Études sur les fictions du paradigme indiciaire : 1. Le singe de Cuvier (Double assassinat dans la rue Morgue)

Daniel Vierge, illustration pour « Les meurtres de la rue Morgue », gravée par E.M. Abot (détail)

Les hommes de génie, si grands qu’ils soient, ont toujours en eux leur bête qui parodie leur intelligence.
Hugo, préface de Cromwell (1827)

Dans « Double assassinat dans la rue Morgue » (The murders in the rue Morgue) de Poe le coupable idéal est un orang-outang. Et peut-être d’autant moins coupable qu’il est plus idéal. Certes, ce qui accable la bête est aussi ce qui exclut d’incriminer personne. Mais le procès tout mental dont, comme hypothèse, la bête est à la fois principe et fin, puise à des ressources dont la trivialité aussi a sa métaphysique.

Daniel Vierge, illustration pour « Les meurtres de la rue Morgue », gravée par E.M. Abot

Pithecos non fingo


Il me semble que le mystère est considéré comme insoluble, par la raison même qui devrait le faire regarder comme facile à résoudre, — je veux parler du caractère excessif sous lequel il apparaît.
Poe, Double assassinat dans la rue Morgue, traduction de Charles Baudelaire

D’où sort ce grand singe ? Comme Minerve tout armée de la tête enflée de son Jupin de père, du cerveau d’un génial homologue, homonyme à une capitale près : C. Auguste Dupin. Solution aussi claire que cocasse à un meurtre que tout annonçait comme insoluble, à commencer par le caractère immotivé de sa violence : « a butchery without motive, a grotesquerie in horror absolutely alien from humanity. » On sera surpris de la coïncidence d’une parfaite adéquation de l’hypothèse de l’orang-outang aux termes mêmes dont Dupin requalifie le meurtre : à son « caractère outré », à sa grotesquerie, qui correspondrait mieux que la bête que l’on confond depuis Linné avec l’homo troglodytes ? Adæquatio rei et verbi. Car il ne faut guère plus qu’un jeu de mots (en français permis dans le texte) pour reconnaître l’animal cavernicole (troglodyte) à ses mœurs grotesques.

Un rigoureux analyste ne s’y laisserait peut-être pas prendre ; mais Dupin s’y adonne d’autant mieux qu’il rend la gratuité de la manière dont le meurtre a été commis garante d’un sens cryptique (gr. Crypta > lat. grotta, « grotte ».). C’est le style, c’est la forme même du meurtre qui est un hiéroglyphe ; ce n’est pas son mobile. De même qu’en cryptographie, ce n’est pas le message, mais le code qui est susceptible d’être analysé ; ce ne sera donc pas à son intention que se reconnaîtra l’homme, mais à la signature dont il aura authentifié son acte. Où la police cherche un mobile — et, s’attendant à trouver les preuves d’un intellect agent, ne pourra qu’identifier un membre de l’espèce rationnelle —, Dupin, lui, poursuit les traces, comme il le dit amphibologiquement, d’un « être matériel ». The doers of the deed were material — l’expression est employée pour anéantir l’hypothèse d’un évènement surnaturel (praeternatural events). Manifestement, Dupin en infléchit le sens en « être naturel », dont il déduira « animal » ; et contrairement à la police, non pas « animal rationnel », mais « animal irrationnel ». C’est le résultat, lui aussi obtenu par réfutation, d’une seconde distinction. Son acolyte penche pour un fou : « « A madman, » I said, « has done this deed—some raving maniac, escaped from a neighboring Maison de Santé. » ;

Dupin corrige : un fou, c’est encore un homme. Or les voix que les témoins ont entendues ne sont d’aucun langage articulé : « Madmen are of some nation, and their language, however incoherent in its words, has always the coherence of syllabification. » De deux choses l’une : ou bien le meurtrier est un homme, même fou ; ou bien, n’étant pas même un fou, c’est une bête : démonstration apagogique. Dans le système de Dupin, un fou reste un homme quoique fou : c’est que la folie n’est pas ce qu’on appelle une différence spécifique, mais un simple accident. De l’impossibilité ontologique de faire de l’homme déraisonnable le membre d’une espèce distincte (*homo insipiens) — une sorte de chaînon manquant entre le rationnel et l’irrationnel — on se reportera donc sur l’autre par excellence d’une opposition binaire : comme parfait représentant de la classe des animaux non humains qui, par ailleurs, partagent certaines ressemblances avec les hommes, l’orang-outang est le plus légitime candidat.

La méthode Cuvier

Mais avant d’aller plus loin, un mot sur la méthode de Dupin. Dans cette nouvelle bien française, c’est le texte d’une description par Cuvier de l’orang-outang qui fournit la clef de l’énigme. Pour les contemporains de Poe cette référence n’est pas anodine. Cuvier fonde la paléontologie sur une méthode de reconstruction des espèces disparues à partir de leurs fragments fossiles. Il a largement influencé la littérature de son temps ; Balzac salue en lui le plus grand poète de la modernité. Quand Poe publie sa nouvelle, la méthode de Cuvier est déjà devenue une topique des grandes poétiques romantiques. C’est lui, au fond, qui est le grand inventeur de la méthode détective, inspirateur de ce « paradigme indiciaire » que décrit Carlo Ginzburg. La méthode de Dupin serait ainsi la méthode de Cuvier employée à la résolution des énigmes policières. On ne s’étonnera donc pas que ce soit encore Cuvier qui donne son dernier mot, et au fond sa seule preuve, aux inductions de Dupin.

