« Cher Gustave Flaubert, qui a tué Emma Bovary ? »
Le bandeau rouge sur la couverture de la Contre-Enquête a de quoi faire sursauter les lecteurs de Madame Bovary, croyant avoir bien compris qu’Emma, illusions perdues, mari cocu et ménage ruiné, se suicide en avalant une forte dose d’arsenic. Les plus grands romans de la littérature ne connaissent pas de fin. Ils sont comme mis en suspens, offert à un investissement narratif par d’autres auteurs, qui viendront s’inscrire dans les blancs et ellipses du récit ou le reprendrent selon le phénomène analysé par Richard Saint-Gelais dans ses Fictions transfuges (2011), consistant à « proposer une expansion d’une fiction préalable, à travers une transfiction qui la prolonge sur le plan temporel ou, plus largement, diégétique ».

© Yves Chaland
Madame Bovary devient dès lors le To be continued de Peter Conrad que cite Richard Saint-Gelais en exergue de son chapitre, « books end, but the stories they tell continue », le roman de Flaubert pouvant illustrer tous les phénomènes que série le critique, des expansions parallèles, virtuelles ou paradoxales aux réinterprétations, corrections et textes contrefictionnels, voire fan fictions, puisque Madame Bovary poursuit ses vies parallèles jusque dans la bande dessinée ou le roman-photo. Et c’est bien souvent dans le sens d’une enquête, depuis la trame indiciaire que constitue Madame Bovary, d’une réactivation du fait-divers effacé par Flaubert voire d’une intrigue policière que s’opère cette transfiction.

Comme le note Pierre Bayard, en prologue de Qui a tué Roger Ackroyd ? (1998), « de nombreux décès de la littérature, et pas seulement policière, mériteraient d’être reconsidérés. (…) Est-il exclu que Madame Bovary ait été assassinée ? (…) Indépendamment du problème des morts suspectes, de multiples faits littéraires gagneraient de toute manière à être remis en perspective ou éclairés différemment ».
« Qui a tué Madame Bovary ? » demande donc Françoise Gaillard, dans un article de 2012, question déjà posée par un bandeau sur l’édition de poche du livre de Philippe Doumenc, Contre-enquête sur la mort d’Emma Bovary (2007) et pourtant totalement incongrue, comme le note Jacques Rancière dans « La mise à mort d’Emma Bovary » : « Même ceux qui n’ont jamais lu Madame Bovary savent au moins une chose : personne n’a tué Emma, c’est elle qui s’est suicidée » (Politique de la littérature, Galilée, 2007).
Dans Madame Bovary (III, 8), Emma « alla droit vers la troisième tablette, tant son souvenir la guidait bien, saisit le bocal bleu, en arracha le bouchon, y fourra sa main, et, la retirant pleine d’une poudre blanche, elle se mit à manger à même. » « Elle s’assit à son secrétaire et écrivit une lettre qu’elle cacheta lentement, ajoutant la date du jour et l’heure ». « Qu’on n’accuse personne…». Il n’y a pas de coupables, c’est un enchaînement de causes et conséquences qui conduit au dénouement. Pourtant, Philippe Domenc reprend l’affaire, il conteste la « version officielle » — celle donnée par le roman de Flaubert, devenu pièce du dossier au même titre que les dépositions d’autres témoins de l’affaire — et ajoute deux personnages d’enquêteurs à la distribution des personnages dans le roman de Flaubert, Rémi et le commissaire Delévoye dépêchés à Yonville.
En épigraphe de cette curieuse Contre-enquête policière, un extrait d’une lettre de Flaubert à George Sand, « mais naturellement ma pauvre Bovary s’est bien empoisonnée elle-même. Tous ceux qui prétendront le contraire n’ont rien compris à son personnage ! ». La citation est une forme de mise au défi, le refus du dénouement voulu par Flaubert, et l’affirmation qu’il ne faut pas être dupes : on ne meurt pas d’une première prise d’arsenic, ce que confirment les deux médecins dépêchés au chevet de l’héroïne à l’agonie, Canivet a constaté quelques traces de coups sur le corps d’Emma et le professeur Larivière l’a entendue balbutier, « assassinée, pas suicidée », ultima verba de l’agonisante.
