C’est devenu un lieu commun, mais un grand cinéaste se mesure autant à ses chefs d’œuvres qu’à ses films moins réussis. Michael Haneke venant de réaliser coup sur coup deux très grands films, Le Ruban blanc et Amour, pour autant de palmes d’or, le retour à l’ordinaire était inévitable, l’ordinaire étant chez le sémillant autrichien tout à fait relatif.
Si l’on peut sortir un peu déçu de ce Happy End , le film reste au-dessus de la plupart des autres productions et la plupart des cinéastes courront des années après ce qui restera comme une œuvre réussie mais mineure au regard de ce à quoi Haneke avait fini par nous habituer (même si on exclura sa parenthèse américaine et l’improbable remake de son propre film : Funny Games). Le titre même nous alerterait : amusant, provocateur mais trop évidemment ironique venant du réalisateur du Temps du Loup et autres joyeusetés Hanekeniennes…Une belle fin, c’est quitter le monde anxiogène du film, la mort vaudrait mieux qu’une vie de bourgeois de Calais : « Le suicide est sans douleur » comme le disait le générique de Mash.
Le film commence en reprenant le principe de Caché : le plan subjectif, pris par une caméra, ici celle d’un téléphone portable. Comme le cinéaste autrichien vit avec son temps, la voix off laisse place à des textos, forcément horribles : une gamine tente sur son cochon d’inde le poison qu’elle compte donner à sa mère indigne. La mère à l’hôpital dans un état grave ; la gamine doit habiter chez son père dans la demeure familiale d’une famille de notables, la tante s’occupe de l’entreprise familiale en attendant que le fils prenne la suite, le père est un médecin qui échange des textos cochons avec sa maîtresse , le grand-père, presque gâteux, préside les repas bourgeois (donc glauques) en attendant la mort.

Happy End s’inscrit donc dans la veine flaubertienne d’Haneke : critique de la bourgeoisie, ironie virant à la cruauté, un programme réjouissant qui était déjà celui de Caché ou Code inconnu entre autres. Sauf que dans ces films, comme chez Flaubert, la plupart des personnages gardent une part de mystère, tandis que dans ce dernier opus, leur psychologie reste sommaire : des personnages pour la plupart médiocres, ridicules même, une ville de Homais, amusants mais détestables que rien ne rattrape. Chabrol, autre spécialiste de la bourgeoisie flaubertienne, avait su emprunter au maître son ironie, son humour disons-le. Curieusement Happy End est souvent amusant, notamment grâce au jeu d’Isabelle Huppert, forcément parfaite en bourgeoise idéale dont on devine le vrai potentiel de folle hystérique, elle seule peut déclencher les rires en cassant un doigt, celui de son fils en l’occurrence, prenant ensuite une voix presque indignée d’avoir dû en arriver là pour qu’il se calme.
La peinture est cruelle : cette famille de riches bourgeois dont le pouvoir semble se transmettre de générations en générations sans jamais remettre en cause son mode de vie est bien vite détestable. Mensonges, lâchetés, rites consternants, rapports de force constants ; portrait de la médiocrité ordinaire. Dans ce monde sauvage, les êtres sont prédestinés, les rapports de classes très violents et à la violence du pouvoir de l’argent et du mépris répondra la violence physique de ceux qui n’ont rien mais qui n’aboutit qu’au triomphe des plus puissants. La méthode Haneke est très efficace : l’effondrement d’un chantier, qui causera la mort d’un employé que cherchera à indemniser à moindre coût la direction, le tabassage en règle du fils de la patronne par le fils de la victime, tout cela est cadré de loin, comme pour établir une distance entre l’acte et le spectateur. Celui-ci est sans cesse réduit à l’état de témoin impuissant, la position de la caméra est souvent celle du voyeur, le spectateur se sentant obligé d’assister au spectacle, le système Haneke crée ainsi un véritable sentiment de culpabilité de la part du spectateur/voyeur qui ne peut détourner les yeux d’un spectacle gênant – l’humiliation des pauvres par les puissants. La mise en scène de Haneke reste d’une efficacité impressionnante, le sens du cadre, de la distance et du détail est celui d’un cinéaste à l’œil particulièrement acéré sur un monde pitoyable.