Mais penser d’après ou avec Cuvier, c’est-à-dire raisonner essentiellement par induction et, disons-le, avec une bonne dose d’empirie et d’imagination (re)créatrice, c’est s’empêcher formellement de conclure à l’homme. La raison est simple : pour Cuvier, il ne peut y avoir de restauration que des espèces disparues dont l’extinction a été causée par l’une des « révolutions de la surface du globe ». L’homme, qu’il suppose avoir peuplé la terre après la dernière grande révolution ne peut donc, logiquement, ni avoir d’ancêtres, ni présenter jamais de fossiles. Corollaire : il n’y a de fossile que des espèces révolues ; et des ossements fossiles seuls on peut appliquer sa méthode. L’homme est donc, dans son système, absolument étranger à son entreprise de restauration. Pour une raison essentiellement discursive, et qui tient aux déterminations mêmes du paradigme indiciaire, l’homme est ce à quoi on ne peut conclure. La chose est assez amusante puisqu’elle rendrait de prime abord caduque et l’enquête détective et le type de récit dont elle inaugure le genre.

Maintenant, que fait Dupin ? En induisant le grand singe, il n’induit que la « bête de Cuvier », autrement dit un texte. Il n’y a rien d’étonnant : dans la première partie de la nouvelle, le narrateur, son acolyte, nous peint le caractère d’un homme-livre, « Les livres étaient véritablement son seul luxe ». Retiré de la vie mondaine par nécessité, Dupin vit au milieu de textes qu’il passe tout le jour, enfermé dans une nuit factice, à étudier. Il y a là un premier indice (pour le lecteur sourcilleux) : la bête de papier prétend-elle se substituer à la bête velue dont par ailleurs Dupin fournit quelques crins ? Dupin n’est-il pas un peu malin génie ?

Il y a en fait un puissant paradoxe : tout en disant vrai, sa résolution du mystère est une mystification. Au fond l’explication du meurtre est une fiction qui ne paraît plus vraisemblable que celle à laquelle la police a par commodité choisi de croire en accusant l’employé de banque d’un meurtre à caractère vénal qu’autant qu’elle jouit de l’autorité du nom de Cuvier : parce qu’elle est prouvée par le texte, elle en devient indéniablement vraie. Qu’est-ce à dire ? Que nulle bête exotique n’a donc perpétré ce double meurtre ? Que la police a raison ? Qu’en se jouant des autorités jugées incompétentes, Dupin a inventé de toute pièce une explication dont le seul but aurait été de démentir les analyses les plus triviales ?

Non, Dupin a parfaitement résolu le meurtre, mais il l’a fait, comme on doit s’y attendre, au nez et à la barbe de tous, y compris de son acolyte : sur un mode symbolique. Quelque grotesque que soit l’explication par l’orang-outang, elle n’en est pas invraisemblable. Mais aussi, quelque vraisemblable, elle ne l’est pas autant que celle qui ferait du seul marin maltais le véritable meurtrier. C’est bien lui, en réalité, qui a commis ce crime : solution à laquelle il semble que personne n’ait jamais osé croire. À l’exception d’une touffe de poils et d’une empreinte monstrueuses, le fameux singe n’a aucune existence positive et avérée dans l’univers de la fable. Il n’y existe qu’à l’intérieur des deux récits de Dupin et du marin. Personne n’a jamais vu ce singe sinon en imagination ; et quand le lecteur s’enquiert de ce qu’il est advenu de lui, il n’apprendra rien que par le rapport du narrateur, lui-même fondé sur un témoignage : « Il fut rattrapé plus tard par le propriétaire lui-même, qui le vendit pour un bon prix au Jardin des plantes. » By the owner himself : libre à quiconque d’y croire.

Il y a Cuvier et Cuvier

Notons qu’en intégrant la ménagerie du Jardin des Plantes, la bête termine sa course précisément là où elle devait la terminer — lieu dont nous supposerons qu’elle s’est, symboliquement, échappée. Car aller au Jardin des Plantes, c’est encore aller à Cuvier — qui en est le génie tutélaire depuis la fin du XVIIIe siècle.