C’est pourquoi, si les premières pages du livre s’immiscent dans les non dits et autres sourdines du texte de Flaubert et le citent pour mieux s’en écarter, dès le début du chapitre 2 il n’est plus possible à Doumenc de reproduire ce qu’écrivit Flaubert, d’être dans le collage ou la réécriture, son récit sera un hypertexte fictionnel, ou, pour reprendre le Genette de Palimpsestes (1982), « de la critique en acte (…) libre de ses allures ». Comme le souligne malicieusement Doumenc en note, cet empoisonnement « est d’ailleurs une des faiblesses du scénario de Flaubert, pourtant inspiré d’après lui d’une autre affaire réelle, celle d’une dénommée Delphine Delamarre (sic). L’arsenic provoque d’atroces souffrances, mais tuerait rarement du premier coup. La marquise de Brinvilliers et Mme Lafarge, célèbres criminelles, mettent des mois à empoisonner leurs victimes ». Flaubert a effacé les faits divers à l’origine du livre, transposé toute ville réelle vers une bourgade fictionnelle. Dans la diégèse, Homais a étouffé l’affaire : « Il avait à écrire deux lettres, à faire une potion calmante pour Bovary, à trouver un mensonge qui pût cacher l’empoisonnement et à le rédiger en article pour le Fanal, sans compter les personnes qui l’attendaient afin d’avoir des informations ; et quand les Yonvillais eurent tous entendu son histoire d’arsenic qu’elle avait pris pour du sucre en faisant une crème à la vanille, Homais, encore une fois, retourna chez Bovary » (Madame Bovary, III, 9). Philippe Doumenc refuse ce double étouffement et fait retour aux archives, les listant dans cette note, affaire Delamare, affaire Brinvilliers/Lafarge.

Françoise Gaillard l’écrit dans « Qui a tué Madame Bovary ? », voyant une faiblesse dans le procédé narratif, « alors que Flaubert faisait d’un fait divers une œuvre, Philippe Doumenc fait, d’une œuvre, un simple fait divers qu’il s’agit de tirer au clair. Il ne saurait y avoir de plus grand déni du travail d’écriture de Flaubert, auquel il ne reste plus qu’à tenir le rôle de figurant fantomatique dans cette histoire provinciale. On peut même parler ici de mise à mort de l’écrivain Flaubert, condamné à traverser de façon spectrale cette contre-enquête policière qui prend le contre-pied de son esthétique et de sa conception de l’art. » Certes, la transfiction rompt avec la poétique de Flaubert mais elle est un jeu hypertextuel, Madame Bovary devenant cette « enquête » que le livre n’est pas (sinon en un sens humain et sociologique) dont il faut produire le revers, la contre-enquête, en faisant du roman source un objet autour duquel s’organise un nouveau système de signes et un plaisir du texte, refusant la double fable du suicide ou de l’accident (diffusée jusque dans un article de journal par Homais), radicalisant le soupçon. Ainsi la fiction redevient en effet fait divers, une affaire comme une autre, et Flaubert n’est plus qu’une silhouette à l’enterrement de son personnage, « apparition ou réalité » :
« D’où diable sortait ce personnage ? (…)
— Moi je sais qui c’est, fit Delévoye. C’est Gustave, l’un des deux fils du professeur Achille Flaubert, le professeur à la faculté de médecine de Rouen. Il se croit doué pour les gazettes, il veut écrire des romans, cette idée ! Que fait-il ici, est-il à la recherche d’un sujet ? Un goujon, la gueule ouverte pour gober ce qui passe à portée et le régurgiter à sa manière. Du monde à éviter !»
Le texte de Philippe Doumenc est un hommage impertinent, déconstruisant le roman pour réinventer ses archives via les dépositions de personnages devenus témoins, pour mieux inverser le rapport du réel et de la fiction en, soi disant, rétablissant la vérité historique contre ce « tissu de fables » d’une « Emma suicidée réinventée par Flaubert[12] ». Pour Doumenc, en postface (« Flaubert a-t-il menti ? »), c’est sous la pression du procès de 1857 pour immoralité que Flaubert a prétendu avoir tout inventé, cette assomption de la fiction est une imposture.
