Jean-Philippe Cazier : L’écriture comme désécrire et insoumission

Autoportrait © Jean-Philippe Cazier

Après Ce texte et autres textes (Al Dante, 2015), Jean-Philippe Cazier interroge la possibilité même de l’écriture dans L’La phrase. L’. Acteur de la dépossession, le titre L’La phrase. L’, en sa subversion du prononçable, en son bégaiement créateur, traduit une écriture par le milieu, sans début ni fin, et ouvre un questionnement sur les puissances nomades, disruptives de la langue. Si, de l’interrogation sur les conditions d’avènement du texte (dans Ce texte et autres textes) à l’exploration des tropismes de la phrase, on assiste à un resserrement sur une composante plus réduite du discours, l’on aurait tort d’y voir une recréation de l’entreprise lettriste impulsée par Isidore Isou, laquelle plongeait dans l’au-delà, plus exactement dans l’en-deçà du texte en direction de la phrase, outrepassait la phrase, le mot vers la lettre, dans une libération de la charge signifiante des premiers.

© DK

Géologue des langues enfouies sous la langue instituée, Jean-Philippe Cazier déconstruit les présupposés de l’écrire, déloge les voix muettes, muselées, sous le verbe officiel. D’emblée politique, sa poétique performe une érosion, une déconstruction de la langue majeure, de ses sédiments, de son poids historique, de ses normes, de ses exclusions. Comment articuler/désarticuler un discours sachant que l’on hérite d’une langue normée, codée qui, si l’on tend l’oreille, bruit des cendres des morts ? Comment accueillir, abriter le silence des vaincus, de ceux qui ne parlent pas, des animaux, des forêts, des océans, des montagnes, non en parlant pour eux, à leur place, mais en les laissant sourdre du silence, des interstices de l’écrit ? Comment se tenir dans l’avant-phrase, dans l’ouverture d’un bond qui ne se referme point dans une narration, dans le corset d’un récit ?

L’enjeu posé par Jean-Philippe Cazier est de l’ordre d’une généalogie suspensive : son geste se retourne sur le transcendantal de la phrase (un transcendantal en immanence, à l’aune du sensible, de la matière, de forces non canalisées en formes), avec, pour horizon éthique, le pari de ne pas trahir le mouvement vers (le verbe, l’autre du verbe, l’oublié, l’opprimé, l’indicible) par son figement.

Le livre qui court sous le livre que l’on tient entre les mains dit la lutte contre les fossilisations fascistes, contre la langue indurée des vainqueurs et ne se pose qu’à s’effacer. L’écriture plurielle à l’œuvre convoque des blocs phrastiques venues de Duras, de Barthes, de Liliane Giraudon et rature le principe du « je » écrivant et lisant par sa dissémination opératoire. Par la pratique ascétique de la phrase comme expérience de la nudité, de l’enfance, de l’animalité, comme ruade politique, comme excès sur le donné et sur l’attendu, L’La phrase. L’ performe ce qu’elle énonce : une sortie hors de ce que Mallarmé appelait l’« universel reportage », de l’universel langagier, du langage comme loi. Manière d’œuvrer à une écriture de part en part transitive, qui ne réverbère pas le monde, qui découd trame narrative, renvoi référentiel – manière de tracer des lignes d’erre, des lignes de fuite dans le corps fasciste de la langue (au sens où Barthes écrivait « toute langue est fasciste », servilité et allégeance au pouvoir).

Dépassant le Livre des Questions de Jabès en ce qu’il s’approche d’une zone d’exil où apparaître et effacement sont conjoints, grattant les archives des non-archivés sous la surface des vocables, L’La phrase. L’ invente une ponctuation qui renverse sa subordination au textuel, qui dynamite la hiérarchie texte/ponctuation, sens/ornement. Répétition en boucles de phrases prises dans la spirale d’un éternel retour du différent, auto-rature de lignes qui retournent à la nuit… ce livre toujours à venir se tient dans le jeu d’un impossible qui se possibilise par sa montée à un exercice discordant. Tout entier engendré par une crise, par des points de faille, tout entier dans le retrait de l’écrire hors de l’emprise du dire, il ébauche de nouvelles formes de pensée, fragmentaires, lacunaires, hors de leurs gonds, en phase avec le chaos dont elles s’arrachent en lui restant fidèles.

Le reflux, le mouvement de ressac du texte, lequel refuse de se stabiliser, lequel oscille dans une nébuleuse que l’on pourrait dire quantique, libère un espace pour les voix des animaux, de la terre, des eaux, de l’in-fans au sens de Lyotard. Tout écrire est un désécrire, un désapprendre, une surrection/insurrection bâtarde, à mi-chemin du phraser et du taire. Une torsion dans les plis de la vie, un rêve de « ressusciter les morts » (p. 10). « Qu’est-ce qu’écrire aurait à faire avec le Capitalisme avec la Croissance l’Entreprise le monde néolibéral ? Avec la volonté de servir ? Rien absolument rien écrire est commencement » (p. 20). Tout écrire naît d’une pulsion d’insoumission, d’un écart, d’une dissidence par rapport aux structures, au système du bien penser, du bien écrire, du bien mourir.

Dans ce texte construit sur des invocations, des interpellations ouvertes, sur des espacements sauvages, des respirations de pages blanches, vibre un texte-crypte où les morts (Christophe Tarkos, Virginia Woolf, Barthes, Duras, Beckett, Blanchot, Deleuze, Guattari) poussent des mottes de vocables en direction d’une esthétique de l’hospitalité qui accueille les autres régimes de voix de ceux que nous avons appelés les sans-voix.

« Livre de l’exil. Le livre sera celui du tout-venant. Ouvert. Glissant hors du langage. Livre muet. Inscription du silence. Inscription de ton nom dans ce livre est l’inscription de ton nom. Sera. Ton nom. Ce qu’il veut dire ou s’il se tait. Ce qui en lui ne cesse de s’échapper. Son propre effacement. Livre voyageur. Exilé. Livre comme un mode de l’effacement. Livre-seuil. Où le lointain qu’il contient. Livre par lequel s’opère sa propre dissolution. Sera un égarement. Labyrinthe ou forêt » (p. 11).

Jean-Philippe Cazier, L’La phrase. L’, éditions Al Dante, 72 p., 10 €

Lire ici un entretien avec Jean-Philippe Cazier autour de L’La phrase