Mais peut-être Poe nous livre-t-il, en la personne de Cuvier, un autre indice de cette supercherie. Nous reviendrons sur la lettre du soi-disant passage de Cuvier ; il se trouve que le texte supposé issu du Règne animal ne mentionne aucun des caractères qui pourrait confirmer l’hypothèse de Dupin, bien au contraire. Est-on bien certain que, sous le nom de l’illustre fondateur de la méthode de reconstitution inductive, Poe n’ait pas à dessein entretenu quelque ambiguïté ? Car en fait d’orang-outang, ce n’est pas au grand Georges, mais à son petit frère, Frédéric, qu’il faudra plutôt se confier. C’est lui qui publie en 1810 une Description d’un orang-outang et observations sur ses facultés intellectuelles. Si Georges s’intéresse aux caractères extérieurs, disons morpho-physiologiques des espèces, Frédéric traite essentiellement du comportement, instinct et intelligence des animaux. Dupin, pour qui la réalité est toute psychologique, semble aussi bien disposé à se référer au second. Enfin, si la bête a bien été achetée par le Jardin des Plantes, il est plus plausible, comme cela se fit en 1836, qu’elle ait intégré la Ménagerie dont il est directeur depuis 1804. À l’un le Muséum que peuplent fossiles et squelettes ; à l’autre la Ménagerie où sont les animaux vivants. Où donc sera allé notre orang-outang ?

Les deux homo de Linné

Dans son Systema naturæ (ici 10è édition, 1758), Linné invente du même coup et l’homo sapiens (jusque-là scolastiquement animal rationale) comme nomenclature ; et l’homo troglodytes comme espèce. Avant que d’en arriver aux singes, il interpose donc une espèce du genre Homo, qui se trouve comprise entre l’homme proprement dit (Homo sapiens) et le premier des animaux non-humains (membres du genre simia). Tel est l’homo troglodytes. « Je ne suis pas parvenu à faire des Troglodytes un genre distinct de l’Homme. Mais comme espèce, il ne fait aucun doute que Homo Troglodytes est tout à fait distinct de Homo sapiens (Genus Troglodytæ ab Homine distinctum […] obtinere non potui. / Speciem Troglodytæ ab Homine sapiente distinctissimam […] dubium non est). L’un sera encore appelé homo diurnus ; l’autre homo nocturnus. Buffon détruira cette distinction faite, de toute évidence, sur de fallacieux témoignages. Mais peu importe pour nous : poursuivons. Il existe dans l’espèce Homo sapiens plusieurs variétés, de l’homo ferus (l’homme sauvage) aux différentes « races » (homo Americanus, Europæus, Asiaticus, Afer), et jusqu’aux monstres (Monstrosus). De même l’homo troglodytes comprend l’Homo sylvestris Orang Outang (autrement dit, en deux langues, l’« homme des bois »). Buffon : de toute évidence, Linné a fait du singe orang-outang une espèce d’homme proprement chimérique.

« Homo sapiens »/« Homo troglodytes ». Carl von Linné, Systema Naturæ, 10e éd., 1758.
(Missouri Botanical Garden, Peter H. Raven Library)

Cela nous suffit : à tout le moins l’orang-outang est un être ontologiquement instable. D’où donc Dupin le fait-il sortir ? De quel genre son orang-outang est-il une espèce : de l’homme ou des singes ? La réponse la plus certaine est celle que le texte de Poe fournit de lui-même. Pour prouver à son acolyte qu’il est dans le vrai, Dupin lui procure un texte de Cuvier, « histoire minutieuse, anatomique et descriptive, du grand orang-outang fauve des îles de l’Inde orientale. » Guère de doute : ça paraît être un singe. Dupin avait-il prétendu le contraire ? Apparemment pas, puisqu’il avait nié que le meurtrier, même fou, fût un homme. Et pourtant, il existe bien un homme qui, sans être fou, n’en est cependant pas un singe ; l’homo troglodytes autrement dit l’orang outang de Linné. Celui-ci n’a certes pas le langage syllabifié (trad. Baudelaire), mais il a un langage propre : il parle par sifflements (« Loquitur sibilo ») ; et, même, il pense (« Cogitat »). Des deux voix entendues par les témoins, l’une était suraiguë (the shrill voice) et même rude (harsh). Qu’est-ce qui empêche que ce soit la voix du troglodyte ? Les mains de la bête sont bien plus larges que celles d’un homme : les empreintes, relevées sur les lieux du crime, en attestent. Mais Linné ne fait-il pas de la longueur démesurée des bras un caractère distinctif de son orang-outang ?

Dupin joue à dessein de l’ambiguïté d’une appellation unique orang-outang. S’il résout formellement le mystère de la rue Morgue, il laisse irrésolue l’identité matérielle du meurtrier. Relativement aux faits, une identification suffit puisqu’elle explique le crime ; mais quant à la nature des choses, elle laisse tout à fait indécis. De sorte qu’il y a moins de différence entre l’incrimination par la police de l’employé de banque et l’incrimination d’un « orang-outang » qu’il n’y en a entre la proposition (« le coupable est un orang outang ») et la réalité qu’elle dénote. Pour cette dernière, la seule véritable question, restée pendante, n’est donc pas : qui est le meurtrier ? mais : qu’est-ce qu’un orang-outang ? En répondant à la première et en résolvant littéralement l’énigme, ou pour le dire autrement en sauvant doublement les phénomènes et cette fiction en laquelle se meut instantanément l’intrigue de la rue Morgue, Dupin sacrifie la vérité du philosophe à la cohérence du discours judiciaire.

