coupable et j’étais puni. »
Journal, 15 mars 2016
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RIPLEY(S) est une création.
RIPLEY(S) est à la fois analyse de film, projection (auto)fictionnelle, chronique et roman : un texte hybride qui ne répond pas à la question, de la poule ou de l’œuf — peut-être pour la bonne raison que l’œuf, ici, n’engendre pas la poule (mais sa chair).
RIPLEY(S) est chronologique et désynchronisé — c’est une somme de voix qui à partir d’un personnage, le déconstruisent ou se déconstruisent, pour tenter d’en approcher une vérité / version.
RIPLEY(S) est un rendez-vous : une autopsie bimensuelle pour comprendre l’humain et dénicher le monstre qu’il abrite.
RIPLEY(S) est une femme(s).
Dans le cadre du workshop organisé avec le Lycée des Métiers François Mitterrand (Château-Chinon) et les Conseils d’Architecture, d’Urbanisme et d’Environnement de la Nièvre et du Doubs, Laurent Herrou lira des extraits de RIPLEY(S) : (RE) CRÉATION le mercredi 10 avril au Centre Culturel Condorcet de Château-Chinon.