Pourquoi Rancière en temps de détresse ?

« Pourquoi des poètes en temps de détresse ? » s’interrogeait en 1992 Jacques Rancière en reprenant la célèbre formule d’Hölderlin quand, à l’instar du poète romantique et devant une époque troublée d’hommes et désertée d’idées, le philosophe ouvrait l’action poétique à la tâche alors inouïe : celle de voir le présent qui ne se donne pas, redonner au temps sa puissance à être temps, trouver dans le présent ce qui s’imprésente, et ainsi dire de quelle étoffe se tisse le temps lui-même. Sans doute une telle question qui appelle à un nouveau partage du sensible par où le politique procède de l’esthétique et inversement ne peut-elle manquer de revenir à l’esprit à la lecture du bref mais indispensable En quel temps vivons-nous ? que Rancière vient de faire paraître à La Fabrique.

En effet, d’août 2016 à février 2017, Rancière s’est livré, à l’initiative d’Eric Hazan, son éditeur, et menée par lui, à une conversation dans laquelle il revient sur la couleur de notre temps, sur ce qui en ferait sa supposée singularité tant, dit Hazan en préambule, il s’agissait d’amener Rancière à développer « sur ce qu’il y a de nouveau dans « notre temps » et ce qui s’inscrit dans notre continuité, sur le lien entre représentation et démocratie, sur la fin du travail comme forme d’un monde commun à venir, sur l’espoir d’une communauté de lutte. » À l’instar d’un Badiou qui vient questionner avec vigueur l’actualité depuis ses interventions, il s’agit ici pour Hazan d’œuvrer à faire intervenir Rancière à penser le contemporain, à savoir ce temps qui lui-même est en train de se penser et gît encore non-pensé : d’en faire l’oracle du temps. Comme si l’auteur du Maître ignorant ne devait plus demeurer un maître ignoré de son temps. Cependant, comme un écho différé, mat et inavoué au célèbre vers de Hölderlin, Hazan n’interroge nullement innocemment mais entend demander à Rancière non en quel temps nous vivons mais pourquoi, d’emblée, nous en sommes chacun réduits à vivre en des temps de détresse.

© Johan Faerber

Car, plus que pour Hölderlin, notre époque serait selon Hazan celle, presque ultime et paradigmatique, des temps d’indigence, d’abandon et de déréliction politiques. En effet, de toutes les questions qu’il pose sans trêve à Rancière, de celles qui s’ouvrent sur « l’agonie du système représentatif », de « la mascarade » de l’élection présidentielle d’alors qui plaçait Marine Le Pen en possible triomphatrice jusqu’au désir intrépide d’insurrection qui mettrait incidemment fin à cette déshérence même, tout appartiendrait – des hommes et de leurs idées – à la promesse presque défaitiste, presque médiatiquement fataliste à cette indépassable détresse à la fois morale, intellectuelle et sociale. La Ve république serait à bout de souffle. L’élection présidentielle n’en serait même plus le symptôme mais le stade terminal. La Gauche serait morte à force de trahisons de ses promesses et de ses idéaux. La pensée serait alors perdue et n’attendrait plus que son grand soir, celui d’une insurrection qui viendrait mais n’aurait visiblement pas encore trouvé le même fuseau horaire que nous. En ce sens, pour Hazan, la détresse n’est même plus à prouver : elle serait le postulat triste et infranchissable de notre quotidien, et à chaque instant le présent consommé et renoncé de nous. Il faut dès lors faire réagir Rancière au fonds indistinct non de l’actualité mais de ce qui traîne dans les médias, la langue et les idéologies médiatiques.

À cette pensée apocalyptique qui conjugue pêle-mêle catastrophisme, pessimisme et cassandrisme sans retour, Rancière oppose avec une énergie neuve autant de fins de non-recevoir tant il s’agit pour le philosophe de déployer face à cette détresse la puissance de ce qui refuse non ce qui relèverait de la pensée mais d’autant d’évidences et de préjugés d’époque. De fait, dans chacune de ses réponses, patientes, mesurées et prudentes, Rancière choisit d’articuler et d’opposer systématiquement deux conceptions qui innervent notre époque mais que notre époque inaperçoit encore. Car, pour Rancière, l’époque dans sa noyade médiatique ne connaît pas son temps. L’époque se croit détresse mais l’époque manque à soi sa propre vue. Décidément elle s’imprésente et oublie combien son actualité ne la fonde pas. Ces deux notions que Rancière articule et déploie à chaque réponse dans une tension conceptuelle avisée sont, d’une part, le consensuel et, d’autre part, la politique.