Il y a là, selon nous, une raison expresse : la véritable nature du meurtrier ne peut être révélée parce qu’il n’existe aucune disposition légale (dirions-nous aujourd’hui) prévoyant son cas. Dupin résout certes l’affaire sur un non-lieu : un orang-outang est un animal et la loi ne peut condamner une bête. Mais il s’agit à la fois d’un leurre et d’un indice : pour lui c’est précisément parce que ce n’est pas un animal que ledit orang-outang ne peut être ni innocenté ni condamné. C’est un homme — ou un certain homo — tel qu’il ne tombe pas sous le coup de la loi. En substituant l’orang-outang à la justice, Dupin n’innocente pas le criminel (car ce stratagème lui permet plutôt de mettre hors de cause un innocent, l’employé de banque) ; il soustrait une exception aux prescriptions de la légalité positive. Autant dire qu’il se réserve la jouissance de légiférer par les seules lois qu’il reconnaît : celles de la raison analytique : « je ne pouvais m’empêcher de remarquer et d’admirer, — quoique la riche idéalité dont il était doué eût dû m’y préparer, — une aptitude analytique particulière chez Dupin. Il semblait prendre un délice âcre à l’exercer, — peut-être même à l’étaler, — et avouait sans façon tout le plaisir qu’il en tirait. »

La résolution de l’énigme n’est donc que l’objet d’une satisfaction toute extérieure. Triompher de la police, provoquer la fascination d’un compagnon dont le respect lui est de longue main acquis, suffisent à justifier le récit dont ce dernier s’autorise la narration. C’est, hélas, plus qu’aux hommes de loi, à son nez à et à sa barbe à lui (partant aux lecteurs que nous sommes) que se dénoue la « tragédie de la rue Morgue ». En bon manipulateur, Dupin a en réalité laissé à son acolyte le soin de conclure. En parcourant la description de Cuvier, ne se paie-t-il pas de mots ?

Manifestement le narrateur ne s’est pas contenté de lire. Le bon sens commun lui fait reconnaître instantanément la folklorique bête sauvage que le texte de Cuvier est loin de décrire… Il suffirait d’y jeter un œil. Dans passage en question, tiré du Règne animal de 1817, le cas du « quadrumane » est vite réglé : « Ce singe célèbre est de tous les animaux celui qui ressemble le plus à l’homme par la forme de sa tête et le volume de son cerveau. […] C’est un animal assez doux, qui s’apprivoise et s’attache aisément ; qui, par sa conformation, parvient à imiter un grand nombre de nos actions ; mais dont l’intelligence ne paraît pas s’élever à beaucoup près autant qu’on l’a dit, ni même surpasser beaucoup celle du chien. ») Aucune mention de la robe fauve de la bête, ou de quelque autre signe qui corroborerait les preuves exhibées par Dupin (la touffe de poils, le fac simile des empreintes digitales). Qu’a donc lu le narrateur ? Serait-ce plutôt que Poe ait uniquement donné le nom de Cuvier à titre de caution ? Notons, en tout état de cause que « the beast of Cuvier » est une périphrase trompeuse, et que la référence à Linné serait, ici, bien plus pertinente. Une autre périphrase — these mammalia — ne laisserait du reste guère de doute à cet égard, puisque la formulation emprunte directement à sa nomenclature.

Tous les caractères de la bête sont « suffisamment connus de tous », et un peu trop bien du narrateur lui-même, pour qu’il y ne soit désormais plus ni besoin ni même possible à Dupin de raisonner logiquement sur la nature de sa bête.

L’homme d’Aristote, les hommes de Linné

L’orang-outang est, surtout depuis les Lumières, l’objet d’un enjeu bien connu. De son classement dépend la définition même de l’Homme. Mais avant que de dire s’il est singe ou homme, voire « ni singe ni homme » selon le mot de Geoffroy Saint-Hilaire, il convient de savoir selon quelle méthode le classer — autrement dit le penser. Au XVIIIe siècle, la classification de Linné, fondatrice malgré ses excentricités de la taxinomie moderne, se substitue à la méthode « aristotélique ». Pour Aristote, à la différence de Linné, la classification des êtres naturels ne consiste pas dans une opération différente de celle qui régit toute proposition à caractère épistémologique, autrement dit à la constitution d’une bonne définition. Bien définir, c’est encore bien diviser au moyen de deux critères : le genre et la différence spécifique. La cohérence de la proposition définitionnelle sera donc assurée par l’articulation de ces deux critères ; l’objet de la définition sera l’espèce. Prenons l’exemple de l’homme. L’homme est un animal rationnel. Dans cette définition, « animal » est le genre ; « rationnel » est la différence spécifique. Le genre constitue en réalité l’espèce immédiatement supérieure : l’espèce « homme » lui sera donc subsumée. Comme différence spécifique, sa rationalité le distingue de tout autre « animal », c’est pourquoi ce critère non seulement divise le genre supérieur, mais constitue le genre inférieur (appelé techniquement « espèce »). Sans elle, l’homme comme le cheval, ou le singe (?) ne seraient pas distinguables. Mais ni le cheval ni le singe n’étant rationnels, l’homme est assuré par là d’une existence séparée que la plus saine logique entérine. Au fond, tout dépend donc du critère choisi, c’est-à-dire de sa plus générale extension.

