Nous les gueux/nous les peu/nous les rien/nous les chiens/nous les maigres/nous les Nègres/Qu’attendons-nous […]/pour jouer aux fous/pisser un coup/tout à l’envie/contre la vie/stupide et bête/qui nous est faite.
Poète fondateur de la Négritude aux côtés du Martiniquais Aimé Césaire et du Sénégalais Léopold Sedar Senghor, Léon-Gontran Damas, Guyanais, demeure encore méconnu quoique Christiane Taubira ait fait résonner les vers de Black-Label cités ci-dessus en pleine Assemblée nationale pour fustiger les inégalités civiques lors du débat autour du « mariage pour tous ». Cette intrusion de la poésie dans l’espace politique par le biais d’une voix marginalisée qui exprime son mal-être d’homme nègre durant la période coloniale invite à réfléchir sur l’actualité de cette voix dans une société qui pense avoir tiré un trait sur le colonialisme. Or ce que nous dit Damas du corps colonisé dépasse largement le cadre historique de la colonisation en tant que période historique et système politique particulier. Le corps colonisé est celui de tout individu à qui l’on impose de s’intégrer corps et âme au corps social normé et réglementé selon des valeurs et des lois visant à effacer les différences. Ce corps est alors pris dans le dilemme suivant : effacer sa différence ou s’effacer du corps social.
Poète engagé, anticolonialiste et anti-assimilationniste, Damas n’a pas connu de longue carrière politique comme ses deux confrères, d’où peut-être son manque de visibilité : il a occupé les fonctions de député durant trois ans seulement, court mandat qui s’explique probablement par un refus de se soumettre aux compromis. Assoiffé d’absolu et de liberté, Damas sait que seul le poème offre un espace totalement libre, sans concession, sans étiquette, où tout et rien – et rien plus que tout – se dit sans fioriture, « sans tralala », dans un langage dénudé qui dénude les langues de bois et les théories creuses. Écrire ce rien, écrire rien – dans l’inutile utilité de la langue – devient en soi un acte politique, il en constitue même la quintessence par son caractère intransitif et intransigeant : « A BAS TOUT/VIVE RIEN », lâche le poète, en grands caractères.
Ce tout à déconstruire, c’est la réalité à la fois sociale, politique et culturelle, c’est une civilisation blanche et indigente en perte de repères à force de tourner à vide, devenue simple mécanique déshumanisée à force de valser sur elle-même, aux côtés de « tonton Gobineau » et de « cousin Hitler ». Une civilisation qui ressemble à « un Monument aux Morts », « vivant bourrage de crâne » poussant les uns et les autres à voir le monde en mementos et stéréotypes, repassant chaque lendemain la leçon de la veille, celle de « mes ancêtres les Gaulois » au bout de laquelle on aboutit au « bon aryen qui mâchonne sa vieillesse ».
Dans une société occidentale vérolée de l’intérieur par une idéologie ségrégationniste qui a engendré colonialisme, racisme et fascisme, Damas entend briser les carcans et valeurs traditionnelles d’une civilisation dégénérée dont il accuse l’indécence, et plus exactement la « pornographie », dévoilant l’image obscène, immonde d’une histoire à répétitions que vient justifier et recouvrir le masque respectable d’une bonne morale chrétienne :
bientôt cette idée leur viendra
de vouloir vous en bouffer du nègre
à la manière d’Hitler
bouffant du juif
[…]
et couper leur sexe aux nègres
pour en faire des bougies pour leur église
(Pigments, « S.0.S »).
Damas refuse tout compromis, fustige toute hypocrisie, quitte à passer pour le mauvais nègre ou l’éternel emmerdeur qui écrit pour « vous refiler [sa] nausée », « vous navrer/vous décevoir/vous désarmer » ; et il le fait avec humour et dérision, se jouant des mots et des images les plus communes pour être bien sûr de « mettre les pieds dans le plat ». Il cisèle une poésie fleurie de gros mots qui dénonce l’ornemental de la langue et les pauses de poètes chansonniers « répétant la rengaine/d’un clair de lune à soupirs ».