Comme un addendum à ses décisives Chroniques des temps consensuels de 2005, Rancière clame ici combien, en premier lieu, l’époque et l’actualité se révèlent être consensuelles. Combien clamer que le régime et l’élection présidentielle sont arrivés à épuisement appartient, en vérité, à une consensualité généralisée, à savoir un consensus entendu comme renoncement non à l’esprit critique mais son mésusage – comme si à la célèbre mésentente de Rancière devait répondre, inversement à l’origine, le mésentendement dont le consensus est la manifestation la plus répandue comme la plus rutilante. Ce mésentendement que Rancière dévoile comme formule nue du temps que nous vivons renvoie au consensus entendu étymologiquement comme le sens qui « va avec », le sens qui « accompagne », le sens qui va avec et accompagne le sens sans se retourner sur lui.

Quand Hazan affirme ainsi qu’actuellement nous assisterions « à un grand changement subjectif dans les façons de lutter contre l’ordre existant », Rancière dévoile combien cette pensée, sous des dehors critiques, se fait malheureusement contresens philosophique tant, à la vérité, elle s’affirme malgré elle comme pleinement consensuelle, c’est-à-dire non comme autant de réponses qui se saisissent du temps mais qui s’occupent de la discursivité du temps, son actualité de langage : sa médiatisation de parole. Chez Rancière, par son caractère impérieusement discursif (litanie de langage du langage pour le langage), l’actualité se fait consensuelle tant elle ne sait que se mettre en quête de l’accord du sens sur le sens lui-même. Chez Rancière, le consensuel constitue alors, on le sait, le point nul et aveugle, donc le présent total qui nous échoit. À ce titre, le consensuel relève toujours comme le dit Rancière ici « d’une scolastique vide », une sophistique qui s’ignore et qui promeut, en lieu et place d’une démonstration, une figure tenue et féroce du pléonasme : il n’y a que ce qu’il y a, comme le disait déjà Rancière quelques années plus tôt dans Chroniques des temps consensuels. On voit tous qu’actuellement le système va mal donc le système va mal. On voit tous qu’actuellement la présidentielle est une élection sans valeur donc c’est une élection sans valeur. Le consensuel s’affirme comme la fatalité pleinement résignée d’un métadiscursif ivre de soi : préjugé qui s’ignore, il est comme chez Althusser dont Rancière fut un temps le disciple l’émanation transparente de l’idéologie, à savoir la réponse qui parvient à chacun avant même qu’aucune question ne soit formulée.

À ces questions qui sont à la fois questions et réponses dans un ballet d’identité ivre, Rancière oppose autant non de réponses mais de questionnements politiques dans la mesure où, au consensuel, doit toujours être opposée la politique. Chaque approche de Rancière est une approche qui tempère, qui dédramatise, qui défait le présent : le temps de Rancière est un temps de la déprise aiguë qui entend œuvrer à la politique depuis une détresse qui, elle-même doit s’entendre comme un apolitisme. Chez Rancière, le temps ne doit ainsi jamais être celui de la détresse intellectuelle de l’actualité mais, au contraire, avec grâce et vigueur, le temps de ce qui est un non-temps : le temps non du consensus mais le temps du dissensus, celui du frottement antithétique des mondes entre eux, des idées entre elles, des hommes entre eux. L’actualité s’arrête là où la politique commence, pourrait ainsi dire Rancière, à savoir quand s’ouvre une scène polémique par laquelle s’exerce une violence dans le temps, violence qui est la condition première et dernière de toute pensée comme Rancière le rappelle par ailleurs sans détours lorsqu’il affirme que « la « résistance » de l’objet est consubstantielle au travail lui-même ». En quel temps vivons-nous ? n’offre ainsi pas tant un partage du sensible qu’un nouveau partage de l’intelligible de notre temps, et cet intelligible doit retrouver la scène de la politique – doit retrouver la pleine voix politique qui est le défaut du temps, qui est son trou de pensée, qui est l’incommun aussi bien de la France Insoumise que du macronisme.

En ce sens, chaque actualité chez Rancière se donne comme un non-présent tant il existe pour lui une impossibilité du présent à être. Au-delà du refus sans retour de tout présentisme, Rancière – comme il le suggère à plusieurs reprises à Hazan – méconnaît toute synchronie de la synchronie. Car, s’agissant de Rancière, le temps se fait plus complexe qu’on ne se plait à le dire : en effet, tout présent est dissension en soi de la synchronie en ce que chaque présent refuse l’unité. Tout présent est double : il existerait ainsi la ligne discursive de l’actualité et, à côté, comme sa parodie noire et profonde, le présent critique, méconnu, celui qui ne s’entend que comme synchronie. Chez Rancière, la nuit ou le jour, les paradigmes rôdent toujours. Ils viennent coiffer les spectateurs même les plus émancipés : on est toujours l’Histoire malgré soi.

