En 1967, la révolution culturelle bat son plein en Chine. À l’université Tsinghua, le physicien Ye Zhetai, accusé d’enseigner la théorie « réactionnaire » de la relativité, tient tête aux Gardes Rouges et meurt à coups de ceinturons. Sa fille Ye Wenjie assiste à la scène. Si sa mère et sa sœur ont renié leurs origines bourgeoises et se sont rangées aux côtés de la révolution, Ye Wenjie n’est pas considérée comme assez repentante, et se retrouve dans un camp de travail à scier les arbres abattus des forêts de montagne. Bien qu’elle soit loin de tout, elle rencontre un ingénieur qui a connu son père. L’illusion d’échapper au climat politique à travers une amitié intellectuelle est de courte durée, et le sort de la jeune femme semble ne jamais cesser d’empirer. Jusqu’à ce que, grâce à ses connaissances techniques, on lui propose de travailler dans une base scientifique dont elle ne pourrait jamais sortir. Cette dernière impasse lui semble plus enviable que tout retour vers un monde extérieur qui n’est que trahison et cruauté.
Quarante ans plus tard, l’armée invite un chercheur en nanomatériaux, Wang Miao, à une réunion où on lui demande de surveiller une association de scientifiques. Il refuse d’abord mais, irrité par un policier aussi vulgaire qu’insolent, Shi Qiang, il accepte cette basse mission. Il faut dire qu’il s’agit de comprendre pourquoi des scientifiques de premier plan se suicident les uns après les autres, sans raison visible, comme victimes d’un plan visant à les supprimer et à mettre un coup d’arrêt aux avancées de la science.
Prépublié en magazine en 2006, puis édité en 2008, Le Problème à trois corps de Liu Cixin commence de manière surprenante par revenir sur la Révolution culturelle, qu’il condamne sans détour. L’aveuglement des Gardes Rouges comme la responsabilité des hiérarchies est montrée en pleine lumière et amorce une critique sans concession de l’autoritarisme chinois et de la répression politique – une lecture bienvenue alors que la Chine est surtout connue pour sa censure d’internet, et de toutes les prises de position qui vont à l’encontre des décisions du pouvoir.
Mais la partie proprement science-fictionnelle du roman n’est pas moins étonnante : Liu jongle avec des questions à la pointe de la science actuelle, avec une profondeur de vue et une imagination constantes. Tour à tour, la communication à longue portée dans l’espace, la manipulation de la perception, la réalité virtuelle, les problèmes à N corps, les dimensions supplémentaires, surgissent et donnent une nouvelle direction à l’intrigue. Jouant des possibilités de ces sujets, Le Problème à trois corps recèle des visions impressionnantes, comme le compte à rebours numérique qui s’imprime sur la rétine de Wang, ou le découpage en tranches d’un navire entier. Mais certaines des plus mémorables sortent du jeu en réalité virtuelle 3body : les joueurs s’immergent dans un monde aberrant, au paysage dantesque, où la population peut être déshydratée et stockée pour les longues périodes de froid ou de chaleur extrêmes, les ères du chaos, en attendant le retour de trop courtes ères de stabilité. Liu s’y montre digne des auteurs anglo-saxons de la réalité virtuelle, de William Gibson à Greg Egan (La Cité des permutants) en passant par Pat Cadigan (Vous avez-dit virtuel?). La fin du roman exploite jusqu’au paradoxe l’écart irréconciliable entre l’extrêmement petit et l’immensément grand, en des visions grandioses qui donnent le vertige.
Tout ceci ne fait cependant qu’effleurer le sujet qui est en son cœur : celui de l’existence d’une civilisation extraterrestre. Si plusieurs théories se sont attachées à le traiter, du paradoxe de Fermi à l’équation de Drake, Liu choisit de s’en tenir à celle d’un sociologue, Bill Mathers, pour qui le contact avec une intelligence extraterrestre, qu’il soit le plus superficiel ou le plus important, modifiera en profondeur la société humaine. Ne cherchez pas : ce sociologue n’existe pas, et Liu a inventé cette théorie pour le seul besoin de son roman. Pour autant, il l’illustre magistralement tout au long d’un volume qui n’est que le premier d’une trilogie, appelant des développements inévitables, même s’il explique une grande partie des mystères décrits tout au long d’une narration prenante.
Comme pour les autres questions abordées, le roman renouvelle radicalement la perspective du contact avec les extraterrestres. Dans l’hypothèse où ils nous contacteraient, viendraient-ils jusqu’à nous en bienfaiteurs ou en colonisateurs ? À cette question classique, Liu oppose un retournement sur notre propre rapport au reste de l’humanité. Et si des humains, écœurés par l’humanité et las de son ignominie, livraient la Terre aux aliens dans l’espoir d’un monde meilleur, non au bénéfice de l’humanité, mais pour la punir, pour la livrer à la destruction ?
Le Problème à trois corps semble partir du désabusement souvent partagé devant les exactions, les décisions criminelles et les ravages qui se déploient sans trêves sur notre planète. Les médias comme la littérature contemporaine témoignent de ce désespoir quand des politiques dangereuses tuent, font reculer les progrès sociaux ou dégradent irrémédiablement les habitats des êtres vivants. À travers la vie de Ye Wenjie, comme à travers les idéaux écologiques de Mike Evans, ce roman s’inscrit dans la prise en compte des errements politiques, de l’état dégradé de la biosphère et de l’extinction de la faune. Résolument contemporain par ses thématiques, brillant dans sa manière de les aborder, il mérite également d’être lu pour ses personnages complexes, du chercheur désorienté au policier cynique, au premier rang desquels Ye Wenjie, ouvrant et refermant ce premier volume, qui s’impose comme une figure bouleversante, spectatrice et actrice de la ruine d’une civilisation.
Liu Cixin, Le Problème à trois corps, traduit du chinois par Gwennaël Gaffric, éditions Actes Sud, 2016, 432 p., 23 € (livre désormais disponible en poche dans la collection Babel) — Lire un extrait