Le premier recueil qu’il publie (et dont la plupart des extraits ci-dessus sont tirés) sous le titre Pigments est censuré en 1939 pour atteinte à la sûreté de l’État. Au début d’une guerre où la propagande patriotique fait rage, l’auteur adresse l’ultime poème du recueil aux tirailleurs sénégalais pour les inciter à la désertion, leur enjoignant « de commencer par envahir le Sénégal » et de « foutre « aux Boches » la paix ». Inquiété par les autorités, Damas doit faire le choix d’une résistance plus discrète et museler sa plume, auto-censure sur laquelle il revient dans Black-Label en 1956 :
Pourquoi dire entre les dents
pourquoi dire
voilà
voilà
voilà
qu’il recommence
qu’il recommence à dire
Merde
[…]
UN POEME POUR SÛR S’EN PASSE VOLONTIERS
Mais il s’agit moins de recommencer à dire
le gros mot
le mot sale
le mot défendu
que de continuer à être
contre
la conspiration du silence autour de moi-même
à moi-même imposée
par moi-même admise
(Black-Label)
Poète intègre, entier, il ne peut rester silencieux face aux silences imposés, aux convenances bourgeoises, aux sacro-saints sociaux, il ne peut s’auto-censurer en demeurant en deçà de la ligne de démarcation. Il aborde de front les thèmes raciaux et la question de la violence en jonglant avec un langage simple et cru, avec les mots communs, voir triviaux qu’il fait évoluer dans des jeux de répétitions, des mouvements en cascade ou des tournoiement qui rappellent, dans leur scansion orale, les vers des poètes afro-américains de la Harlem Renaissance, à l’instar de Langston Hugues, Claude McKay ou Richard Wright, poètes que Damas a rencontrés et avec qui il partage une sensibilité rythmique et un profond sentiment d’exil. Une mélancolie affleure dans le chant rhapsodique qui cherche à toucher du doigt le drame vécu, personnel et partagé des laissés pour compte.
Ouvert à tous les appels poétiques, Damas lie aussi amitié avec le surréalisme à travers la personne de Robert Desnos (préfacier de Pigments) à qui il dédie d’ailleurs un poème hommage dans Névralgies. L’écriture automatique, la libération du refoulé, la pensée onirique et analogique, la déconstruction des stéréotypes et du langage participent à créer une poésie faite de ruptures, d’éclats, d’ellipses à même de faire émerger les tabous, les traumatismes, les silences qui traversent sa condition de Nègre, d’exclu, de rien. L’empreinte surréaliste se lit également à travers les variations graphiques et musicales qui font du poème un art total : « Fort comme l’accent aigu d’un appel/dans la nuit longue/et longue/lâche le mot/un signe ». Damas écrit ses poèmes comme le « voyou » dessine ses graffitis (pour reprendre le titre du recueil de 1952) à la surface des murs : il écrit une poésie de la rue, une poésie visuelle où les mots sont des signes palpables, graphiques, des signes qui s’inscrivent contre la surface du réel pour lui apposer leur propre réalité. L’agencement typographique donne corps au poème, le spatialise, le concrétise en jouant sur la découpe des vers et des mots, sur les lignes, les blancs, les retraits, les majuscules ou encore les italiques, comme pour dérouler le poème sous les yeux du lecteur. Et le poème déroule en effet sa trame – son drame – aux rythmes de ses répétitions, variations, bifurcations, retours, à la fois endroit et envers, toujours en mouvement, toujours en quête de lui-même, traçant, cherchant son chemin, sa voie, son rêve en-dedans, sans y fixer de point final. L’ultime page du second recueil, Névralgies, est comme une invitation – ou un défi – au recommencement, à pousser plus loin encore, par approfondissement, là où toute route, toute phrase, achoppe :
Citez-m’en
citez-m’en un
citez-m’en un
un seul de rêve
qui soit allé
qui soit allé
jusqu’au bout du sien propre
La cadence du poème imprime sa marche intérieure, son déplacement au-dedans de lui-même, mot après mot, à la fois mouvement et mutation sans fin, car toute fixité, tout rêve téléologique risque la mort du poème. La forme itérative n’est pas simple insistance, elle révèle le poème en train, telle une itinérance qui se trace sous les yeux du lecteur, vivant le poème dans son œuvre, dans son ouvrage, fait de détours et d’avancées. La poésie de Damas nous convie à ses côtés, nous insinue au plus près de sa trame. C’est une poésie en acte, jouant son éternel commencement. Le poète se fait trouvère ou troubadour des temps modernes : c’est un faiseur de vers, un arpenteur de mots, un trouveur.
