Et la lutte continue !

Photo de couverture de l’album Canti delle donne in lotta, Fufi Sonnino e Yuki Maraini, 1976

Vous sortez du silence. Vous sortez de l’anonymat. Vous sortez de vos cuisines, de vos chambres, du carré clos de vos bureaux pour dire les abus dont vous avez été et vous êtes victimes. Continuez à le faire. Continuez à ne pas vous oublier. Car si ce n’est pas vous qui prenez la place qui vous est due dans ce monde, personne ne le fera pour vous.

C’est la révolution en acte du plus négligé des Lumpenproletariats de l’Histoire : les femmes. C’est le Lumpenproletariat que l’on ne veut écouter car c’est celui qui aurait sans doute le plus de pouvoir parmi tous. Il faut donc que la lutte continue, que ces années 1970 qui ont commencé à nous libérer, perdurent. Les hashtags #balancetonporc et #moiaussi sont ainsi les bienvenus s’ils permettent aux femmes de ne plus vivre dans la honte du viol et du harcèlement sexuel.

Je suis donc ce qui se dit, ce qui s’écrit, ce qui se fait sur cette déferlante. Et je m’engage aussi. Comme chacune d’entre vous, j’ose l’espérer.

Mercredi 15 novembre je regardais l’émission « C’est dans l’air » dont le sujet était : « Harcèlement, on fait quoi ? ». Une magistrate, une avocate spécialiste du harcèlement au travail, la présidente de la Fondation des Femmes, un psychiatre expert auprès des Tribunaux répondaient aux questions de Caroline Roux. Tous très clairs sur les définitions et les limites juridiques de viol, agression, harcèlement. Tous très engagés dans l’aide aux femmes dans ces situations de détresse. La question qui pointait était celle qui a fini par être posée de manière très directe par un téléspectateur via SMS : « Mais elles n’en font pas trop ? » Prudente, du fait de sa profession sans doute, la magistrate est encline à répondre : « un peu », les autres invités insistent sur la nécessité de sortir de l’ombre et d’avouer le tort subi. Et à la Présidente de la Fondation des Femmes d’intervenir pour souligner que ce n’est pas parce la Gendarmerie Nationale a enregistré une hausse de 30 % des plaintes pour violences sexuelles par rapport à la même période l’année précédente que l’on peut considérer que l’on parle trop du problème. En France moins de 2 % des affaires de viol aboutissent à une condamnation en Cour d’Assises, les dossiers finissent au Tribunal correctionnel, souvent requalifiés en « agression sexuelle » quand ils ne sont pas redéfinis en « violence volontaires ».

Dès lors, est-ce trop ? C’est plutôt l’inverse. Trop de silence et trop de complaisance autour d’une question très grave. La Justice manque de moyens, la Police n’est pas formée à accueillir cette plainte genrée, à tel point que le 10 novembre, le directeur général de la gendarmerie nationale, Richard Lizurey, a appelé, dans une note à tous les militaires de la gendarmerie et aux préfets, à « mobiliser l’ensemble des échelons et unités » sur ce sujet, en soulignant la nécessité de faire preuve de « détermination et efficacité », ce qui se traduit aussi en : « faites preuve d’empathie, ne soupçonnez pas les victimes, aidez-les ».

Je vous rappelle que la lutte des féministes contre les violences sexuelles s’est développée, dans les années 1970, dans le sillage de la lutte pour le droit à la contraception et à l’avortement. Plusieurs associations ont été créées se donnant comme objectif la lutte contre le viol, la défense des femmes victimes, la dénonciation de l’imposture qui faisait que le crime n’était pas traité à la hauteur de sa gravité.

Dans ce même mouvement et à la même époque, l’avocate Gisèle Halimi est appelée à défendre deux jeunes campeuses belges, Anne Tonglet et Araceli Castellano, qui sont tabassées et violées pendant cinq heures par trois hommes alors qu’elles dorment sur la plage d’une calanque près de Marseille. L’affaire démarre en 1974. Jeunes, homosexuelles, adeptes du naturisme, elle se retrouvent rapidement discréditées et humiliées par la justice et les médecins aveuglés de stéréotypes. Gisèle Halimi finit par obtenir le 15 octobre 1975 la qualification criminelle des faits ainsi que le renvoi du procès aux Assises. Le procès démarre le 2 mai 1978 à Aix-en-Provence. L’avocate doit faire face, elle aussi, à toute sorte d’injures. Bousculée à l’entrée du Palais de justice, huée, elle n’en démord pas, ni les filles qui font preuve de grande détermination. La cour d’assises des Bouches-du-Rhône condamne Serge Petrilli à six ans de réclusion criminelle et inflige une peine de quatre ans d’emprisonnement à Guy Roger et Pierre Mouglalis. Gisèle Halimi aura entre-temps réussi à faire élaborer un projet de loi qui redéfinissait, pour la première fois, le viol. Présentée par la sénatrice Brigitte Gros, la nouvelle loi sera publiée le 23 décembre 1980 et remplacera le précédent texte de 1832, modifié à une seule reprise en 1863… Ceci en dit long sur la considération que l’on accorde au corps de la femme.

