Manger

© Christine Marcandier

Qui dit manger, dit aussi boire, dit aussi évacuer.
Manger, boire, chier, pisser.
Trois dictionnaires, consultés pour les verbes précédents, donnent :
– Absorber, avaler un aliment, après l’avoir mâché ou non, afin de se nourrir. Absorber des aliments, généralement en prenant un repas. Mâcher et avaler quelque chose.
– Avaler un liquide. Avaler un liquide quelconque. Avaler un liquide.
– Déféquer. Se décharger le ventre des excréments. Se décharger le ventre.
– Uriner. Uriner. Uriner.
On remarque les répétitions, l’essoufflement lexical.
On pourrait continuer assez longuement avec les synonymes, les locutions, les citations, voire même les antonymes.

On notera juste :
Croûter, bâfrer, téter, biberonner (synonymes).
Manger comme un chancre, boire la tasse, ça va chier, ne plus se sentir pisser (locutions).
« On tira à la courte paille, pour savoir qui serait mangé », «  Les mangeries interminables, où l’on parlait de mangeailles », « Mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre» (citations).
Jeûner (antonyme).

Et alors ? Nous avons compilé des mots, mais nous ne savons toujours pas au juste ce que manger signifie.

Une première question, quand ?
N’importe quand. Il n’y a pas de quand. Nous mangeons n’importe quand.
Nous mangeons du début à la fin.
Au premier âge, utérin, nous nous délectons du mélange d’urine et de sécrétions pulmonaires dans lequel nous nous agitons. Puis nous aspirons frénétiquement les seins maternels.
A la fin, nous mangeons de moins en moins, nous mâchons lentement les aliments, un par un, écœuré, mais nous continuons, nous avons souvenir qu’il le faut.
A la toute fin, les derniers jours, on nous force à manger, nous allons crever, ça ne sert à rien, mais on nous force.
Nous n’aurons pas cessé d’avaler.

Quoi ?
Tout.
Nous mangeons tout, nous buvons tout.
Tout ce qui peut l’être.
Cru, cuit. Froid, chaud. Solide, liquide.
Nous connaissons la boulangerie, la pâtisserie, le fromage, le laitage, les fruits et légumes, la poissonnerie, la charcuterie, la boucherie, la volaille, l’œuf, le plat préparé, le surgelé, la conserve, le féculent, le condiment, le petit déjeuner, la gourmandise, l’apéritif, le vin, la bière, le jus, l’eau, et encore, et encore.
Chaque jour un kilo et demi, chaque jour un litre.
40 tonnes, dans une vie. 40 000 litres, dans une vie.
Comme accompagnement, 30 000 litres de salive, 15 000 litres de suc gastrique, 50 000 litres de suc pancréatique, 10 000 litres de sécrétions intestinales, 20 000 litres de bile.
Résultat : 4 tonnes de merde, 40 000 litres d’urine.
Nous mangeons tout, nous buvons tout.
Même nous-mêmes.
Nous nous léchons, nous nous suçons, nous sommes friands des humeurs des uns et des autres.
Nous nous dégustons.

A Rotenburg, charmant village, au cœur de l’Allemagne, dans sa grande et belle demeure à colombages, Armin Meiwes, 41 ans, a mangé Bernd Jürgen Brandes, 43 ans.
Bernd a répondu à une annonce d’Armin sur Internet : « Cherche homme, bien monté, pour abattage. »
Après avoir pris de puissants analgésiques, Bernd s’est déshabillé, Armin lui a tranché le pénis avec un couteau. Ils l’ont cuisiné et mangé ensemble.
Puis Armin a égorgé son invité. Dans sa cave, il l’a pendu par les pieds, il l’a éviscéré et a découpé les meilleurs morceaux de viande, qu’il a gardés au congélateur, pour les consommer plus tard.

Si c’est un gros bétail, on présente un mâle sans défaut, on impose la main sur la tête de la victime, on égorge cet animal, on le dépouille et on le dépèce par quartiers, on dispose les quartiers- la tête et la graisse y compris – sur les bûches placées sur le feu de l’autel, on fait fumer le tout. C’est un holocauste, un mets consumé, un parfum apaisant pour le Seigneur.

Quel parfum les tranches de Bernd ?
Quel goût notre propre chair ?
Celui « du porc, en un peu plus amer, plus fort », a dit Armin.
« Du bon veau bien développé, pas trop jeune mais pas encore un bœuf, sans le goût marqué que peuvent avoir, par exemple, la chèvre, le gibier ou le porc », affirme au contraire un autre amateur, qui précise que « la paume des mains est le plus tendre et délicieux morceau de tous ».

Du porc, du veau, de la chèvre, du gibier, de l’homme, nous mangeons tout, tout ce qui remue, tout ce qui vit.
Nous avalons tout ce qui nous tombe sous la main.
Des mères ingurgitent le placenta de leur enfant pour combattre le baby-blues ou refaire le plein de vitamines.
Si c’était possible, nous concasserions du gravier avec nos dents.
Canal d’alimentation que nous sommes.
Simple sac où la nourriture entre et d’où elle ressort, corrompue en une mort infecte et fétide.