Pieles d’Eduardo Casanova : le goût du dégoût

Eduardo Casanova, Pieles

Une jeune fille avec un anus à la place de la bouche, une naine enceinte star d’une émission pour enfant sous le costume d’un ours rose, une prostituée sans yeux, une obèse sans le sous, une femme au visage déformé et son conjoint grand brûlé, un jeune homme qui rêve de perdre ses jambes pour devenir sirène face à une mère haïssable et un père absent que l’on soupçonne de pédophilie. Le tout enrubanné d’un décor ouaté, pailleté, rose vif ou mauve guimauve – les deux seules couleurs présentes dans un louable souci du détail : c’est un freak show kitschissime que le jeune réalisateur et comédien espagnol Eduardo Casanova nous propose dans son premier long métrage : Pieles.

Entre récit fantastique et insoutenable réalité, le réalisateur porte à l’écran des personnes à l’apparence considérées comme monstrueuses emballées dans des paquets rose bonbon. C’est exactement ce que fait un des protagonistes du film : la prostituée aveugle qui cache sa difformité, son absence d’yeux, sous de grands diamants rose. On habille le handicap avec le clinquant, le mauvais goût absolu, le goût de Casanova. Voilà comme il justifie ce choix cinématographique : « Les gens ne supportent pas la vue de ce qui est moche, ils n’aiment pas voir les personnes ayant des malformations, ils n’aiment pas voir la mort, mais en posant tout ça dans un écrin de couleur rose, ils acceptent de regarder, c’est comme un lubrifiant. »

Eduardo Casanova, Pieles

Pour cela, il privilégie le tournage en lieu clos, les personnages ne sont jamais plus de trois dans ce décor couleur bonbon, isolés entre des murs surchargés, accentuant ainsi la solitude dans laquelle chacun se referme. Le titre Pieles (les peaux en français) est parlant dans la mesure où il démontre qu’il s’agit d’interroger l’apparence extérieure, les complexes extrêmes pouvant inciter à la haine de soi. Le réalisateur nous met face aux victimes d’une laideur morale qui est celle de la méchanceté et de la moquerie du regard extérieur. Une problématique classique mais qui, traitée avec humour, évite les lieux communs tant le film ressemble à une farce paradoxalement très sérieuse. C’est une dénonciation de la discrimination sur un mode trash-tragi-comique

Lorsque l’on visionne Pieles de Casanova, on pense aux Ménines de son compatriote Diego Velasquez et autres « monstres » exposés au Prado de Madrid (ville de résidence du réalisateur), à la série Nip-Tuck qui interrogeait la monstruosité, au succès de Coraline, conte de Neil Gaiman et son monde de personnages aux yeux en bouton, à Ettore Scola pour certaines scènes qui virent à la scatophilie. Un peu à Xavier Dolan, non seulement parce que lui aussi est un jeune prodige du septième art mais en raison d’un choix analogue de rythme, de bain de couleur, et surtout pour cette sympathie commune envers les marginaux dont ils font des héros.

Mais l’œuvre d’Eduardo Casanova semble faire surtout référence à Romeo Castellucci et à ses spectaculaires tragédies contemporaines mettant en scène des comédiens aux physiques surprenants : obèses, mutilés, trisomiques, un cinéaste à qui on n’offre jamais, ou que trop rarement, une place sous les projecteurs. On peut louer pour cela l’auteur Italien qui, comme le jeune réalisateur espagnol, balaye d’un revers de main cette tyrannie éternelle des beautés canoniques et donne leurs chances à d’autres modèles physiques.

Cela est-t-il représentatif d’un cri général à l’encontre d’une dictature où seules les personnes jeunes et dotées d’un physique « académique » auraient droit à la dignité et surtout à l’affectif ? Là est le nœud du film, celui du rejet et de la solitude affective auxquels condamne un physique hors norme.