Que pose Linné ? Que la rationalité ne constituera pas une différence spécifique, puisque son orang-outang pense (cogitat). D’où les difficultés qu’il avoue ne pas avoir pu surmonter dans sa volonté, qu’on imagine opiniâtre (adhibita quamvis omni attentione), de faire de l’orang un genre distinct de celui de l’homme (genus ab Homine distinctum). Quel critère aura-t-il donc choisi ? La présence dans l’espèce Troglodyte d’une membrane nictitante (la fameuse troisième paupière des faucons, des chats ou des requins). Maigre différence, et d’extension somme toute assez restreinte. Bref : son homo nocturnus ne se distinguera pas de son diurne jumeau par l’absence de faculté rationnelle ; il n’en différera que par un certain degré de développement (l’homo sapiens seul ayant pour devise le Nosce te ipsum de la réflexion).

Mais Linné ne procède pas selon l’École. La différence la plus éclatante est que, en bon systématicien, il commence par l’homme, et plutôt deux fois qu’une : 1. en tant que premier des animaux, tout en haut de l’échelle des êtres : c’est une position axiologique ; 2. en tant qu’objet premier de son étude : c’est une position épistémologique. Aussi sa structure profonde de scala naturæ diffère radicalement de l’arbre de Porphyre de la tradition péripatétique. Aristote commençait par le plus général (le genus generalissimum, ce qui ne peut être l’espèce d’aucun genre supérieur, mais qui ne peut être que divisé par une différence), et aboutissait à l’homme comme au terme de sa déduction logique : car l’espèce homme est la species specissima (qui ne peut être le genre d’aucune espèce inférieure, donc ne peut plus être divisée par différences spécifiques, mais qui est nécessairement l’espèce d’un genre supérieur). Sous les hommes, pour Aristote, il n’y a que des individus, autrement dit des substances dont il ne peut y avoir de connaissance parce qu’on ne peut les diviser. Pour Linné, bien au contraire, l’homme (homo) devient le genre de deux espèces.

En infléchissant l’ordre méthodique des déductions, l’homme, de dernier terme chez Aristote devient terme premier chez Linné. Conséquence majeure : ce qui se conclut logiquement chez l’un est ce qui se trouve pour l’autre idéologiquement donné. La police, semblable en cela au bon logicien, raisonne manifestement more peripatetico : elle ne cherche que ce qu’elle doit trouver, et ne trouve que ce qui peut se chercher : l’homme. En cela aussi elle finit par déraisonner : car il faut encore identifier un homme, c’est-à-dire un individu. On n’accuse pas l’espèce humaine. Or, on l’a noté, l’individu ne peut par nature et par système être l’objet d’une connaissance certaine. Son homme aurait pu être un autre homme — elle n’a aucun moyen certain de l’identifier. Il lui suffit donc, pour expliquer le meurtre, que l’homme en soit l’auteur, et ce quel qu’il soit. Mais si l’on pense maintenant avec Linné, contre Aristote, et semble-t-il avec Dupin, on voit que ce n’est pas tel ou tel homme, cet homme-ci ou cet autre-là, mais absolument l’autre de l’homme qui doit être trouvé. En rendant possible la division du genre homo en deux espèces, Linné étend le domaine de la division traditionnelle. Et la plus spectaculaire conséquence est que, dans cette optique, les individus n’existent plus. Tout, chez Linné, semble se résoudre et s’arrêter à des espèces, mais des espèces individuées par leur différence spécifique. C’est ce « seuil épistémologique » dont parle Foucault à propos de Linné : « il y a entre la différence spécifique et la différence individuelle un décalage, un saut, un seuil […] à partir duquel la connaissance scientifique peut commencer. » (« La situation de Cuvier dans l’histoire de la biologie »). Avec lui les accidents (non pertinents en logique, car ils sont le propre des individus) risquent de devenir des différences spécifiques : une difformité chez un individu n’en ferait-elle pas une espèce à part entière ? Une variation dans les caractéristiques physiques ne donne-t-elle pas des variétés qui sont en fait autant de races dans lesquelles se divise encore l’homo sapiens ? C’est pourquoi chez Poe, l’orang-outang, a priori distingué de l’homme par tel caractère (à commencer par la gratuité de sa violence), sera moins homme que l’autre de l’homme. Et derechef c’est parce qu’il manque à son acolyte cette clef qui n’est rien d’autre que la nature de la différence spécifique du troglodyte qu’il se contentera de conclure au singe quand il aurait pu conclure à l’homo. Ce qui, dans l’esprit de Dupin est autre, est autrement conçu comme tel dans l’esprit du narrateur : Dupin pense à son Linné, celui-là pense comme tout le monde… c’est-à-dire comme Aristote.