Les vers de Damas épousent le rythme syncopé du jazz et les ressassements du blues, autant qu’ils égrènent les désirs et rêves inassouvis d’un poète, métis, exilé, amoureux, à la fois solitaire et solidaire. Tel un oiseau rêveur qui se sait déplumé, il chante ses coups de cœur et ses coups de gueule depuis une cage avec vue sur un ciel souvent bouché. Ses paroles prennent la forme de rondes insomniaques au cours desquelles le poème semble tournoyer sur lui-même jusqu’à épuisement de la parole – « Des nuits sans nom/des nuits sans lune/la peine qui m’habite/m’oppresse/la peine qui m’habite/m’étouffe » –, une parole qui se fait obsessive telle une rengaine, un refrain que l’on ressasse comme seul remède à la dépression, à la disparition. L’obsession du poème devient alors résistance face à l’obsession névrotique, face à la névralgie d’une réalité douloureuse, abêtissante et annihilante. A force de mots qui surgissent du silence, de l’interdit, à travers une parole titubante, bégayante, se dessinent des lignes de fuite, des percées en plein ciel ouvrant sur un tiers espace enfin libéré des entraves de l’Histoire, du musellement des corps, un espace-temps sans limite où « Il n’est pas de midi qui tienne » :
pas de midi qui tienne
Je l’ouvrirai
pas de midi qui tienne
j’ouvrirai
pas de midi qui tienne
j’ouvrirai la fenêtre
pas de midi qui tienne
j’ouvrirai la fenêtre au printemps
pas de midi qui tienne
j’ouvrirai la fenêtre au printemps que je veux éternel
pas de midi qui tienne
(Névralgies)
Les longues nuits qui abrutissent le poète réveillent les angoisses d’être, le sentiment de solitude ou d’incomplétude, les fantômes ancestraux, les indigestions d’enfance dans un monde blanc et colonial, dans un monde bourgeois et moral. Monde stérile et âpre qui emmure le poète soudain saisi par :
l’horreur
la pleine horreur
la laideur
toute la laideur
d’une vie étrange et mienne
murs bleus
murs nus
murs blancs d’hôtel gris
(Névralgies, « Quand malgré moi »)
Damas exprime dans ses poèmes la fracture identitaire, psychique et corporelle du Noir colonisé, acculé au retranchement, à la désincarnation, à la dépigmentation, dans la mesure où la société pétrie de morale « blanche » codifie sa manière d’être au monde, sa relation au monde. Coupé de lui-même, il est devenu cet être colonisé de l’intérieur que Frantz Fanon décrit dans Peau noire masque blanc. Le sujet colonisé reste inéluctablement en dehors de lui-même, son corps-même étant fiché, il ne peut que se vivre de l’extérieur, dans un éternel décalage avec soi. Il a beau « donn[er] des années d’efforts/de l’épaisseur verticale/de toutes les Tours Eiffel », il retombe toujours, impuissant à être pleinement lui-même, à jouir sans entrave : « tant m’obsède d’écœurement/un besoin d’évasion ». Comment dès lors trouver ce lieu à la fois intime et extime, ce lieu relationnel où le dedans rejoint le dehors, dans un va-et-vient constant entre « je » et le monde ? Le poète creuse ce lieu dans le poème, allées traversières percées dans le mur du réel, dans la façade des lieux communs. Il rêve la chute de ce monde totalitaire dans un cri à la fois plaintif et aigu, lamento aux accents anarchistes :
plaise à mon cœur
mis un instant à nu
d’afficher sur les murs
et autres lieux de la Ville
de crier à tue-tête
sur les toits de la Ville
A BAS TOUT/VIVE RIEN
(Graffiti, « Malgré les sarcasmes des uns »).
