Un autre film est possible: Nocturama de Bertrand Bonello

Nocturama © Wild Bunch Distribution

Je suis allée voir le film appelé Nocturama avec une curiosité chargée de mauvaises pensées, de rumeurs sur son histoire. J’étais préparée mais je l’ai d’abord accueilli dans la neutralité que j’avais choisie d’adopter, je n’ai pas lu la critique.

Au début j’ai essayé, de suivre. J’ai retrouvé le précipité d’un certain nombre de questions et figures qui traversent la jeunesse radicale des années 1970 aux années 2000. D’autres films précèdent Nocturama, déjà portés par l’élan paradoxal de deuil et de retrouvailles d’une communauté d’activistes, pointant le désir et la mélancolie (Le Diable probablement de Bresson, Low Life de Klotz et Perceval), le simulacre et la récupération possible (La Troisième génération de Fassbinder) – mais ouvrant des brèches vers l’avenir et dans le cinéma. Nocturama manifeste la tentative de relier des séquences et de faire résonner des voix : celles, par exemple, du Comité Invisible et du terrorisme international dont la coïncidence spectaculaire est la hantise d’une génération, notre embarras secret et peut-être jubilatoire. Il fallait donc étaler ça librement, plaider le mensonge contre la vérité, ne plus séparer les causes et les classes, les amis des ennemis, entrer dans le vide.

Le cinéma de Bertrand Bonello travaille à cet endroit, par delà le bien et le mal, où s’atteste que la destruction séduit, et que nous sommes attirés par notre destruction en même temps que par la gloire – qu’elles sont réversibles. L’Apollonide, déjà, agissait là sans dehors, sans débordement de la réalité, dans le souci d’explorer l’usure des formes de la décadence dans la version sexualité. Le spectateur est convoqué dans cet espace sur lequel on ne sait pas quel regard porte son auteur, s’il est complaisant ou didactique, s’il s’agit d’admettre ou de dénoncer (si la question doit même encore être posée). Cette situation impossible est à peu près celle que Baudrillard avait décrite, à propos du terrorisme dans ses rapports à la domination, lorsqu’il affirmait qu’on ne pouvait « jamais attaquer le système en terme de rapports de forces : ça c’est l’imaginaire (révolutionnaire) qu’impose le système lui-même ». Nocturama se joue dans cette zone sur laquelle la critique est comme sans prise, désarmée, où la révolution est passée du côté du spectacle.

Soit.

À considérer qu’on ne puisse plus opposer la réalité au système (la vérité sera toujours dépassée par le mensonge), on peut néanmoins chercher à travailler la surenchère symbolique au moyen du cinéma – d’un cinéma qui pourrait sinon s’opposer, en tout cas différer sensiblement du monde des images qui consument l’événement. C’est donc moins au point de vue sur l’époque que ce film véhicule (auquel je ne souscris pas – mais c’est une autre affaire, politique celle-là, d’une politique qui semble ne plus pouvoir faire valoir la réalité contre les images) qu’au point de vue du cinéaste que je souhaiterais m’intéresser. C’est-à-dire au film dans son rapport au cinéma, et du cinéma dans son rapport à la vie. Les personnages de Nocturama ne sont pas crédibles parce qu’ils n’existent pas (à peu près comme les Blum et les Jeunes filles du Parti Imaginaire) – pas besoin d’auteurs pour des sabotages qui sont finalement les simples revers d’une puissance poussée à bout, pas besoin de personnages : des doublures ou des mannequins suffisent. Pas besoin non plus de rapports vrais, d’état amoureux – le terrorisme témoignant dans cette vision de la rupture définitive entre vie amoureuse et révolte politique. Fin de la révolte, fin de l’amour, fin des subjectivités (c’est déjà chez Fassbinder, cette barbarie froide du sentiment, mais il la garde pour la bourgeoisie).