Mais si le constat est glaçant et si l’on ne saurait remettre en question la sincérité du cinéaste, la méthode finit par lasser, le propos également. Haneke cherche à provoquer, depuis Le Septième continent, c’est l’essence de son cinéma, les deux dernières œuvres du cinéaste avaient même presque fini par nous faire oublier le coté moraliste du cinéaste. La richesse ? Une source d’injustice. La bourgeoisie ? Une hypocrisie. On peut s’étonner que l’ennemi de classe reste le même alors qu’il y a bien longtemps que Michael Haneke lui a réglé son compte. Tout se passe comme si le cinéaste était encore dans la France de Giscard, non pas qu’une certaine bourgeoisie ne soit plus ridicule, mais on a l’impression que « les nouveaux monstres » se situent désormais chez les belles âmes, les donneurs de leçons, les moralistes justement. La critique dans Happy End amuse mais n’apporte pas grand chose à l’oeuvre d’un cinéaste qui a déjà réalisé des films autrement plus choquants et plus efficaces sur le thème. L’absence de subtilité, le désir de heurter des bourgeois qui pourtant le vénèrent et l’adorent a souvent nuit au réalisateur de Funny Games. Le portrait acide peut amuser, mais la leçon de morale flirte avec le syndrome du vieux con… Témoin, la façon dont Haneke perçoit les modes de communications modernes : on filme la mort d’un animal qui préfigure celle de la mère, les textos ne peuvent servir qu’à faire passer des messages de haine témoignant du mal de vivre, Facebook ou les mails permettent aux bourgeois d’évacuer leur frustration sexuelle en multipliant les messages pornographiques (la sexualité semble alors plus un tabou chez le cinéaste que chez ses personnages). Et les réseaux sociaux ? Des lieux de luxure et de frustrations. Le propos devient un cliché tant le cinéaste instruit à charge. Il cherche à choquer (c’est louable), mais il ne choquera pas grand monde. Son film est certes d’une noirceur absolue, mais elle paraît si forcée que nous sommes plus dans la caricature, très divertissante, que dans la critique sociale. Pire, Michael Haneke, pourtant cinéaste humaniste, finit par commettre l’erreur d’un de ses personnages : ce fils à maman, destiné à reprendre l’entreprise et les méthodes familiales et qui tente de se rebeller en invitant des immigrés clandestins échoués à Calais au remariage de sa mère. La scène pourrait être forte et devrait susciter la gêne, mais elle est si prévisible que très vite, la façon dont le cinéaste, pourtant irréprochable dans les intentions, en utilisant le drame des sans papiers de Calais pour appuyer sa critique en devient gênante. Si la satire sociale est réussie, Haneke déçoit quand il force le trait et utilise des moyens grossiers dans un propos qui aurait mérité plus de finesse.

Heureusement, la déception que provoquent certains procédés s’efface devant un casting brillant, Isabelle Huppert bien sûr, qui a trouvé en Haneke un Chabrol plus cruel encore, mais surtout un Jean-Louis Trintignant tout à fait bouleversant. Le cinéaste le filme sans le ménager, l’homme est un vieillard, mais un patriarche au regard perçant et dont les pertes de mémoire ne l’empêchent pas d’être parfaitement lucide sur la réalité de sa famille. Trintigant incarne avec force mais aussi avec grâce cet homme d’un autre temps, fatigué de vivre dans ce monde qui n’est plus le sien, dont on sent qu’il devait être un chef de famille et un patron impitoyable, mais dont on devine également l’humanité et qui s’accommode mal de cette famille malsaine. Entre lui et la jeune fille échouant dans « la grande famille » se noue une complicité jamais niaise (au contraire) entre les deux seuls êtres qui sont fatigués de jouer un rôle, les deux êtres qui ne supportent plus de vivre dans ce monde étouffant. Le vieil homme et l’enfant qui voulaient mourir… Filmé de loin ou en gros plan, immobile, interprétant un homme aux frontières de la sénilité, Jean-Louis Trintignant apparaît immense, chacune de ses apparitions est un moment de cinéma, il donne au film ce mystère, cette subtilité qui lui manque dès qu’il quitte l’écran. La conversation entre l’aïeul et la gamine laisse percer un rare, et fugitif, sentiment de bienveillance dans un propos pourtant violent, dans cette séquence, Haneke est alors à son sommet, bien aidé par ce grand acteur mais aussi par le talent de la jeune Fantine Harduin, déjà une des révélations du films. On connaît le talent de directeur d’acteur d’Haneke, notamment avec les plus jeunes, ici, Fantine Harduin impose un personnage inquiétant, malheureux, coupable d’un acte odieux mais dont on comprend qu’il n’est que l’expression d’une profonde douleur. Ce personnage ambigu, dérangeant, permet au film de n’être pas qu’un délicieux jeu de massacre.
Parfois caricatural, souvent prévisible mais terriblement efficace : Happy End réjouira les fans de Michael Haneke et décevra ceux qu’il agaçait avant que Le Ruban Blanc et Amour ne le rendent incontournable aux yeux du plus grand nombre. L’ironie étant que ce cinéaste qui n’en manque justement pas, d’ironie, plaira souvent à un public de cette bourgeoisie dont il entend dénoncer l’hypocrisie et l’égoïsme. Oeuvre réussie mais mineure d’une filmographie magistrale, Happy End n’est pourtant pas qu’un jeu de massacre un peu stérile. Autant que le film d’Haneke, il est celui de Trintignant, un des derniers géants, monstre fascinant, effrayant, dont le moindre regard, le plus petit geste suffit à justifier la vision. Il est de meilleurs films dont on n’a rien retenu. Celui-ci, si imparfait, laissera une marque indélébile. Le géant, la gamine, un vieil homme se laissant submerger par les flots sur son fauteuil roulant. Un Happy end…

HAPPY END – 1h48 – France/ Autriche – Un film écrit et réalisé par Michael Haneke – Directeur de la photographie : Christian Berger – Montage : Monika Willi – Avec : Isabelle Huppert, Jean-Louis Trintignant, Mathieu Kassovitz, Fantine Harduin, Franz Rogowski, Laura Verlinden, Toby Jones.