Sphère intime et vécu collectif se rejoignent à travers la dramaturgie d’un « je » sans traits distinctifs sinon sa négritude, négritude énoncée comme une impossibilité à être, à surgir de soi-même dans une société stigmatisante et oppressive, ce qui est le propre de tout individu marginalisé :
pourquoi depuis toujours
sans cesse m’accabler
et me priver du droit de m’afficher moi-même
(Black-Label)
« Je » réduit à l’état d’objet qui lutte pour devenir son propre sujet, corps définitivement fiché, labellisé, dans un monde de classes et de races où il n’est qu’une image déshumanisée, dérisoire, prêtant à rire. Inlassablement, le regard-écran de la foule projette sur lui l’image fantasque du clochard dégingandé au corps décharné de « nègre/les yeux ventre creux » ou bien celle, légendaire, d’homme-singe « ridicule/dans leurs souliers/dans leur smoking ». Ce corps n’a pas d’autre choix que de « se blanchir ou disparaître » (Fanon) sous le regard narquois du Blanc. Face à ce rire social, ricanements de bourgeois qui biffent, effacent, renvoient à l’insignifiance, le poète oppose son propre rire, non plus rire policé qui voile et cache, mais rire démiurgique libérateur, se jouant de tout et de rien pour mieux déjouer la comédie sociale.
Dans le poème « Hoquet », Damas revient sur son enfance de « petit-bourgeois crépu », sur une éducation qui cherche à effacer, à refouler toutes traces d’antillanité, de créolité, de négrité, fixant son corps dans une attitude d’« hyperassimilé », et par là le privant, le distançant de lui-même :
Il m’est revenu que vous n’étiez encore pas
à votre leçon de vi-o-lon
Un banjo
vous dîtes un banjo
comment dîtes-vous
un banjo
Non monsieur
vous saurez qu’on ne souffre chez nous
ni ban
ni jo
ni gui
ni tare
les mulâtres ne font pas ça
laissez donc ça aux nègres
(Pigments, « Hoquet »)
Le ton est grinçant, oscillant entre la satire, l’auto-dérision et le drame : un drame étouffé qui sourd dans la voix du poète à travers les souvenirs qui éructent en un « Hoquet » irrépressible et nerveux ; un drame souterrain qui s’énonce en trois vers, en trois mots, comme le contrepoint tragique à la logorrhée maternelle : « Désastre/parlez-moi du désastre/parlez-m’en ». Ces paroles laconiques qui reviennent tel un refrain en marge des psittacismes moraux en soulignent toute la violence : raz-de-marée intérieur, souterrain, contenu dans le cœur et la bouche muette de l’enfance, « bouche/cousue née ». Damas fut un enfant mutique jusqu’à l’âge de six ans et mourut à soixante-seize ans d’un cancer de la langue.
La poésie dit les ravages invisibles du colonialisme – corps et esprit colonisés, occupés de l’intérieur – qui fracture l’identité, démantèle le corps. Le « je » du poète est cet être privé de lui-même, « l’autre moi-même » à jamais ravi comme l’est la sœur jumelle de Damas, enfant morte-née devenu empreinte, trace d’une présence perdue. Et si le poète exige : « Rendez-les moi-mes poupées noires/que je joue avec elles/les jeux naïfs de mon instinct/resté à l’ombre de ces lois », c’est que l’image d’une enfance volée se superpose à celle de l’Afrique cambriolée. Le drame personnel rejoint le drame historique accusant le rapt originel, la castration, le démembrement d’un corps individuel et collectif. Les faits historiques, la violence de la traite, l’esclavagisme ne sont pas de simples faits passés dont la mémoire serait activée par la commémoration. C’est tout au contraire par co-naissance intime que le poète restitue le passé collectif : son corps présent garde le souvenir des faits passés qu’il n’a pourtant pas connu. Le passé esclavagiste ne cesse de revivre dans les corps colonisés.
