Entre littérature et politique : un peu de temps à l’état pur

Quelle étrange correspondance que celle que nous proposent les éditions Gallimard avec ces lettres échangées du 30 décembre 2013 au 29 avril 2017, entre deux corses très connus, la romancière Marie Ferranti et l’homme politique Jean-Guy Talamoni. A priori, deux personnalités très éloignées l’une de l’autre, puisque la première est l’une des plus éminentes représentantes de la production romanesque corse des vingt dernières années, dont une dizaine de romans, récompensés pour certains par le Grand prix F. Mauriac de l’Académie française comme Les femmes de San Stefano (1995) ou La princesse de Mantoue, Grand prix du roman de l’Académie française (2002). Une écrivaine reconnue au plan national dont beaucoup de livres se situent dans une Corse violente, comme le dernier publié, Histoire d’un assassin (2018). Et le second, un militant connu pour ses prises de position en faveur de l’indépendance de la Corse, personnalité iconoclaste, aux propos tranchants (« La France pays ami » !), considéré comme un dur dans le camp nationaliste.

Pourtant, le titre choisi pour ce volume de correspondance, inspiré d’une phrase de Proust Un peu de temps à l’état pur, devrait nous indiquer, dès le départ, que cette opposition n’est qu’apparente. En fait, il s’agit d’un échange épistolaire essentiellement littéraire qui part d’une critique que Talamoni a écrite dans un mensuel local sur un texte de Marie Ferranti, Marguerite et les grenouilles. Saint Florent, chroniques, portraits et autres histoires, récits (2013).
Cet aimable croisement de remerciements, habituel dans le monde culturel, se transforme au fur et à mesure que le temps passe et que les affinités se précisent, en une relation affectueuse, une complicité intellectuelle et une collaboration de travail autour d’un projet théâtral que Ferranti met en route autour d’une figure féminine, Maria Gentile, Antigone corse du XVIIIe siècle, sous le titre évocateur de La passion de Maria Gentile. De nombreux messages s’échangeront autour de ce projet, ils seront le fil rouge de cette correspondance jusqu’à la représentation de la pièce à Bastia. Dans cette perspective, l’inauguration de la statue de Maria Gentile à l’Assemblée de Corse est un symbole très fort.

L’homme politique se transforme en une sorte de conseiller littéraire de la romancière, un grand respect s’instaure entre eux, réactivé par des rencontres directes à Bastia. Le temps banal des mails et des SMS devient un peu de temps à l’état pur comme dans Le Temps retrouvé, dernier volume de La recherche où le narrateur, jusque-là indécis, trouve enfin sa voie. Ce qui est le cas aussi de nos deux épistoliers : la romancière termine et monte sa pièce et l’homme politique est élu président de l’Assemblée de Corse après la victoire des nationalistes en décembre 2015.

D’ailleurs, si on regarde de plus près la composition du livre et ce que se disent les deux épistoliers eux-mêmes, ils reconnaissent qu’ils font un tri dans leur correspondance. On se rend compte très vite qu’il s’agit d’un montage littéraire, d’un livre qu’ils construisent d’un commun accord, à partir de leurs échanges électroniques qui s’enrichissent de plusieurs textes d’écriture personnelle de chacun d’entre eux : des nouvelles, des projets de théâtre ou des discours, des traductions de poètes, des proclamations, des manifestes littéraires ou politiques. L’ensemble est donc un texte hybride, une sorte d’hypertexte, qui va au-delà d’une simple correspondance, il prend très vite l’aspect d’une réflexion sur l’Histoire de la Corse, les rapports entre la littérature et la politique, l’engagement de l’un et de l’autre dans la bataille de l’identité corse. Un « Avant-Propos » très littéraire de Ferranti et une « Postface » discours très politique de Talamoni, confirment cette impression.

Le tout compose quelque chose d’un peu baroque, parfois désordonné, original sans aucun doute, dont il se dégage une profonde sincérité, un souci de dire vrai, de trouver le ton juste. La politique, finalement, réapparaît dans ce projet commun d’une pièce consacrée à cette héroïne de la liberté historique de la Corse du XVIIIe siècle, que fut Maria Gentile, figure allégorique de la Corse pour Ferranti. Elle cherche à revisiter le mythe de Maria Gentile, qui participe du récit national de la Corse puisqu’elle se bat pour donner une sépulture à son fiancé, exécuté par les troupes de Louis XV, en 1769. Pour elle, Gentile est une réincarnation d’Antigone et le symbole de toutes les femmes qui de l’Antiquité grecque à nos jours, de la Corse au Kurdistan, refusent de céder devant la force brutale et de reculer face à l’injustice, comme en son temps la résistante Danielle Casanova à laquelle Talamoni, de son côté, rend un vibrant hommage public.

