Le coup de vent

Penny Dreadful, série de Paul Logan

Il y a une scène particulière dans la série Penny Dreadful (créée par John Logan en 2014, et qui rassemble des personnages emblématiques de la littérature fantastique de l’Angleterre Victorienne, de Dracula à Frankenstein) que tout amateur de cette intrigue en trois actes ne peut avoir oubliée : Vanessa Ives (son héroïne tourmentée, incarnée par Eva Green) raconte à Ethan Chandler (Josh Hartnett, son acolyte lycanthrope) sa rencontre avec la sorcière qui l’a initiée.

The Cut-Wife : Why you want to learn the art ?
Vanessa : To find out what I am.
The Cut-Wife : And if the answer you don’t like ?
Vanessa : Better to know.

(Penny Dreadful, The Nightcomers [2.3])

Flashback.
La scène se passe dans les Moors.

Vanessa et The Cut-Wife dans Penny Dreadful

Ives fait face à la maison de la sorcière (surnommée The Cut-Wife, « celle qui coupe les femmes », appellation reçue parce qu’elle est la seule à les avorter à cette sombre époque misogyne) et se tient à quelques mètres de son seuil, consciente qu’elle doit y être invitée pour en passer la porte — à la manière des vampires, si l’on en croit la mythologie liée à cette espèce, qui ne pourraient entrer chez leur victime qu’à la condition d’y être conviés. Le visage de la sorcière apparaît, qui vérifie la présence, puis se détourne, de sorte que la jeune femme n’a d’autre alternative que de se tenir face à la maison et d’attendre que l’on veuille bien d’elle. La scène est fantastique dans le sens où sa temporalité se noie dans les traits fatigués d’Eva Green : soleil et pluie, lumière et obscurité inondent son visage, plan par plan, et elle se tient droite, à quelques mètres de la maison, sans que l’on sache combien de temps dure son calvaire, ni pourquoi elle ne s’en approche pas davantage. Un arbre penche par-dessus sa silhouette, nu, menaçant — il sera celui auquel on attachera the Cut-Wife et elle sera brûlée vive quelques épisodes plus tard —, et face à Vanessa Ives, le perron offre deux monticules qui l’encadrent. Ives approche enfin, encouragée par la femme qui se tient à sa porte, jusqu’à atteindre ces monticules, qui font office de gardiens de l’entrée de la maison : elle cherche à les franchir mais un mur invisible (on pense au très beau livre de Marlen Haushofer) l’en empêche. On en comprendra plus tard la raison. La sorcière rit, se détourne, claque la porte. Ives lâche son sac, tombe à genoux, puis elle se reprend, serre les poings, ramasse le sac, et de nouveau, fige sa silhouette face à la maison jusqu’à ce que la sorcière consente enfin à la recevoir.

Je vis à Bruxelles depuis deux ans.

Avant cela, j’ai passé quatre années de ma vie dans la maison de ma grand-mère. La vieille femme approchait les cent ans, elle habitait alors une maison de retraite à quelques kilomètres du château que son époux avait acquis dans les années soixante et dont je prendrais possession pendant les années qu’il lui restait à vivre, l’y ramenant autant que son état me le permettait. J’y avais grandi à certaines époques de ma vie, qui veut dire davantage que j’y avais passé des étapes plutôt que d’y habiter de manière continue — j’avais vécu à Paris ma petite enfance, puis mes parents avaient emménagé dans le sud de la France l’année de mes sept ans.

Lorsque nous venions en week-end de Paris (j’étais encore fils unique), une femme habitait l’une des dépendances du château, que les enfants plus âgés craignaient. Elle était vêtue de noir, ses longs cheveux lâchés, sales peut-être, emmêlés en tout cas. Elle vivait dans cette petite dépendance, qui n’avait pas de chauffage mais un poêle pour toute source de chaleur, et probablement une ou deux ampoules au plafond. Je ne sais pas comment elle se lavait — aux granges forcément, hiver comme été.

Elle se nommait Marcelle, je n’en savais pas beaucoup plus.

Nous avions eu un accident de voiture, mes parents et moi, dans la petite MG grise que mon père conduisait et qui s’était encastrée dans un poteau électrique providentiel, au lieu de tomber en contrebas de la route que la voiture avait quittée. Ma mère était enceinte de mon frère, j’étais couché sur le sol derrière leurs sièges : quand ma mère s’était retournée pour vérifier mon état avant même le sien, tendant la main vers moi, il y avait du sang sur mon front et elle avait eu peur, et elle avait hurlé. Mais le sang venait d’elle : c’était son bras, une longue déchirure, qui coulait sur moi, et peignait mon visage. Les secours nous avaient dégagés, la carcasse de la voiture avait été ramenée au château, entreposée dans les granges, près de la petite dépendance de Marcelle.