Car, chez Rancière, il existe très peu d’événements. Il n’existe presque même aucun événement à vrai dire. Le monde appartient à quelques paradigmes énergiques et synthétiques qui dessinent de nouveaux régimes historiques dont, bon gré mal gré, peu ou prou, l’homme dépend. Il existe uniquement mais violemment quelques points de ruptures épistémiques qui alignent chaque présent sur un montage paradigmatique : chaque présent est alors le contemporain actif de ce dessin neuf d’une épistémé inaperçue par le consensuel. Parce que, chez Rancière, le temps est toujours l’histoire encore ignorée, la nuit de l’homme. Parce que Rancière semble rendre sa conception de la politique à une politique du temps qui le fait se tenir à la croisée sans doute quelque peu inattendue de Marx et Warburg : d’une part, Rancière se fait marxiste en ce qu’il considère que le présent n’appartient jamais à ses contemporains mais que chacun y appartient en qualité de contemporain philosophique ; d’autre part, comme le suggère là encore sa défense de l’exposition « Soulèvements » de Didi-Huberman et la permanence de son articulation entre politique et esthétique, le temps de Rancière est un temps qui, furieux et spectral, s’apparente à celui déployé par Warburg : un temps qui questionnant le présent le rend hétérochrone, à savoir en dissensus, en hétéronomie et en violence avec soi. Car la pensée de Rancière s’est toujours fixée le dissensus comme paradigme herméneutique et politique – comme horizon de naissance. La pensée comme la littérature ne sont jamais là pour réparer les hommes, les vivants ou encore le monde. La littérature comme la philosophie ne sont ni une rustine ni un sparadrap ni un numéro vert. Ils sont chacun dans la violence d’un questionnement sans retour qui les glisse en mésentente avec le corps incommun des hommes.

Mais quelles sont ainsi les réponses politiques que Rancière formule pour refuser la détresse de notre temps, refuser ce qu’il nomme de lui-même « la pensée post-heideggérienne de la grande catastrophe » pourtant si répandue et qui forme le lit du consensus ? Pour en évoquer les plus saillantes parmi cependant tant d’autres, ses réponses s’occupent essentiellement de trois éléments dissensuels, de trois points de mésentente dont il entend réveiller la violence. Le premier concerne à l’évidence la supposée fin de la démocratie, son effondrement, sa vérole avérée qui la précipiterait dans la mort sans retour. Pour Rancière, auteur notamment de La Haine de la démocratie, la France ne vit nullement un effondrement démocratique dont l’élection présidentielle serait le signe aigu ou bien encore un violent moment de décomposition du système représentatif tant, dit-il, « les institutions ne sont pas des êtres vivants : elles ne meurent pas de leurs maladies ». Rancière rappelle ici combien il s’agit là d’une « vieille lune qui soutient depuis les années 1880 les espérances et les illusions d’une gauche « radicale » ». On perçoit ici combien il renvoie implicitement à la consensualité de la France Insoumise et combien, avec violence concertée et même inaperçue, il s’agit de démontrer combien ce type de questionnements ne renvoie qu’à un apolitisme aigu contre toute pensée qui ferait de cette dénonciation d’une crise du système la saisie politique ultime.

À ce Mélenchon consensuel, Rancière adjoint, plus généralement, notamment dans des pages suggestives, une analyse en contrepoint de la réponse qu’a pu constituer en 2016 le mouvement de « Nuit Debout » à la supposée crise démocratique. Là encore, Rancière pointe un double contresens de l’entreprise depuis un intime contresens sur le dissensus même : contrairement à l’insoumission convenue, Rancière met en évidence combien « Nuit Debout » n’a pas su être un point dissensuel jusqu’au bout non par le temps qu’il a fait vivre à ceux qui y participaient mais depuis l’espace qu’il s’était choisi. On ne fait pas la révolution sur une place qui est un non-lieu politique car fondamentalement inconflictuel. S’y dessine un contresens dans la géographie insurrectionnelle car, selon lui, Nuit Debout comme les Indignés espagnols ou Occupy Wall Street aurait dû choisir des lieux de disruption même : la rue ou encore le lieu de travail, propres à convoquer la mésentente comme force active. On ne fait pas la révolution en prenant un café. La place de la République, pour symbolique qu’elle soit comme l’avait déjà perçu le Général de Gaulle en 1958, n’offre ainsi que l’espace ouvert de l’accueil et non de ce qui refuse si bien que pour Rancière, la fin du mouvement ne pouvait avoir qu’une logique : refuser la présidentielle comme programme car, dit-il, « vivre sans gouvernement est assurément un bel objectif à se donner. »

