L’Europe du dingo

Jasper Johns, MET NY © Christine Marcandier

Au mois de juillet de cette année, Steve Bannon a annoncé la fondation de The Movement, formation destinée à unifier les opposants souverainistes et nationalistes à l’Union Européenne. Le nom et la physionomie de cet ancien conseiller de la Maison Blanche commencent ainsi à nous devenir plus familiers. Pour qui aura visionné des épisodes récents de la série Homeland, son image vient se superposer mentalement à celle de Brett O’ Kieffe, le nouveau protagoniste introduit depuis la saison 6.

Ce personnage présente un show télévisé dont le nom Real Truth annonce tout le programme. Son apparition arrive à point nommé pour réancrer la série dans le cours d’un monde troublé par les enjeux de vérité. Dès lors, au fil de notre connaissance des faits réels, les épisodes de la fiction semblent parfois se synchroniser avec la réalité ou au contraire marquer une plus grande distance avec celle-ci : prise de fonction de Trump et élection d’une Présidente dans la série, affaire des Fake News et ingérence russe, démission de Steve Bannon et arrestation de son alter-ego, etc.

En bon personnage de fiction, ce Brett O’kieffe ressemble au Steve de la réalité mais ses envolées télévisées empruntent également à Alex Jones, autre grand propagateur de théories conspirationnistes. Du conseiller réel de Trump, Brett a surtout le style négligé en veste sans manches et chemises à carreaux, le visage rond, une barbe légère et la coiffure sans grands effets de balayage. Sa posture physique surjoue en permanence la décontraction, celle-ci étant le plus souvent renforcée par un mug ou une canette tenues à la main. Ses phrases sont entrecoupées de « waooow » et de « yep ! » et c’est lors des enregistrements en direct que s’épanouit l’amoureux de la vérité vraie : on le voit en gros plan exploiter une indignation naissante, chercher un motif de colère et alors improviser pour mieux livrer ses révélations et pour mieux accuser les spécialistes autoproclamés de la “vérité officielle”. Lui, n’est qu’un amateur qui instille du doute. Son aplomb est tel qu’il invite sur le plateau la Présidente fraîchement élue pour la confronter à une vidéo totalement montée, laissant accroire que son fils engagé en Irak se serait débiné lors d’un combat. Consciencieusement préparée, elle dénonce le procédé et abat sa carte maîtresse, révélant l’emploi de centaines de profils fictifs pilotés par la société de Brett. Ce dernier l’interrompt alors pour prendre à l’antenne un auditeur au hasard, et demande simplement : « Are you real, Bill ?« .

Comme nombre de séries policières, le fil narratif alterne des séquences où les protagonistes en savent plus que nous et d’autres où les personnages pataugent par manque d’informations faisant sens. Les indices se multiplient pour que nous comprenions le rôle de l’influence russe, pendant que Carrie Mathison, l’héroïne ne sait pas encore qu’elle est manipulée, tout comme Brett reste étranger au tableau d’ensemble. Le scénario multiplie ainsi des décalages de plus en plus nombreux qui échappent au professionnel des Fake News et du complot.

La chute se précipite lorsque Brett, recherché comme ennemi public trouve refuge dans une communauté survivaliste entièrement gagnée à ses vues. Le redresseur de vérité se trouve à plusieurs reprises confronté à ses propres contradictions, jusqu’à la confrontation finale avec Saul Berenson, un vieux routier de la CIA venu négocier la reddition des rebelles. Seul un sage à la Socrate ( nous y voilà ) pouvait définitivement mettre en lumière tous les paradoxes du discours et faire admettre à celui qui se prétendait dévoiler la vérité, qu’il pratiquait de petits arrangements avec celle-ci. La lutte s’engage de seul à seul, et porte sur le vrai, comme sur les conditions même du débat, l’un reprochant à l’autre d’empoisonner le dialogue, et se voyant rétorquer que ledit débat est mort depuis la prise de pouvoir des médias mainstream. Finalement, le match est plutôt nul et un élément extérieur précipite l’arrestation de Brett. Les différents degrés de connaissance des informations sont alors synchronisés pour tous les personnages. Le flux de fiction poursuit son cours, sans le fauteur de troubles dont les manœuvres n’auront fait que servir les agissements des Russes sur le territoire. On découvrira plus tard l’intérêt des scénaristes pour les idiots utiles, comme si la série parfois critiquée cherchait à conjurer ses propres maladresses.

