« 121 heures sans loi » : Ryan Gattis (Six jours)

Ryan Gattis, Six jours (détail couverture)

Six Jours de Ryan Gattis nous transporte au cœur des émeutes de Los Angeles, du 29 avril au 4 mai 1992. Une page rappelle « les faits », l’acquittement des agents de police ayant passé Rodney King à tabac. Le verdict tombe à 15 h 15, le 29 avril. « Les émeutes commencèrent sur le coup de 17 heures. Elles durèrent six jours, et s’achevèrent finalement le lundi 4 mai, après 10 904 arrestations, plus de 2 383 blessés, 11 113 incendies et des dégâts matériels estimés à plus d’un million de dollars. En outre, 60 morts furent imputées aux émeutes, mais ce nombre ne tient pas compte des victimes de meurtres qui périrent en dehors des sites actifs d’émeutes durant ces six jours de couvre-feu, où il n’y eut que peu, voire pas, de secours d’urgence. […] Il est possible, et même probable, qu’un certain nombre de victimes, apparemment sans rapport avec les émeutes, aient été en fait les cibles d’une combinaison sinistre de circonstances. Il se trouve que 121 heures sans loi dans une ville de près de 3,6 millions d’habitants, répartis sur un comté de 9,15 millions d’habitants, cela représente un laps de temps bien long pour régler des comptes. »

Sous la cascade de chiffres ahurissants, des mots, sous les images d’actualité, des récits que le roman de Ryan Gattis explore jour après jour, du mercredi au lundi. La chronologie n’ordonne qu’en apparence un espace livré au chaos, à la guérilla urbaine, aux règlements de comptes de bandes rivales, un déchaînement de violence que rien ne vient enrayer.

Le roman joue d’une tension entre fiction et réalité : Ryan Gattis donne ses sources, cite articles de journaux et témoignages, l’actualité de 1992 mais aussi Thomas Pynchon annonçant en 1966 dans le New York Times que Watts ne sera pas la dernière émeute, que « les pauvres, les vaincus, les criminels, les désespérés, tous attendent là, avec ce qui doit leur sembler être une atroce vitalité ».

En 1965, les émeutes de Los Angeles s’étaient déroulées pendant six jours (11 au 17 août) dans le quartier de Watts. En 1992, c’est celui de Lynwood qui se transforme en poudrière. Ernesto Vera, employé modèle de Taco Bell qui poursuivait son rêve américain loin des gangs, est tué en représailles des agissements de son frère, lui « impliqué » – « la façon polie de dire que je suis dans un gang » et rappel du titre original du roman, All involved, Tous impliqués. Et c’est le déchaînement shakespearien des vengeances familiales, un bain de sang, mettant en lumière une autre Amérique, celle des rivalités ethniques et des laissés-pour-compte.

Comme le dit l’un des personnages du roman, le sapeur-pompier Anthony Smiljanic : « Il y a une Amérique cachée à l’intérieur de celle que nous montrons au monde entier, et seul un petit groupe de gens la voit véritablement. Certains d’entre nous sont enfermés dedans par leur naissance, ou la géographie, mais le reste d’entre nous, on ne fait qu’y travailler. Médecins, infirmières, pompiers, flics – nous la connaissons. Nous la voyons. Nous négocions avec la mort là où nous travaillons parce que, tout simplement, ça fait partie de notre boulot. Nous en voyons les diverses strates, son injustice, son caractère inéluctable. Et pourtant nous livrons cette bataille perdue d’avance… »

Cette version de l’Histoire, Ryan Gattis la diffracte en six jours et dix-sept personnages, qui tour à tour prennent en charge le récit de ces six jours dans le huis clos de Lynwood, quartier hispanique, abandonné et comme insularisé. En marge de Los Angeles, mais en percevant « la fumée, quatre colonnes noires comme des puits de pétrole en feu au Koweït », loin de tout, Lynwood se déchire, la police et les autorités n’interviennent pas et deux gangs rivaux se disputent le quartier. Le corps d’Ernesto pourrit dans la rue.

« Mais merde, une chose est sûre, les shérifs cherchent pas. Ils sont tous à la télé. Ça aussi, ça me fait rire. Je ris en les voyant occupés à Florence, Watts, ils essayent de maîtriser les putains d’incendies de Los Angeles, cette nuit. Tu crois qu’ils en ont quelque chose à battre, des règlements de comptes entre gangs à Lynwood ? Tu parles. Probable qu’ils sont contents. Ils auront pas à enquêter. Contents d’avoir juste à mettre leurs gilets pare-balles et à foncer dans les foules, à la place » (Lupe Vera, aka Lupe Rodriguez, aka Payasa).

Gattis rend l’atroce vitalité de la langue singulière de chacun de ses dix-sept personnages — dans une prose admirablement rendue par la traduction exceptionnelle de Nicolas Richard. Ces voix pourraient sembler des monologues mais elles sont liées par la fatalité, les vengeances et composent un chœur tragique, féroce et hyperréaliste, mettant sur le devant de la scène ceux dont les flashes d’actualité ou l’Histoire font trop souvent bien peu de cas. Anthony Smiljanic, le sapeur-pompier coincé dans son impasse, se dit qu’« un jour, tout ça ne sera plus qu’une histoire. Une anecdote de guerre ». Mais lorsqu’un romancier de la trempe de Gattis s’empare de ces vies anonymes, ces histoires deviennent des anecdotes au sens étymologique du terme : « inédites » et « à publier ».

Ryan Gattis, Six jours, traduit de l’anglais (USA) par Nicolas Richard, Le Livre de poche, 600 p., 8 € 60