Le véritable problème que pose la nomenclature de Linné est donc, sous celui de la pertinence de sa différence spécifique, le fait que celle qui traditionnellement distinguait l’homme du reste des animaux est désormais une propriété commune à l’orang-outang et à l’homme. Au fond, par sa fragilité même, la différence ne paraît plus qu’une barrière nominale, un leurre dont la raison humaine conjurerait son propre péril. La réaction à ces thèses sera vive ; Linné en personne corrigera sa copie et comme on doit s’y attendre, l’orang regagnera gentiment son rang de singe (devenu simia troglodytes : mais il s’agira alors… du chimpanzé, notre actuel pan troglodytes.)

Mais est-ce que Dupin croit un traître mot à l’existence séparée d’une telle espèce du genre homo ? Rien n’est moins sûr. La fable, à vrai dire, ne serait pas moins changée, ni le mystère plus éclairci, si le meurtrier était ce légendaire « homme des bois » ; au mieux la nouvelle y aurait-elle pris quelque teinte fantastique. Non, Dupin a une tout autre théorie en tête, la seule valable à ses yeux : son orang-outang n’est ni un singe ni un autre homme, autrement dit aucunement une espèce, mais simplement une partie de l’homme, certes pas la meilleure, mais une bonne moitié de celui-ci.

L’homo duplex de Buffon


Il vit sous un grand arbre un ange auprès d’un singe.

Ces deux êtres, pareils à deux lutteurs grondants,
Se regardaient l’un l’autre avec des yeux ardents ;
Le singe ouvrait sa griffe et l’ange ouvrait son aile.
Hugo, La Légende des siècles, « Homo duplex »

Je tiens d’un vieux professeur (c’est du plus loin qu’il me souvienne) que Platon appelait la matière l’autre. C’est fort bien ; mais j’aimerais mieux donner ce nom par excellence à la bête qui est jointe à notre âme. C’est réellement cette substance qui est l’autre, et qui nous lutine d’une manière si étrange. On s’aperçoit bien en gros que l’homme est double, mais c’est, dit-on, parce qu’il est composé d’une âme et d’un corps ; et l’on accuse ce corps de je ne sais combien de choses, mais bien mal à propos assurément, puisqu’il est aussi incapable de sentir que de penser. C’est à la bête qu’il faut s’en prendre, à cet être sensible, parfaitement distinct de l’âme, véritable individu, qui a son existence séparée, ses goûts, ses inclinations, sa volonté, et qui n’est au-dessus des autres animaux que parce qu’il est mieux élevé et pourvu d’organes plus parfaits.
Messieurs et mesdames, soyez fiers de votre intelligence tant qu’il vous plaira ; mais défiez-vous beaucoup de l’autre, surtout quand vous êtes ensemble !
Xavier De Maistre, Voyage autour de ma chambre (1794), ch. VI.

La solution, jamais donnée, est pourtant des plus évidentes, non seulement dans l’œuvre de Poe, dont tout le grotesque fantastique repose précisément sur un fondement psychologique, mais encore dans la théorie romantique que nourrit l’homo duplex de Buffon et que lui-même emprunte aux théosophies de l’âme double. Dupin a raison de rejeter l’hypothèse de l’homme fou car la nature aliénée à laquelle il pense n’est pas un accident de l’homo sapiens, mais cet analogue intérieur de l’homo troglodytes dont les grottes sont depuis longtemps passées en métaphore. Buffon :

Usant à plaisir du système taxinomique comme d’une Table des Lois, Dupin fournit au marin un alibi irréfutable : il ne peut être en aucune façon confondu avec l’orang-outang avec lequel il est censé former un couple. Son double troglodyte est, de fait comme de droit, un individu séparé — mais dans le même être. Ce chaînon, ailleurs reliant le premier des animaux au dernier des hommes, scelle ici l’union de l’âme et de la bête humaine. Celle-ci ayant pour prérogative principale de singer celle-là, on voit comment, en dernier ressort, Dupin a conclu comme il l’a fait et que concluant avec le système, il raisonnait sainement. Aussi toutes ces propositions sont-elles justes : le meurtrier c’est l’orang-outang, ce n’est donc personne ; le marin maltais n’est pas coupable, quoique impliqué ; le marin est bien le propriétaire de son singe, etc. Mais tout cela n’est vrai qu’à être transposé au plan symbolique. C’est bien sur l’hypothèse de la participation du marin que repose toute la résolution de l’énigme :

Mais Dupin se garde bien de dire en quel sens il l’entend. Il avait écarté consécutivement deux hypothèses sur l’identité du meurtrier : 1. un esprit ; 2. un fou. À la seconde, suggérée par son acolyte, Dupin avait répondu : « In some respects […] your idea is not irrelevant ». Oui, car elle est pertinente à cet égard que constitue la certaine mesure de participation. Et elle serait juste, si le marin n’était à moitié sain ; tout comme la première le serait si l’esprit n’était à moitié matériel. L’une et l’autre hypothèses ne sont vraies qu’à être complémentaires : l’esprit en question c’est encore ce daïmon, double topique que le marin aura apostrophé comme il se doit de son petit nom de diable ! — lui qu’on voit ailleurs accuser le caractère de la perversité (the Imp of perversity).

Le singe et son maître

Revenons au récit et polissonnons.