En ce sens, si Philippe Doumenc met Flaubert à mort, pour reprendre la formule outrée de Françoise Gaillard, il est fidèle à l’esprit d’un Mérimée qui avait fait des mystifications et supercheries littéraires un art poétique. Les personnages de Madame Bovary, soumis à des interrogatoires, mentent, dénoncent, produisent des fictions potentielles. Le coupable est désigné, son nom est révélé page 160 dans la fiction de Philippe Doumenc, rappelé en postface et spoilé par Françoise Gaillard dans son article : c’est xxx* (les curieux se reporteront à la fin de l’article) qui non seulement a assassiné Emma mais l’a achevée sur son lit de mort pour la réduire au silence. Ce nom souligné par la contre-enquête invite à une relecture du roman de Flaubert et cette mystification littéraire sous forme de polar est un jeu sérieux, un hommage, se jouant de tous les genres en vogue au XIXè siècle, récit de crime, enquête de police, inventaire de « capharnaüm » et laboratoires, recherche d’une « lettre volée », se référant aussi bien aux travaux scientifiques de l’époque qu’à Balzac. Expansion transfictionnelle, le roman de Philippe Doumenc ressort de « l’immersion fictionnelle », de « nos dispositions imaginaires et projectives » (Frank Wagner, « Les hypertextes en questions ») mais il s’agit aussi d’autopsier le texte de Flaubert comme l’est le corps d’Emma dans le roman de Doumenc :
« L’incision de l’abdomen était précise, montrant les principaux organes préparés ou plutôt parés comme pour l’exposition dans quelque vitrine de luxe. Ou encore, plus classiquement, pour l’une de ces méticuleuses représentations anatomiques de cadavre en carton-pâte ou en cire que l’on exhibe en Faculté pour l’instruction des carabins. La peau était livide. Marquée de coins d’ombre ou au contraire impudiquement accentuée par la lumière grasse et jaune des bougies, elle rappelait ces tableaux d’église en clair-obscur, où les saints martyrisés des premiers temps sont représentés, leurs corps gisant nus, veillés par des vierges porteuses de flambeaux. »
Dans un clair-obscur qui rappelle cruellement celui de l’atelier de Binet, le corps d’Emma est soumis à la fois à une profanation et à une assomption. Mais il s’agit surtout pour Doumenc de désigner par analogie l’opération qu’il pratique sur le texte flaubertien, exposer ses principaux organes, exhiber, travailler sur les coins d’ombre marqués, sur la peau livide du roman. La pratique de l’effacement chère à Flaubert est également commentée dans la même page, entre mise en abyme et métalepse, le rapport d’autopsie se volatilise : « comme mainte pièce concernant l’affaire, le document que déposa d’Herville à la préfecture disparut, mystérieusement émondé du dossier ». La disparition récurrente des pièces du dossier comme l’autopsie du corps d’Emma/du texte de Flaubert mettent en récit la question fondamentale que pose Madame Bovary, comme le souligne Jacques Rancière dans Politique de la littérature : elle ne doit pas être formulée en s’articulant sur un « qui » (a tué Emma Bovary) mais un « comment » et un « pourquoi » (a été tuée Emma Bovary), ressaisissant l’intrigue policière en enquête narratologique, puisque, leçon politique de Flaubert selon Rancière, « la littérature est le déploiement et le déchiffrement de ces signes qui sont écrits à même les choses ».
Philippe Doumenc, Contre-Enquête sur la mort d’Emma Bovary, Actes Sud Babel, 187 p., 6 € 50
pour les amateurs : le roman photo Bovary 73 paru dans Nous deux peut être lu en intégralité sur le très riche site Flaubert de l’université de Rouen.
Et pour les curieux, le coupable est le docteur Larivière… En ce sens, ce choix est fidèle à l’esprit du texte de Flaubert, dénonçant le poids de la réputation et de l’opinion sur la société de son temps. Dans le roman de Doumenc, Larivière a fait son entrée dans le roman précédé de sa renommée. Delévoye le présente à Rémi par une formule emphatique, « inutile de vous présenter M. le professeur Larivière, le célèbre praticien de la faculté de médecine de notre ville. Rémi s’inclina. Qui à Rouen ne connaissait pas au moins de réputation le docteur Larivière ? ».