Nocturama © Wild Bunch Distribution
Nocturama © Wild Bunch Distribution

Cependant Bertrand Bonello apparaît assez nettement, dans le film, au travers du personnage de Greg, l’initiateur, le mentor, le compositeur. La musique est la drogue – de toutes les tortures, de toutes les orgies. Il la compose, il apporte les charges d’explosif en pâte à modeler. Bonello se met dans la peau de celui qui séduit par son désir de détruire, et qui sait. Il y a donc un auteur, un responsable, disons, symbolique. Il n’est pas certain que le scénario l’exige, on pourrait s’en passer comme on pourrait se passer des apparitions d’Hitchcock dans ses films, mais cette présence répond à une nécessité transférentielle du groupe sur un chef, du film sur un auteur (à une nécessité autobiographique). Nocturama n’est pas – et c’est mon problème – un film anonyme. Passé le début qu’on a pu dire bressonien parce qu’il comporte du cinéma de Bresson la vitesse et les gestes, l’efficacité aussi quotidienne du métro parisien, la mise en relation contingente des actions qui vont mener au grand magasin, Bonello quitte la partie, lâche ses enfants, ne répond plus de rien.

Les enfants abandonnés dans le grand magasin plongent le spectateur dans le très long ennui du bordel et de l’équivalence des signes. Ils sont offerts au fantasme pourri de la gloire aboutie, au défilé des grandes marques, aux clichés de la jeunesse gâtée. Nous sommes peut-être des enfants gâtés, cela nous rend monstrueux, et le cinéma serait alors le dernier luxe que notre impuissance est en mesure de pénétrer (avec le sexe, la sape et la musique). Il n’y aurait donc rien à dire, rien à opposer, et surtout pas la réalité (qui, comme le dit Baudrillard, en est arrivée à envier la fiction). Bertrand Bonello quitte la partie, trahit ses petits, mais revient dans l’hallucination d’un des enfants, sous les traits d’un mannequin. Le réalisateur est donc le pantin assumé, la doublure consentie. Il a peut-être cherché dans ce double le sens d’une conjuration, je ne sais pas. En son absence, le film est largué et comme lui-même gâché, un film d’enfant gâté qui permet au spectateur de perdre tout repère de justice et d’attendre le secours du GIGN pour mettre fin à la débâcle, au spectacle. Si le réalisateur devient le mannequin haute couture d’un film parodique sur la violence, qui reste-t-il pour dire le vrai, pour défendre quand même, à la fin, le parti de la réalité ? C’est peut-être à Adèle Haenel qu’est accordée cette voix autre, ce contre-champ qui soudain sonne un peu plus vrai. Mais pour dire quoi ? Que ça devait arriver ? Retour à la fiction cette fois sous la forme de l’annonce messianique, on vous avait prévenu, ça n’a pas pris les formes qu’on voulait (celles de l’action directe, de l’extrême gauche), mais du marché, du supermarché. Ça n’a pas pris du tout les formes qu’on attendait, et la résonance des faux attentats sur ceux de la réalité récente fait mal, pour de vrai.

Nocturama © Wild Bunch Distribution
Nocturama © Wild Bunch Distribution

Si ceux-ci ont mis un terme brutal à nos délires adolescents d’action directe, je ne consens pas au constat d’équivalence, je reprends la révolte. Nocturama a mis en colère quelques-uns d’entres nous qui cherchent encore à se frayer des issues dans les sous-sols du supermarché, de la société. La clandestinité, la violence et l’exception sont peut-être des rêves produits par le cinérama, mais il y a toujours un hors-champ (c’est la chance du cinéma, son altérité, sa position face aux vivants) et j’aurais préféré un film (un autre film) qui laisse au moins Luis Rego (dans le rôle du clochard) dans la rue, la rue à la rue – et la vie venir.

Si le réel est jaloux de l’image, le cinéma doit-il contribuer à accentuer la jalousie, à faire le jeu de l’image contre l’événement ?

Nocturama, 2016. Réalisation : Bertrand Bonello. Scénario : Bertrand Bonello. Production : Édouard Weil et Alice Girard. Photographie : Léo Hinstin. Distribution : Wild Bunch. Sociétés de production : Rectangle Productions, coproduit par Pandora Film, Scope Pictures et Arte2. Durée : 2h10. Avec : Finnegan Oldfield, Vincent Rottiers, Hamza Meziani, Manal Issa, Martin Guyot, Jamil McCraven, Rabah Naït Oufella, Laure Valentinelli, Ilias le Doré, Robin Goldbromm, Luis Rego, Hermine Karagheuz, Adèle Haenel.