A l’heure où Barak Obama, que Donald Trump soupçonna longtemps à voix haute de n’être pas un vrai Américain, s’apprête à quitter la scène, le court roman d’Ernest J. Gaines, L’homme qui fouettait les enfants, paru l’an dernier aux États-Unis (The Man Who Whipped Children), claque sous la langue comme un bon verre de gnôle, avec une salutaire et magistrale saveur.
Trump et Gaines ont en commun de ne pas être des perdreaux de l’année. Grosso modo, c’est tout ce qu’ils partagent. A l’âge où le jeune Trump, né avec un immeuble en or dans la bouche, apprenait auprès de son père le métier de rentier-prédateur, le petit Gaines ramassait des pommes de terre dans une plantation de Louisiane, pour 50 cents par jour. Ainsi va l’Amérique. Allait ? L’homme à la banane oxygénée devrait nous l’apprendre assez vite. L’homme qui fouettait les enfants nous rappelle, quant à lui, d’où vient, en partie, ce pays melting-pot — qui a donné au monde Faulkner, Chester Himes… et Ernest J. Gaines.
Tout commence dans une salle de tribunal. Jean-Pierre, un jeune Noir, vient d’être condamné à mort. Ce qu’il a fait ? On le saura plus tard. Car ce qui compte, c’est ce cri : « Fils ! », monté du public, puis le bruit du coup de revolver : le prisonnier tombe à la renverse, tandis que les deux policiers qui l’encadrent lui lâchent le bras. Le père tueur s’appelle Brady Sims. Il ne s’enfuit pas, il reste là, « avec son vieux tricot de laine d’un bleu fané, de la fumée s’élevant encore du pistolet dans sa main ». Il fait face aux adjoints du shérif, « aussi haut et droit qu’un piquet de clôture ». Il a les cheveux blancs « comme le coton de septembre » et sait parfaitement ce qu’il veut. Dans cette petite ville de Louisiane, tout le monde se connaît. Alors, quand Brady Sims demande aux policiers de transmettre son message au shérif : que ce dernier, le terrible Mapes, lui accorde deux heures avant de l’arrêter, on s’incline. Et le lecteur s’incline aussi. L’histoire finira mal, c’est écrit dès la première page ; dans deux heures, très exactement : le temps de lire, si on réussit à ne pas la dévorer trop vite, cette speedy tragédie en trois actes, racontée de l’intérieur par ceux qui en sont les témoins incertains. On veut savoir comment ça va (mal) finir ! Et comprendre comment ce vieux tordu de Brady Sims en est arrivé là.
Aux veinards à qui a échappé L’homme qui fouettait les enfants, sorti chez Liana Levi en novembre dernier, on ne dira rien du salon de coiffure qui sert de chœur antique, ni de ce que cache le nom d’Angola, ni du monumental shérif, trop gros et trop blanc, ni de Louisiana Roy, trop jeune et trop noir, ni de l’apprenti reporter Louis Guerin, qui ressemble un peu à l’auteur et doit rendre « avant minuit », un article « à résonance humaine » faisant le portrait de Brady Sims. On ne dira rien, sinon que L’homme qui fouettait les enfants réinvente à sa manière l’architecture de Tandis que j’agonise et/ou de Rashomon : à chaque chapitre, un narrateur – qui apporte son eau au moulin. C’est qu’il faut beaucoup de ruisseaux pour faire une rivière, beaucoup d’anecdotes et d’apparentes digressions – qui suggèrent ce que fut la vie des Noirs dans le Mississippi des années 1950 – pour cerner petit à petit la personnalité de Brady Sims et le suivre des yeux jusqu’à sa fin inéluctable.
A cette construction, terriblement efficace, qui n’est pas sans rappeler celle du magnifique Colère en Louisiane (roman d’E. J. Gaines dont Volker Schlöndorff a tiré un film), s’ajoute la beauté de la langue : rapide, familière, musicale, une langue « de bande dessinée », comme le résume la traductrice Michelle Herpe-Voslinsky. « Les auteurs anglophones n’ont pas peur de faire parler leurs personnages comme dans la vie. Les Français ont encore du mal avec ça », relève la lauréate 1994 du prix Maurice Edgar Coindreau – décerné pour sa traduction de l’ensemble des livres de Gaines.
C’est grâce à la Californie, où Ernest J. Gaines est parti rejoindre sa mère quand il avait quinze ans, et grâce aux livres que l’écolier retardataire découvre, de Maupassant aux classiques russes, que le jeune homme se met à écrire. Il veut mettre en scène son propre monde, celui des Noirs et de la Louisiane, celui d’une Amérique qui bouge et change. Sa critique radicale du racisme, qu’il a vécu dès l’enfance, va de pair avec le refus du manichéisme. Il y a toujours un ‘bon Blanc’ dans les livres de Gaines. Et même parfois plusieurs… Il y a aussi beaucoup d’humour. Il a une « vision très équilibrée du monde », sourit Michelle Herpe-Voslinsky, lors d’un entretien accordé en décembre, à Paris.
Célèbre aux États-Unis, où il s’est imposé dès les années 1970, avec Autobiographie de Miss Jane Pittman (fabuleux travelling à travers l’histoire américaine, de la guerre de Sécession jusqu’aux luttes pour les droits civiques), Ernest J. Gaines a reçu le grand prix de la critique US (le National Book Critics Circle Award) en 1994 pour Dites-leur que je suis un homme. Il a été nominé, en 2004, pour le prix Nobel de littérature. Son œuvre est au programme des lycées et des universités américaines. Il demeure néanmoins un quasi inconnu en France. C’est grâce à l’universitaire Michel Fabre, spécialiste de littérature américaine à Paris 7, explique Michelle Herpe-Voslinsky, que l’éditrice Liana Levi a découvert Ernest J. Gaines à la fin des années 1980. « J’ai commencé par travailler sur Colère en Louisiane, édité en 1983 aux États-Unis et publié en France en 1989 », ajoute la traductrice. A ce jour, dix titres d’Ernest J. Gaines ont été traduits, tous chez Liana Levi, dont sept en édition de poche.
Ernest J.Gaines, L’homme qui fouettait les enfants, traduit de l’américain par Michelle Herpe-Voslinsky, Liana Levi, 2016, 112 p., 12 € — Lire un extrait