December 2nd, 2014 (Fifty-Three Days, journaux américains, 45)

© Franck Gérard. Avec le soutien de l'Institut Français et de la ville de Nantes

LOS ANGELES /nineteenth day

Je suis sur la terrasse, au-dessus du jardin ; les plantes me sourient : il pleut enfin. Vu le contexte, la ville, on pourrait se dire que ce n’est que le début ; que cela va durer quarante jours et quarante nuits. Mais je peux tout de même écrire dehors sans craindre le froid ; au mois de décembre. Il pleut à verse. Dès ce matin, c’est là. Je traîne un peu, espérant une accalmie. Je me leurre ; Los Angeles fait tout à fond, jusqu’au bout, un peu comme moi ; et c’est aussi une des raisons de mon amour pour cette ville.

Je pars sous la pluie avec un parapluie. En 10 minutes mes chaussures sont trempées, du coup mes pieds aussi. Et ce n’est que le début de la journée. Les rues sont vides ; encore plus que d’habitude. Los Angeles ne comprend rien à la pluie ; c’est un peu comme Marseille avec la neige. La première image est une maison de plastique abandonnée dans la rue. Je fais ce que je peux ; je sais bien qu’aujourd’hui cela va être très difficile au vu des circonstances. Cela fait longtemps que j’ai lâché les reflets dans les flaques d’eau. Sur le parking du « 99 Cents Only Sores », je me refais une Still life mais celle-ci de l’ordre du Memento Mori, de la Vanité. Dieu sait pourquoi, un type a laissé une tête de mort à l’arrière de sa camionnette. Je vois cette femme qui ramasse des choses à terre ; des morceaux de plastique. Je shoote une espèce de « lutin jaune » qui descend la rue. Et puis ces deux créatures abandonnées ; sans doute encore un reste d’Halloween. J’ai bien l’impression qu’ils se foutent de ma gueule, qu’ils me narguent ; hi, hi ! il pleut !

Mais nous sommes bien à Noël. Les publicités, les décorations, les stands de sapin et tout le reste nous appellent à consommer au maximum. Je descends du métro à « Little Tokyo » et je marche, je marche. Mais la lumière est vraiment pourrie. C’est vrai, c’est beau, les gratte-ciel (ce que j’aime ces mots) dans les nuages, mais bon. Autant faire l’image tout de même. Ah ! Ce « cowboy » latino qui attend le bus sous la pluie. Je le prends de dos, comme il est, en train de fumer. Les voitures me gênent encore plus que d’habitude. C’est ça aussi, peut-être cela, qui est le plus horrible à cet endroit lorsque tu pratiques la photographie de rue : pas un instant où elles ne coupent pas le cadre et tu dois faire avec ; bien obligé. J’imagine souvent cette ville sans voiture, pourtant partie intrinsèque de celle-ci, et quelle beauté ce serait. Le contraire pourrait être vrai mais pour prendre un paysage de rue, on doit souvent attendre que les voitures passent. Même s’il est très difficile de concevoir Los Angeles sans voitures et sans aucun doute impossible pour ses habitants. Ironie du sort, je remarque pour la première fois les panneaux DOWNTOWN « Drough Alert Save LA Water ». Apparemment, le ciel s’en est chargé ! Les vendeurs de fleurs ou de bouteilles d’eau d’hier se sont transformés en vendeur de parapluies. Putain de flotte ! Je suis trempé ! Je continue sur Olympic Boulevard, en direction de Koreatown. Mais ça manque de concentration ; en tous cas, je ne la trouve pas.

Je m’arrête pour acheter une bouteille d’eau ; je ne bois pas encore l’eau qui tombe du ciel, ce serait trop long. Un type sort de sa voiture déguisé en sac poubelle. Enfin une image qui vaut le coup. Il me voit et éclate de rire. Je lui promets de lui envoyer la photo! Il faut dire que c’est étonnant ; cela dépend des circonstances et je vais d’ailleurs en venir, encore, aux homeless. Vu que ce n’est pas habituel qu’il pleuve ici, on fait ce que l’on peut ! Une bâche, un sac plastique, un drap de lit même, vu sur la Septième ; des parapluies bien sûr ou des sweats. Il y a aussi ceux qui font comme si de rien n’était : ils se baladent trempés jusqu’aux os, en T shirt ; et pourquoi pas ? Les homeless sont ici parce qu’il fait chaud. Il paraît  (je le sais par ouï-dire) que certains états américains leur payent le ticket aller simple pour la Californie ; tu m’étonnes ! Mais aujourd’hui, j’ai encore plus vu leur désolation. Sous les ponts de Highway, courant d’air les glaçant ; sous des bâches, des abris improvisés, dans tout ce qui est tunnel, passage souterrain. Le pire étant le moment où je vois un caddie qui me semble abandonné parmi les oiseaux : je vois cette femme qui soudain leur envoie du pain.

Finalement, je prends la scène « de dos » pour ne pas la fixer sur l’image ; pour qu’il lui reste un peu de « dignité ». Je suis dans ce parc ; presque totalement abandonné par les humains, excepté les tentes ou les abris précaires des homeless, et celui qui poursuit avec acharnement une oie sauvage pendant quelques minutes. J’observe cette scène, seul, avec délectation, dans le « MacArthur Park ». Il y a des centaines d’oiseaux. Tout est recouvert de fientes, des chemins aux bancs. J’arrive enfin sur le divin Wilshire Boulevard. Divin car des architectures superbes sont posées sur ce boulevard. Je me régale, malgré la pluie, pendant que des agents de la ville essaient de déboucher une bouche d’égout qui a créé un étang sur la route. J’ai marché cinq heures sous cette pluie diluvienne. Je décide de rentrer, plonge à nouveau dans le métro pour venir écrire alors que le vent se lève ! Il pleut toujours ; c’est juste le déluge à Los Angeles. Et quoi de plus normal ! C’est tellement mérité.

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