Dupin a imaginé un stratagème susceptible de lui livrer le maître de l’orang-outang par le biais d’une annonce publiée dans Le Monde. En apparence, le calcul qui préside à sa rédaction repose sur une donnée établie, savoir l’existence de l’orang-outang : son maître voudra le réclamer, car il est sans argent et qu’une telle bête se vend chèrement. Mais la bête hypothèse de la vénalité ne pourrait-elle pas suffire ? De plus, Dupin a parié sur l’identité du propriétaire, un marin maltais, d’après un nœud par lui trouvé. Ce seul indice suffit, moins à dénouer qu’à trancher le seul véritable nœud de l’intrigue. Un marin n’est pas un homme que sa bonne réputation recommande. Songeons seulement à cet autre meurtre que résoudra Dupin, « Le mystère de Marie Roget », dont l’auteur est explicitement un matelot (et c’est un nœud qui le confond encore). En rédigeant son annonce, Dupin aurait alors pu in petto compter sur l’appât du gain plus que sur le bien-fondé de la réclamation. Un marin maltais français, en outre, ne court pas les rues de Paris ; un marin maltais français possédant un orang-outang est chose encore plus rare (deux de ces bêtes seulement visitèrent vives la capitale avant 1840) : la foule des prétendants est excessivement réduite. Selon les calculs probabilistes de Dupin, il ne peut même y en avoir qu’un seul. Si l’orang-outang, comme on se l’imagine, n’a jamais existé, alors le seul homme susceptible de se reconnaître dans l’annonce sera celui qui a l’intention de se faire passer pour tel.

Deuxième point : le marin ne doit pas établir de lien entre l’orang-outang et le meurtre de la rue Morgue. Il faut donc faire croire que la bête a été trouvée au Bois de Boulogne. L’orang-outang sert ainsi d’appât et en même temps de moyen de diversion : il n’est jamais en possession de Dupin que sous l’espèce d’un leurre. Si le marin est le véritable meurtrier et que c’est l’opportunité d’un vol en toute impunité qui servira à le confondre, on constate que l’argument du mobile, jusqu’alors écarté, revient triomphalement comme preuve accablante. Mais alors c’est Dupin qui fournit le mobile en l’inventant ; et l’on constate qu’il n’en niait la validité qu’autant qu’il était extrinsèque à la raison analytique elle-même. En forgeant cette espèce d’alibi qu’est la thèse du singe échappant à la surveillance de son maître, il rend possible ce leurre qu’est le mobile probabiliste d’une fraude par usurpation d’identité. Le marin ne sera convaincu du meurtre que s’il est pris en flagrant délit d’appropriation. En inventant le singe, Dupin se rend seul maître du jeu ; il ne refuse au meurtrier un mobile qu’afin de faire valoir le sien.

L’ironie suprême de toute cette histoire, et telle que Dupin l’a lui-même favorisée, c’est qu’en usurpant l’identité d’un maître putatif, le marin n’a fait rien d’autre que d’agir dans son bon droit. Raison de plus pour ne pas l’accuser. Le marin maltais est bien le maître de l’orang-outang. Et cette donnée — et plus exactement cette proposition — n’est jamais mise en cause. L’orang-outang de Dupin, ou l’« animal de Cuvier », n’est peut-être qu’une fiction relativement au monde de la nouvelle, il n’en est pas moins une périphrase propre à désigner un être bien réel de celle-ci.

En piégeant le marin, Dupin a fait plus que lui fournir une occasion de se trahir ; il lui dicte littéralement le scénario allégorique dont tous les éléments sont scrupuleusement littéraux. En remplaçant un acteur par un autre, et la bête brute par le meurtrier, il n’a en rien touché au déroulement des faits. Il ne faut au marin que se saisir de l’opportunité de faire faire à sa bête ce qu’il a lui seul fait. C’est pourquoi avant de le laisser s’exprimer, Dupin juge nécessaire de rappeler qu’il le sait innocent des meurtres dont le coupable avéré est détenu par ses soins. Non seulement le marin croit à l’heureuse existence de cet alibi ; mais il est assuré que Dupin y croit. Il n’a aucun risque à contredire le scénario de Dupin ; tout ce qu’il ajoute de circonstances (la découverte du grand singe, son arrivée à Paris, les raisons de sa présence rue Morgue) peut être laissé à la discrétion de l’affabulateur que Dupin suppose en lui — et sur lequel reposaient ses espoirs de le voir répondre à l’annonce. On comprend mieux l’excuse par laquelle le marin commence son récit : « I will tell you all I know about this affair; ­­— but I do not expect you to believe one half I say — I would be a fool indeed if you did. » Il suffit que la moitié de son récit soit crue, puisque c’est celle que Dupin connaît déjà — quoique dans l’esprit du marin ce soit précisément celle qu’il juge le moins crédible… Ce qu’il pense hasarder quant au meurtre est en fait ce qu’il énonce de plus nécessaire : il ne compte pas sur le fait qu’une bonne moitié de son récit est tacitement reconnue pour être le fait de son double bestial.