Le souvenir prend dès lors le sens de remembrance (encore en usage en ancien français) avec l’idée de quelque chose qui surgit, revient dans l’esprit en faisant corps : remettre en mémoire, c’est remembrer, comme revenir à la matrice, au corps utérin, à sa complétude, c’est encore recorder, comme rassembler les membres épars, dévastés. Les vers de Damas forgent l’image mythique d’un temps et d’un lieu « naïfs », « instinctifs », qui n’auraient pas subi le sceau de la loi sociale. Les poèmes, la musique, le rythme remembrent, raccordent, recréent les liens entre soi-mêmes et autres. Tour à tour, discordances et harmonies mettent le corps en relation, la poésie devenant ce corps restitué qui cherche à saisir le monde, à s’accomplir, à s’accoupler au monde.
L’amour, thème qui parcourt inlassablement les poèmes de Damas, prend alors un sens bien moins anecdotique qu’il n’en a l’air. Il se convertit en poétique à même de signifier ce rapport au monde pris dans l’entrelacs des déterminismes imposés, ainsi que de formuler ce désir de prendre corps, de faire corps, de s’ériger dans un monde dépassant la réalité présente qui censure et émascule le corps noir. Les poèmes ressassent le manque affectif, le besoin incommensurable d’amour, toujours inassouvi, toujours décalé, toujours manqué. Peu d’artistes de la diaspora ont évoqué l’amour aussi puissamment et profondément que Damas. Marginale dans Pigments – où « Le parfum frêle/de la femme qui me frôle » réveille « La chair exorcisée/entame/émiette/et mange/le souvenir/ravivé/debout/de tout semblant de rêve » –, la poétique amoureuse se développe tout au long de Névralgies, de Graffiti et surtout de Black-Label.
Dans ce long poème narratif aux résurgences biographiques prenant parfois l’allure de « poèmes-conversation » à la manière d’Apollinaire, le « je » du poète se mêle aux pronoms « elle » et « tu » dans un dialogue où les voix se croisent, se confondent, se relaient pour élaborer une énonciation à plusieurs voix capable d’exprimer la pluralité de l’ex-il :
et ma voix clame en Exil
et l’Exil chante à deux voix
et voici ELYDÉ
[…]
deux êtres confondus en un seul être à jamais seul
je dis être
et le Ciel est couvert de nuages
Elle
pense être
et sa vie est un pont suspendu sous un ciel de nuages
Je dis être
avec Elle
être
tandis que le Ciel se demande où la solitude à deux mène
Cette double voix est une réponse au corps colonisé scindé en deux faces inconciliables, à la parole interdite, limitative, placée sous contrôle du langage dominant érigé faussement en langage du monde, à la fois unique, uniforme et universel. Les poèmes de Damas n’ont de cesse de déconstruire le discours occidental borné et péremptoire, opposant le rien libertaire au tout totalitaire, mais cette confrontation pourrait s’avérer vaine, nihiliste, inconstructive s’ils ne formulaient pas également un autre mode d’énonciation de soi. Dans cette perspective, le sujet qui advient dans le poème sous le nom de « Elydé » peut s’interpréter comme une nouvelle force énonciatrice, une force non plus verticale (comme le reflète l’image de la Tour Eiffel), mais tournoyante et centrifuge. Une force entraînante qui pousse à se défaire de soi, à s’aimanter à l’autre, à Elle, pour « chanter le poème à danser ». Et voici Elydé : lieu d’ancrage et de surgissement, un ici et maintenant à partir duquel le « je » se voit autre, se révèle, s’exile, se décolonise, « franchit la ligne ». Ce « je » à la fois masculin et féminin, noir et blanc, par une dialogisation intérieure (pour rendre le concept bakhtinien), se construit une solitude toute polyphonique, « où la vie est un pont suspendu sous un ciel de nuages ». Et le corps-voix féminin rencontré « face à face au carrefour », « à même la piste enduite/et patinée de steps/de stomps/de slows/de songs/de sons/de blues », dans le bruit du monde, dans la voix du « je », scande son nouvel arrimage. Je, tu, elle accrochés l’un-e à l’autre rythment le drame du poème qui se déroule tel un corps vivant de sons, tout en pulsions et pulsations, pour dire le sujet élidé au sens étymologique de « poussé dehors, expulsé », sujet qui cherche à s’ancrer dans le mouvement, la danse, le tangage, défaisant les pas du poème, bifurquant, s’écartant et revenant, amoureusement, pour faire corps avec les mots.