De notre côté, pendant que le faux Brett est abandonné en plein milieu de la saison 7, le vrai Steve Bannon s’écarte de plus en plus de l’équipe Trump. Le tropisme est désormais européen et nous en sommes là. Les informations véhiculées par la presse alimentent autant d’épisodes aux rebondissements difficiles à appréhender : accueil mitigé de Bannon par Victor Orban en Hongrie, réticences autrichiennes et tchèques, alliance plus constructive avec Salvini en Italie. Plus discrètement, rencontres avec des Serbes de Bosnie, mise à distance par Marion Maréchal Le Pen tout en suscitant l’intérêt du Rassemblement National. En parallèle, les commentateurs et éditorialistes spéculent sur l’issue de ce The Movement aux élections européennes. Pour les experts en populismes et autres “montée des extrêmes”, prisonniers de leur quête du meilleur clivage possible entre ouvert et fermé, entre progressistes et conservateurs, Bannon est le spécimen qui manquait au tableau. Son caractère exogène en fait un parfait modèle d‘invader. On en paraphraserait volontiers le Jean Baudrillard de “… ou la conjuration des imbéciles” (au sujet de Jean-Marie Le Pen) : Bannon, il faudrait l’inventer. L’envahisseur venu détruire la vieille Europe aura autant d’avenir qu’il donnera lieu à la production des mêmes fantasmes suscités par l’immigration – et pourra exploiter sa mise au ban par les élites. Comme l’explique le philosophe Boris Groys au sujet de l’auto-design, l’enjeu d’une exposition publique de soi porte souvent moins sur les effets de véracité que de sincérité. Rien ne sert de s’ériger en spécialiste des bêtises de Trump, en décodeur des approximations de Marine le Pen et consorts quand l’autre se targue d’être raciste, “brut de décoffrage”, « sans filtre » et donc à l’opposé d’un homme mesuré, toujours inquiet de ne pas être assez intelligent. L’abandon à l’idiotie permet de gagner en sincérité, d’apparaître comme vrai et de déjouer toute suspicion. Le premier appel du pied de Bannon aux Européens est justement passé par l’invitation à se revendiquer ouvertement raciste, xénophobe et anti-immigration. Ce rôle de composition de l’idiot méchant, de l’ignorant éclairé, de celui qui sait quand même qu’il ne sait pas plonge ses racines dans une histoire en partie américaine. Au milieu du dix-neuvième siècle, se voit fondé le Know Nothing, mouvement d’opposants américains aux immigrés irlandais ou allemands présumés bien trop catholiques. Les membres de l’organisation, secrète dans ses premières années déclaraient ne rien savoir d’autre que son nom lorsqu’on les interrogeait. Par la suite, la référence au savoir que l’on ne sait pas fut exploité comme slogan de l’American Party qui les sortit de la clandestinité et leur apporta des sièges au Congrès : « I know nothing but my Country, my whole Country and nothing but my Country« . On ne peut donc s’étonner que Bannon se soit revendiqué comme n’étant qu’un pauvre know nothing lors d’une conversation sur Breitbart, sa propre chaîne, pour jouer de la surenchère raciste auprès de Trump. De quoi trancher avec les fausses subtilités de l’époque de Donald Rumsfeld, lorsque pour justifier l’absence de preuves concernant les armes de destruction massive, le secrétaire à la Défense nous embrouillait avec des distinctions entre les choses “connues inconnues” (known unknowns) et les choses “inconnues inconnues” (unknown unknowns), à savoir celles dont nous ne savons pas que nous ne les savons pas (the ones we don’t know we don’t know).

Si de notre côté de l’Atlantique, on ne se dépare pas des contradictions, c’est plutôt en les présentant comme viables, par des “en même temps” aussi bancals en logique que les gesticulations de Brett pour se persuader qu’il croit encore à ce qu’il ne sait plus.

Aux efforts de plus en plus réussis d’unification du continent par la haine et la peur, sans même l’adjuvant américain (quel pays n’est pas traversé par les mêmes débats glissants sur l’immigration et le durcissement des lois ayant traits aux libertés ?) répondent des arguments se rangeant du côté de la sagesse et du raisonnable. Les avancées de la construction européenne et les réalisations tangibles sont données comme des preuves, à l’exemple du programme d’échanges Erasmus, vanté à coups de chiffres et d’auberges espagnoles réussies. Pourtant, le fameux Erasme nous avait mis en garde par son Eloge de la folie (parfois intitulé “éloge de la sottise”) : on pouvait y lire que le sage a beau se sortir de la caverne, son sort n’est pas plus enviable que celui dont la tête reste bloquée à scruter des ombres. Il est plusieurs façons d’être fou, ce qui remplit bien notre monde. Il apparaissait même qu’avoir un grain ou céder à la tentation du bête s’avérait indispensable pour être un tant soit peu “hors de soi” – pour faire un pas de côté et s’orienter autrement, dirait-on aujourd’hui. En abandonnant sa propre parole bien trop savante à la folie, l’auteur montrait déjà un chemin. Si l’alt-right s’engage si bien à sa manière dans un abandon, il nous reste peut-être à faire un sérieux effort de folie pour devenir vraiment des Européens.