Persévérer quand on a subi un tort abject. Persévérer quand on a raison. Ce n’est donc pas trop de briser enfin l’omertà qui a sans cesse bâillonné les femmes. Pour l’heure, le seul effet positif de l’affaire Weinstein est de permettre de commencer à mettre en place une véritable politique de l’écoute. A la garde des Sceaux, Nicole Belloubet ainsi qu’à Marlène Schiappa, Secrétaire d’État, chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, de faire vite et d’écouter bien. Les oreilles des frileux se sentent-elles agressées par toutes ces voix qui se délient ? Dommage, le chant de lutte sera encore plus bruyant. Si toutes ces voix se sont élevées et vont encore s’élever, c’est parce qu’elles ont été jusqu’ici trop largement étouffées.

Hier matin dans Le Monde un article révélait enfin la situation dégradante du sexisme qui sévit en milieux hospitalier. Une merveilleuse interne en chirurgie que j’aime venait de m’en parler, elle doit subir, la tête haute bien sûr, digne parce qu’elle le sera toujours, mais doit subir ces phrases insidieuses lancées comme si de rien n’était et à tour de rôle, par un chef ou un sous-chef. Honteux. Le fait est que ceci se produit dans tous les milieux. Pourquoi les femmes, depuis leur plus jeune âge, doivent-elles faire face à ce genre de situations dégradantes ? Le sexisme est un nazisme. Parce qu’agressif et belliqueux. Compter sur la peur et la soumission de l’autre féminin, c’est une politique fasciste que la société a intégrée puisqu’elle ne protège pas suffisamment, parce qu’elle a toujours placé ces agressions sous silence. Et les témoins d’agressions ont un rôle essentiel, ne pas témoigner signifie être complice. Dites-le autour de vous.

Car la société est misogyne et ne se l’avoue pas, elle ne veut pas se l’avouer. Et la misogynie est si intimement liée à l’Histoire des peuples, des religions, de la philosophie, de la littérature, qu’elle est désormais entrée dans les mœurs. La majorité de l’humanité ne la distingue même plus. Comme si on vivait encore tous dans l’Antiquité lorsqu’Aristote faisait de la femme, dans sa « théorie sur l’esclave » sise au premier livre de sa Politique, l’être éternellement mineur. Ce n’est pas étonnant, qu’après l’abolition de l’esclavage, celle qui demeure esclave, c’est la femme. Et pas seulement dans les sociétés occidentales. D’autres penseurs, sur d’autres rives, continuent à faire de la femme l’exclue par antonomase de toute vie sociale, politique et culturelle. Le discours dominant mondial est celui du patriarcat qui ne cesse de réduire les femmes à une seule perspective téléologique : la reproduction (que j’inscris dans ce que Christine Delphy nomme « production domestique »). C’est pour cette raison que la libération de la femme a commencé par le contrôle de son propre corps. Et cette prise de contrôle de son corps s’est accompagnée, dans les années 1970, d’une prise de conscience de son rôle dans l’Histoire.

Mais pour advenir dans l’Histoire il faut aussi la réécrire, continuer à critiquer les systèmes de domination dans les domaines de la pensée et de l’imaginaire. Ceci ne veut pas dire qu’il nous faut basculer dans l’hagiographie du sexe féminin. Libres et autonomes, nous devons pouvoir poser de nouvelles questions, infléchir le regard à la fois sur le passé et sur le présent. Soyons les contemporaines qui feront de Jeanne Dielman un être à part entière qui n’aura plus besoin de s’enfermer tristement dans sa chambre avec un triste compagnon de lit pour gagner son argent. Soyons celles qui transformeront l’humiliation subie par Bérénice, reine de Césarée, en narcissisme nécessaire à notre affirmation.

Entrons dans les histoires de la littérature, de la philosophie, de la poésie, du cinéma en y participant activement, construisons ces histoires. Nombre d’entre nous le font déjà, il en faut plus, il faut que ce soit un acte éthique et politique pour chacune d’entre nous. Rendons-nous visibles, archi-visibles. On distingue aujourd’hui, dans les grottes magdaléniennes, des traces de mains de femme dont les préhistoriens niaient même la possibilité. Nos mains ne sont pas négatives mais positives. Fermons nos mains dans un poing levé et continuons à dessiner notre lutte.