Que se sera-t-il donc passé rue Morgue ? Le matelot avait eu l’intention de voler les deux femmes. Mais contrarié dans ses plans par le réveil de sa bête, avec laquelle il serait alors entré dans une espèce de combat où les protestations de l’un (« Mon Dieu ! », « sacré », « diable ! ») auraient ponctué les cris de l’autre, et pressé par l’arrivée imminente des témoins, il aurait massacré les femmes et abandonné le butin convoité. La force bestiale dont il aurait alors fait preuve n’aurait rien d’extraordinaire pour un forcené. Cela nous paraîtra sans doute trivial, car en fait de psychopathologie nous sommes déniaisés — mais cette explication est encore plus grotesque (dans le sens de Poe) que celle du singe.

Qu’il suffise enfin de porter notre regard se porte sur notre innocent idéal — ce que le lecteur ne fait pas plus que le narrateur n’est amené à faire, et qui lui trouve même un air non dénué de charme (not… unprepossessing). Quand on conclut a priori, on n’est plus en mesure de chercher : c’est en substance la remarque que fait Dupin à propos d’une négligence de la police dans l’inspection des fenêtres : « In fact, having once satisfied themselves that no egress could have been made in this quarter, they would naturally bestow here a very cursory examination. ». Examinons-le : non seulement sa stature, mais son visage mangé de poils, et surtout son gourdin sont la parfaite caricature de l’homme orang-outang.

« A double Dupin » et une paire de dupes


Observing him in these moods, I often dwelt meditatively upon the old philosophy of the Bi-Part Soul, and amused myself with the fancy of a double Dupin—the creative and the resolvent
.


Je l’observais dans ses allures, et je rêvais souvent à la vieille philosophie de l’âme double, — je m’amusais à l’idée d’un Dupin double, — un Dupin créateur et un Dupin analyste.

Pourquoi tant de manières et ce détour grotesque par le singe ?

Toute cette mystification raisonnée se trouve programmée dans les premières lignes de la nouvelle : « Privé des ressources ordinaires, l’analyste entre dans l’esprit de son adversaire, s’identifie avec lui, et souvent découvre d’un seul coup d’œil l’unique moyen — un moyen quelquefois absurdement simple — de l’attirer dans une faute ou de le précipiter dans un faux calcul. » L’expédient du singe, absurdly simple, n’aura pas été employé à résoudre l’enquête… mais à pousser l’adversaire à des calculs erronés. En donnant, en manière de préface, un traité du jeu de dames, le narrateur établit la relation paradigmatique impliquant un génie et son « adversaire » (the opponent) — autant dire l’autre de lui-même. Elle sert de matrice à la série des dédoublements de la nouvelle, à commencer par une typologie des joueurs : le joueur de dames est supérieur au joueur d’échecs, comme le génie analytique à l’homme ingénieux. Dupin forme tantôt couple avec le narrateur, qu’il écrase ; tantôt avec le marin lui-même, qui est au physique ce qu’il est à l’esprit. Et enfin surtout avec lui-même véritable homo duplex auquel son acolyte se prend à rêver : car sa bête ne parodie-t-elle pas son intelligence, pour parler comme Hugo, lui qui sait à l’occasion se faire montreur de singes et affabulateur de génie ?

Double Dupin en effet que celui qui crée et qui résout mais ne résout pas ce qu’il crée pour laisser à d’autres le soin d’y croire et de conclure. Ce que n’a pas bien saisi le narrateur et le lecteur avec lui en somme, c’est que littérairement parlant, Dupin — en qualité de premier détective — est aussi le premier parodiste d’un genre : ces nouvelles de ratiocination que Poe inaugure et dont on doute si « l’histrion littéraire » n’a pas eu d’abord pour ambition d’en faire de véritables histoires farcesques. Si Dupin est aussi cet orang-outang qui se retire du milieu des humains, on doit se demander en quoi de si triviales affaires le concernent. Évidemment, en capturant le marin, et pour ainsi dire en le ventriloquant, il n’est pas peu intéressé à l’histoire dont il fait du héros fantoche son représentant allégorique.

Les naturalistes refuseront au grand singe la pensée ; mais ce mute philosopher comme l’appelait Pope, se consolera peut-être de ce que « l’homme qui médite est un animal dépravé ». A-t-on suffisamment remarqué que l’« accent français […] bien que légèrement bâtardé de suisse » du matelot — ou corrigeons Baudelaire : « although somewhat Neufchatelish » — trahit, sous le masque de notre homme, la figure de celui qui signa sa Lettre […] qui contient sa renonciation à la Société Civile, & ses derniers adieux aux Hommes, adressée au seul Ami qui lui reste dans le monde, « Orang-Outang » : J.-J. Rousseau, dont une citation clôt magistralement la nouvelle : « nier ce qui est et […] expliquer ce qui n’est pas » ? En suisse dans le texte.

Signature supposée de Rousseau. P.-F. de Lacroix, Lettre de J.-J. Rousseau, de Genève, qui contient sa renonciation à la société civile, et ses derniers adieux aux hommes, adressée au seul ami qui lui reste dans le monde, 1762