Quelque chose comme la copulation d’un romantisme à la Stendhal et d’une sociologie toute balzacienne : rouge-noir, envers-endroit, splendeur-mesquinerie, Sorel-Rastignac. Syrac, donc. Syrac use de l’envolée qui prend son élan pour mieux retomber, à grands coups de phrases-fouets lacérantes à souhait. Satan que ça cingle ! Un soufflet qui fait « pschitt ! » avec un joli bruit d’archet paganinien. Une débandade, stricto sensu. Clito sensu, pour les transgenres. Au débotté La Halle (au Saussure) m’avait déjà surpris. Pour le moins. C’est que le Moloch du progrès n’engloutit pas que les travailleurs, je veux dire leurs corps. Il prend jusqu’à leurs consciences : il taille à l’idéal. M’est témoin Fouad le fouailleur, dernier des résistants. Drôle d’époque. Drôle, c’est le mot. Syrac accuse. Il pointe, somme et dégomme : joyeux-cynique-pas-tout-à-fait-nihiliste. Car de ses coréligionnaires il soulève la soutane et clame tout haut (ou presque) : « Voyez comme leurs bourses ont grossi à déproportion (!) de leurs rêves ! »
L’art pour lard. Sac de noeuds. Témoin privilégié. D’où Berlin on/off. Le doigt dans la marmite, l’œil dans la coulisse, le dehors et le dedans, le film et son making of. Pas joli-joli. Et pourtant. Tout le talent de Syrac réside précisément dans cette faculté à donner de l’ampleur au minable, de la grandeur au petit. Magnitudo parvi. Trois monologues – un quasi-poète en attente, un modèle de nu, un sculpteur a contrario – et les vies minuscules s’étalent à n’en quasiment presque plus finir. Pourquoi ? Parce qu’elles sont « empêchées ». Koltès faisait de l’empêchement le cœur même du drame. Syrac prend un malin plaisir à voir ses personnages s’empêtrer dans leurs échecs, turpitudes et autres contradictions. Contradictions des autres ? Son narrateur, un petit Français qui multiplie les jobs de passage dans le milieu (de l’autre côté du Rhin, tiens donc !), les regarde à son tour s’emberlificoter, sans pitié aucune. Le lien de tous ces nœuds, c’est lui et lui seul. Mein Gott ! Le moins qu’on puisse médire, c’est qu’Ariane fait la gueule : qu’est-ce qu’elle fout, cette putain de poétesse ? Au fait, ça rapporte combien, le nu ? Picolons et pensons « utile », non ? Et chacun dérive à sa manière, au gré de ses compromissions.
Extrayons :
« Oui, modèle de nu n’est jamais que l’une des interminables ramifications du grand tunnel de la misère, juste avant l’embranchement vers le bordel et le trottoir, live ou online. Jamais qu’une des cent mille têtes grimaçantes de l’Hydre des petits salaires, qu’une façon comme une autre de faire l’acrobate sur le gibet des fins de mois, avec néanmoins l’honnêteté d’être effectivement à poil. »
Ou comment faire passer par les rotatives, pas même trentenaire à l’occiput, qu’un dessapage à l’atelier n’est rien de plus ou de moins qu’un moyen raffiné de faire la pute. Brillant. Strass, paillettes et tout le bordel. Carnaval des losers magnifiques. Ou plutôt magnifiés. Puisqu’on leur a fiché au cul la plume de pas-n’importe-qui. Syrac n’est pas qui veut. Sûr qu’il aime chacune de ses têtes de noeud, celui-là. « Sackgesicht », qu’on dit goethiquement.
À Thomas Bernhard on l’a trop vite comparé. À mon sens. À mon goût. À cause des monologues-tourbillons caustiques, sans doute. J’ai déjà cité Stendhal et Balzac. Zola peut sans rougir s’inviter au gang bang des ratés sublimes. Pour chapeauter, cela va sans dire. Ces ratés que Julien cible et mitraille chirurgicalement. Aber herzlich. Avec tout son cœur. Son chœur. Ses trois voix, quoi ! Du Céline, assurément du Céline il y a dans cette ébauche de zéros soustraits à leurs espoirs (prononcez « Bardamu » en langue germanique et vous ne serez pas loin du « bande-mou »), de la Beat Generation à retardement, du Bret Easton Ellis, génial décrypteur de l’engeance X ou Wuss, enfin du Chuck Palahniuk, celui du Festival de la couille, dépeignant pêle-mêle (histoire de noeuds, là encore), avec l’aplomb d’un croque-mort en RTT, combat de moissonneuses-batteuses, partouze dantesque, déambulation d’un escort boy au bras d’un malade en phase terminale. Du méprisable au ridicule, toutefois, il y a ce petit espace que Syrac (ou Julien, switchons on/off à l’envi) ne franchit jamais, et qu’on dénomme décence. Cet espace immaculé n’est jamais piétiné par son style. Aérien, forcément. À partir de là, tout lui est permis. Licence poétique.
Une dernière chose, une seule. Mais la plus importante, puisque marginale, à l’instar de tes personnages. En effet je t’apostrophe. De Berlin le mur tomba lorsque tu naquis. Vrai ou pas ? Alors je peux bien effriter celui des convenances. Je lis ça et là dans ta biographie, par récurrence, que tu serais peintre à tes « heures perdues », comme si la peinture délayait le temps et l’écriture le condensait. Le rentabilisait ? Mais n’est-il pas vrai, Julien, toi qui aimes à observer tes fantômes de fantoches agiter leurs carcasses amputées d’un membre, au moins, disons le tronc, tout comme Spinoza les araignées auxquelles il avait arraché une patte, paraît-il, Julien, n’est-il pas vrai que chaque heure passée sur terre est une heure perdue ?
Connexion interrompue.
Julien Syrac, Berlin on/off, Quidam éditeur, avril 2018, 142 p., 15 €