Pourtant, on oublie que les merveilles de la séduction vont bien au-delà de ce que l’on qualifie de beau ou de laid. Francis Bacon peignait ses autoportraits et ses amants sous les traits d’une viande grotesque. Barbey d’Aurevilly décrit le personnage de la Vellini dans son roman Une vieille maîtresse, comme une femme, petite, maigre, la peau « brune comme du raisin brulé » ou « jaune comme du papier à cigarette », une moustache bleutée au-dessus des lèvres et le corps aussi plat que celui d’un petit garçon, mais qui rend pourtant fous tous les hommes qui l’approchent tant sa sensualité est extraordinaire. En 2007 Umberto Eco publie un illustre ouvrage intitulé Histoire de la laideur. Cette laideur est plus fascinante et moins consensuelle qu’il n’y paraît, « Que la laideur est belle ! » pouvons nous conclure après en avoir parcouru l’iconographie.

Les adeptes de toute contre-culture n’ont jamais cessé de créer du beau avec du laid allant à l’encontre du goût dominant, de la dictature d’un bon goût imposé. Virginie Despentes ne l’a que trop bien exprimé dans King Kong Théorie à travers le récit de ses entretiens avec un psychologue. Alors qu’elle était adolescente, elle arborait une tenue punkette qu’elle trouvait ravissante et il lui avait demandé sans détour pourquoi elle cherchait tant à s’enlaidir.

Cracher sur le bon goût et se réapproprier les bas fonds de ce qui est jugé laid afin de le hisser au rang d’œuvre d’art, n’est ce pas ce qui constitue l’acte des visionnaires ?

Auguste Rodin, dont le travail sur le marbre oscille entre beauté classique et anatomie grossière, évoque mieux que quiconque ce qu’Eduardo Casanova propose à travers l’écran : la magie d’une transfiguration de ce que l’humanité connaît de plus laid : « Ce qu’on nomme communément laideur dans la Nature peut dans l’art devenir d’une grande beauté.
Dans l’ordre des choses réelles, on appelle laid ce qui est difforme, ce qui est malsain, ce qui suggère l’idée de la maladie, de la débilité et de la souffrance, ce qui est contraire à la régularité, signe et condition de la santé et de la force ; un bossu est laid, un bancal est laid, la misère en haillons est laide.
Laides
encore l’âme et la conduite de l’homme immoral, de l’homme vicieux et criminel, de l’homme anormal qui nuit à la société ; laide, l’âme du parricide, du traître, de l’ambitieux sans scrupules.
Et il est légitime que des êtres et des objets dont on ne peut attendre que du mal soient désignés par une épithète odieuse.
Mais un grand artiste ou un grand écrivain s’empare de l’une ou de l’autre de ces laideurs, instantanément il la transfigure… d’un coup de baguette magique il en fait de la beauté : c’est de l’alchimie, de la féerie.
 »

Les monstres de Casanova deviennent de plus en plus attachants à mesure que l’on avance dans le film, et on finit par s’y reconnaître. Outre le classique message de tolérance qu’elle véhicule, cette farce cathartique parle au monstre que nous avons tous un jour eu le sentiment d’être. C’est à la fois horrifiant et touchant, à la limite parfois du sentimentaliste. Mais pourquoi pas, nous ne sommes pas habitués à de tels choix dans le cinéma du genre qui marque souvent une préférence pour la catastrophe froide. Et dans Pieles, le cocktail fonctionne : les extrêmes se côtoient et il en ressort une harmonie inattendue. Jean Clair, écrivain et commissaire d’exposition, a déclaré que « Le temps du dégoût a remplacé l’âge du goût. ». On attend donc la suite de ce si gouteux cinéma de genre.

Eduardo Casanova, Pieles, Espagne, 2017, 1 h 17
Avec Candela Peña, Ana Polvorosa, Macarena Gómez, Carmen Machi, Secun de la Rosa, Jon Kortajarena, Joaquín Climent, Enrique Martínez, Eloi Costa, Itziar Castro, Carolina Bang, Ana María Ayala, Adolfo Fernández, Javier Bódalo