Poursuivant plus avant sa saisie des temps dissensuels, Rancière remarque, enfin, combien Nuit debout a également possiblement échoué parce qu’il ne s’agissait là que d’un fantasme, d’un fantasme d’union, de peuple et de citoyenneté puisque, dit-il lapidairement, « la communauté est devenue avant tout un objet de désir » : qu’ici se tient le fantasme d’époque. Mais ce désir ne s’affronte qu’à l’union consentie et non, là encore, à la scène partagée et inactuelle du dissensus. Il n’a pas su s’inventer, en soi, comme pure puissance conflictuelle et a été porté par un « Nous » comme de pur discursivité : où la politique a cédé la place à une métapolitique et où le mouvement s’est vu peuple là où le peuple, historiquement, ne se convoque pas et n’appartient à aucune manifestation sauf celle qui n’a pas encore eu lieu – toujours sur le point d’avoir lieu comme de n’avoir pas lieu. À ces manquements au dissensus comme énergétique politique qui le rendent dubitatif devant notamment les actions incantatoires du Comité Invisible, Rancière oppose systématiquement le souhait vif et neuf d’une émancipation qui serait ainsi la voie médiane de ce qui relève du dissensus et de ce qui trouve la scène encore impartagée de la libération.

Cependant, au cœur de ces temps consensuels, le temps de cette émancipation n’est, selon Rancière, pas encore venu dans les faits dans la mesure où l’état de fait de notre temps, son peut-être nouveau paradigme, concerne peut-être le visage du capitalisme lui-même qui n’est plus à considérer comme un visage mais à affronter comme un plein paysage. De fait, le capitalisme serait devenu un biotope dans lequel chacun serait appelé à évoluer, à vivre et à composer, et non plus ainsi cette « forteresse » que d’aucuns appellent encore à prendre d’assaut. Pourtant, ce capitalisme comme biotope de l’homme se tient comme toujours pour Rancière comme un nouveau non-événement tant le capitalisme a mué son paradigme de manière insensible, si lentement, comme une révolution de zombies chez Romero laissant chacun pris dans ses rets. L’idée est aussi neuve, forte que violente. La logique des mondes ne sera pas antithétique. L’homme ne pourra affronter en face le capitalisme mais trouver depuis lui, depuis le biotope où il vit lui-même, les moyens de s’en échapper et de s’en défaire : créer des trouées dans le sensible et l’intelligible, puisqu’il s’agit ainsi de « creuser des tours, de les aménager et de les élargir plutôt que d’assembler des armées pour la bataille. » Ce que Rancière nomme autant d’ « oasis » dans un désert d’hommes et d’idées.

Et, sans doute au terme de ce bref parcours qui n’aura pu laisser apercevoir qu’une mince partie du foisonnant questionnement auquel se prête ici Rancière, peut-on être en droit de se demander à quel temps appartient Rancière lui-même, à savoir depuis quel point d’énonciation dévoile-t-il que ce temps qui est le nôtre n’est pas celui de l’infinie détresse doloriste heideggérienne ? D’où parle ainsi Rancière, depuis quel temps lorsqu’il s’agit pour lui encore d’appeler à refuser la consensualité d’une époque dépolitisée qui renvoie dos à dos Macron et Mélenchon ?

On pourrait être tenté de répondre que Rancière écrit depuis nous, depuis ce temps dont, en warburgien ou en nietzschéen, il déplierait dans le temps lui-même un inactuel. Mais, à ce logique désir de nuée non-historique, il faudrait sans doute opposer que Rancière souhaite être l’homme de cette oasis, espace de trouée qui se sait pris dans notre temps même. Alors sans doute faudrait-il dire ici que Rancière se révèle, contre toute attente, éminemment proustien. Rancière répond ainsi à Hazan comme s’il était Marcel toujours déjà achevant La Recherche – Rancière, comme Proust et Marcel, se dresse dans le consensuel à chaque fois comme cet homme qui, dans le temps, aurait retrouvé le Temps. Il serait l’homme assis dans la bibliothèque de l’hôtel des Guermantes capable dans le présent de saisir le Temps lui-même. Devant Nuit debout et Macron, Rancière se tiendrait alors comme le Marcel du Temps retrouvé puisque, se qualifiant lui-même de « spectateur émancipé », il apparaîtrait là comme « cet être extra-temporel, un être qui n’apparaissait que par une de ces identités entre le présent et le passé » dont parle Proust, celui qui figure la dissension même, à la fois dans son époque mais hors d’elle, terme inconciliable mais pourtant partagé. Ainsi Rancière pourrait-il donc dire avec Proust pour toute réponse à la question liminaire d’Hazan qui tâche de savoir en quel temps nous vivons : sans aucun doute nulle part ailleurs que « – dans le Temps ».

Jacques Rancière, En quel temps vivons-nous ? Conversation avec Eric Hazan, La Fabrique, 2017, 10 €