La correspondance suit les activités de l’écrivaine, à la recherche de la meilleure forme pour sa pièce et celle de l’homme politique, de plus en plus occupé par ses actions au niveau régional avec l’Assemblée de Corse. Talamoni parle de ses lectures, par exemple le dernier roman de Chalandon, il propose une adaptation en langue corse d’un poème de Baudelaire « A propos d’un importun qui se disait mon ami », envoie à la romancière des réflexions sur la littérature et l’art, la religion, le mythe d’Antigone, elle évoque la musique polyphonique, une de ses passions, déjà exprimée dans un livre récent, Les Maîtres de chant (2014). Il lui parle d’une de ses nouvelles en langue corse, « Derrière le mur », pour recueillir son jugement, il la traduit d’ailleurs en français. Elle lui communique une de ses nouvelles « Le mangeur de lézard ». Il lui donne une version corse d’un poème d’Omar Khayyâm. Dans ce dialogue passionnant, chacun donne un avis littéraire à l’autre, ils commentent l’actualité (les attentats à Paris en 2015 par exemple), font des rapprochements entre l’époque contemporaine et les révoltes des corses contre l’occupant génois ou français au XVIIIe siècle.

Talamoni parle aussi de ses amis, de Michel Rocard, du rôle de l’écrivain dans la société : assez curieusement l’homme politique semble s’ennuyer en politique et la romancière se passionner pour la politique. La romancière parle de politique et Talamoni fait de la critique littéraire. Ils voient tous les deux la réalité à travers les livres qu’ils ont lus. La romancière envoie un texte qu’elle a écrit sur Facebook, hommage à la littérature, elle parle d’André Breton, ils citent tour à tour André Gide, Baudelaire, Saint-Augustin, Rousseau, Valéry Larbaud, Philippe Jaccottet, Patrick Modiano, Paul Valéry, Albert Camus. C’est un dialogue de haute tenue entre deux passionnés de littérature. Attendu de la part d’une femme de lettres, plus surprenant chez un homme politique, plutôt porté vers l’action. L’Histoire est au centre de l’œuvre de la romancière et l’art au cœur de l’engagement politique de Talamoni. On se souvient alors que Talamoni est l’auteur d’une excellente thèse sur « Littérature et politique de la Corse. Imaginaire national, société et action publique » (2013) dont la valeur scientifique est unanimement reconnue. La Corse du XVIIIe siècle y est vue comme un laboratoire des idées des lumières avec la révolution de Pascal Paoli.

Enfin, c’est tout naturellement que se pose entre eux, le problème d’écrire en langue corse ou/et en langue française, celui du choix entre la langue française et la langue maternelle, le corse dans ce cas. La position de Ferranti est claire. Elle dit à son interlocuteur :

Quant à moi, j’éprouve une fascination pour la langue française pour laquelle il entre aussi de la curiosité pour la variété d’une forme différente de la langue apprise, puisque le corse fut ma langue maternelle. Dans cette pratique de deux langues, il subsiste des entremêlements de sons, de formes, des distorsions, qui échappent quelquefois à l’écrivain. […]

On pourra toujours m’opposer en cherchant bien que le français est une langue qui m’a été imposée. C’est vrai. Mais en cherchant bien, le corse aussi. Si j’étais née en Tanzani je parlerais sans doute le kiswahili. Donc il se trouve que le corse a été ma langue maternelle et que le français l’a dévoré lentement, mais il nourrit ma littérature : Maria Gentile témoigne aussi de cela. […] Le choix d’une langue pour un écrivain n’est pas un détail et relève de l’intime. J’ai la passion de la langue française et de la littérature française. Supposer que je peux changer de langue et écrire en corse, qu’il s’agit simplement d’une question secondaire et que je ne me résous pas à écrire en corse par caprice, c’est se tromper lourdement : je ne sais pas écrire en corse je suis par nature désobéissante et rétive à l’autorité.

Talamoni, lui, cite son discours à l’Assemblée de Corse en langue corse et donne quelques textes dans cette langue, prononcés devant cette assemblée. Il est évident que la correspondance s’enrichit de ce mélange de langues, en dépit de certains esprits grincheux. Par ailleurs, ils expriment le  même goût pour les paysages corses, la mer Méditerranée, le Cap Corse, la nature, les couchers de soleil, les saisons, la lumière du sud.Ferranti écrit par exemple : « il est près de midi et je vois la mer par la fenêtre. À travers les branches d’un pin parasol je vois ce bleu liquide et pâle. Ciel presque blanc pèse dessus, dessinant une figure de géométrie, presque une abstraction reposante ».On retrouve dans ces évocations, comme dans tous ses messages, le style concis, précis, direct de la romancière.

Dans une « PostFace » l’homme politique présente une longue réflexion sur la force politique de la littérature dans l’émancipation du peuple corse. La figure allégorique de la Corse qu’est Maria Gentile dans l’imaginaire collectif lui permet d’affirmer qu’une politique ne peut pas se concevoir sans littérature.

Marie Ferranti et Jean-Guy Talamoni ont en partage une passion pour la lecture et l’écriture. Cela sauve de tout. Talamoni pose, au passage, le problème de la place de l’artiste dans la société actuelle avec la victoire des nationalistes et le risque de voir les acteurs culturels devenir des artistes officiels. Tous deux pensent que l’art donne du talent aux politiques. Les livres sont des fantômes qu’il faut apprivoiser, selon Ferranti, qui sait de quoi elle parle. Cette corresponsance permet de mieux comprendre la problématique corse par le biais de la littérature, au-delà des caricatures médiatiques. La meilleure façon, sans aucun doute.

Marie Ferranti et Jean-Guy Talamoni, Un peu de temps à l’état pur, Correspondance 2013-2017, Gallimard, février 2018, 249 p., 20 € — Lire un extrait