Je me promenais dans le jardin, quelques jours après l’accident, tenant la main de quelqu’un et l’on marchait vers les granges. A la vision de l’épave de la voiture, j’avais convulsé sur le sol et je m’étais réveillé dans les bras de Marcelle qui me calmait. Il y avait eu, d’elle à moi, une passation ce jour-là, de quelque chose que je ne comprenais pas mais qui allait hanter mes rêves à partir de ce moment-là, de sorte qu’il m’est encore difficile aujourd’hui de comprendre ce qui se jouait alors.

Marcelle n’avait jamais été une menace à mes yeux.

Elle représentait un rempart au contraire, contre ce qui pouvait me faire du mal.

Je n’avais jamais pu m’approcher de la voiture en morceaux : elle détenait une partie de moi qui s’y était éteinte, et que Marcelle avait remplacée par une partie d’elle-même.

Un jour, Marcelle n’avait plus été là : la dépendance était vide. Elle deviendrait avec le temps un atelier, où le gardien du château entreposerait ses outils, puis lors de notre installation, Eric, mon mari, se l’attribuerait à son tour comme atelier de travail.

Il y a quelques années, j’ai vu une exposition de Léon Spilliaert (1881-1946) au Musée des Beaux-Arts de Bruxelles. Je ne connaissais pas ce peintre, mais ses paysages d’Ostende, que je n’avais pas encore visitée, m’avaient ensorcelé. Il y avait dans sa façon de rendre la mer, le ciel, la tempête, quelque chose d’inédit : le paysage se fondait en lui-même, il s’étirait en vagues de brumes à la fois sombres et rassurantes, il enveloppait, les personnages indéfinis qui s’y perdaient, les détails minces, sobres, de la côte belge, la jetée qui s’éteignait dans le crépuscule, les ruelles qui menaient à la mer. Je découvrirais à la suite ses autoportraits, m’y regardant comme dans un miroir, fasciné et terrorisé par la lucidité de l’homme face à soi, et le vide creusé de ses orbites — pas encore trace de la mort sous la peau, mais ombre peut-être, appel silencieux, regard tendu vers les ténèbres, un sourire dans l’effroi (comme on peut le percevoir chez Giacometti, ou chez Munch). J’ai rangé les souvenirs de Spilliaert dans un coin de mon esprit, sa présence ne m’a jamais quitté même si son nom parfois m’échappait, mais l’image demeurait, à la fois de l’homme face à lui-même (l’inconfort du je) et de la mer du Nord.

Léon Spilliaert Le coup de vent

Il y a un tableau particulier, de Spilliaert, qui s’intitule Le coup de vent : la jeune femme se tient droite, sur la jetée. Dans son dos, la mer impose son étendue sans espoir, grise, verte, elle s’agrippe à une barrière, sur un ponton, une jetée, ses cheveux et sa robe emportés par le vent. Sa bouche est ouverte, expression de surprise ou d’horreur, on ne saura jamais ce qui l’habite alors. Elle est seule dans le paysage, immobile, sa silhouette ancre l’image et son ombre, étirée, infinie, s’étend jusqu’au perron d’une sorcière hors-champ, hors-cadre, qui sourit derrière sa porte.

N.B. : la série Penny Dreadful, son imagerie gothique, son impeccable forme et le soin apporté à son traitement, inspirent encore les artistes — ainsi le travail particulier, naïf et cruel,de Yohan Sacré, à mi-chemin entre l’image convoquée dans cet article et le tableau du peintre belge, sur le site de l’artiste.

Né à Quimper en 1967, Laurent Herrou a été révélé par la collection « Le Rayon » dirigée par Guillaume Dustan aux éditions Balland en janvier 2000.
Arnaud Genon et Laurent Herrou ont publié un dialogue sur l’écriture de soi, intitulé L’inconfort du Je (Jacques Flament, 2017).

Les jours comptés, dédié à la mémoire de Marcelle, paraîtra en janvier 2019 aux éditions Jacques Flament.

Pour plus de détails voir : Laurent Herrou & les éditions Jacques Flament.