André Hirt intempestif

Toute collection éditoriale entre en prise directe sur son temps. Ce qui suppose sans doute la découverte d’écritures singulières qui actent une direction inédite, une manière de s’orienter dans la pensée selon des chemins inexplorés. Ce sont des auteurs rares, indécelables par celui qui cherche à coller aux truismes du moment. Parfois jeunes, dans l’ordre d’une première signature, d’autres fois plus vieux, dans l’insistance d’une œuvre qui passe inaperçue, d’une obstination dont on ne fait pas cas, mais dont l’insistance appelle néanmoins la question : qu’est-ce qui pousse à l’écriture de tant de livres, que veut-il celui qui aura tracé une telle ligne, avec une régularité si forte, ne demandant nulle reconnaissance, n’écrivant pour aucun prix souhaité, aucune rémunération assurée ?

Que veut-il, celui-là même qui jette dans l’espace agité des querelles, devenues si stupides, une autre expression, un ton qui n’appelle pas même de réponse de la part de ceux qui le croisent dans l’indifférence quasi-générale ? Il est possible qu’une œuvre soit en lutte, en conflit avec les scénarios qui forcent l’actualité. Mais cette soumission aux actualités est tout de même assez rare pour les philosophes qui entrent plutôt par effraction dans l’Histoire.

Il ne nous sera pas possible de décider si André Hirt fait partie d’un tel panthéon. Nul ne peut préjuger du devenir d’une œuvre – et la forme muséographiée de la philosophie n’est pas non plus celle qui exprimera le plus grand dynamisme. Il suffit d’un accueil dans l’incertain d’une collection. Ce que nous pouvons dire cependant des livres qu’André Hirt publie depuis une vingtaine d’années, c’est qu’ils ne s’inscrivent certainement sous aucun mot d’esprit ni aucun sobriquet qui en rendraient la lecture amusante. Si j’ai décidé d’accueillir André dans la collection que j’ai ouverte par Le siècle deleuzien, ce n’est certes pas pour une allégation faite aux impulsions deleuziennes, celles de la joie, de l’affirmation de soi, intenses. L’œuvre d’André Hirt est plutôt triste. Une tristesse qui débute dans une forme de « constellation » Baudelairienne, prélevée sur du noir, formant les bouquets d’un mal incurable, d’un style qui connaît ses charognes et son spleen particulier.

Au début, il s’agissait d’un spleen encore teinté d’ivresse, de haschich et de fusées. C’était le moment le plus lyrique de l’œuvre d’André Hirt pointé sous le titre Il faut être absolument lyrique. Un lyrisme qui fut sans doute celui de Hegel, de ses bacchanales nocturnes quand débordait le calice de l’esprit, quand les fleurs de la mort, les tombes et ses pierres sont encore traversées par l’écume de l’esprit, par la chaleur d’une journée qui excède la fin du jour, la clôture de l’absolu étant toujours revivifiée par son dépassement, une fraicheur différée de quelques bulles de champagne. C’était le moment de Versus, le moment de verser encore un verre sur la tombe en succombant à l’ivresse de la poésie, elle qui ouvre dans la logique une panne, un bug comme pour rendre son syllogisme impossible. Versus est le nom versé d’une versification négative, une négativité irréductible à toute synthèse, placée en dehors de toute totalisation. Le lyrique y apparait alors comme un dérangement de la logique du « Même » constituant la prose du monde. Il s’agit là d’une dialectique supérieure dont on trouve le requiem du côté de la musique, de son interruption dans le silence, dans la coupure où l’impulsion se poursuit et chuinte.

Versus

Nous sommes pour toutes ces raisons (presque cartésiennes dans leur part de folie) les enfants de la nuit, les poètes du noir. Mais si en cela il nous faut être absolument lyrique, avec Baudelaire, ce ne sera pas sans dire au moins que ce lyrisme n’est plus du tout un épanchement de la subjectivité. Un tel lyrisme en fera exploser les cloisons et claquer les joints. Et dans un éclatement de ce genre, il sera question d’un hommage à Rimbaud qui prolonge cet excès de tous les sens par un nouvel impératif : « Il faut être absolument moderne ». André Hirt est un philosophe qui entre dans cet absolument moderne, pour dire que la modernité n’est absolue que par sa vibration, sa déclosion en direction d’un dérèglement futur, le passé étant lui-même reprisé, posé dans le hachoir de sa reprise, de son « morcellement allégorique ». Mais les œuvres d’André Hirt ne sont pas toujours nourries de cette joie de finir au-delà des barrières, envoyées par-dessus le fil de fer en l’enjambant selon une toccata lunaire, en mode mineur. On peut, dans la tristesse d’un monde qui finit, adopter d’autres allures, d’autres cris qui sont ceux de la mélancolie d’André Hirt, une mélancolie qui n’est pas sans mélodie, dont rien ne sert de guérir, dont on ne guérit pas.

Ce sont alors d’autres écholalies, d’autres obsessions, d’autres fantômes qui mobiliseront la plume d’André Hirt. A commencer par Karl Kraus dans L’universel reportage et sa magie noire, empruntant la forme du journal, journal de Kraus qui taille un short au journalisme des intellectuels en train d’édifier leur statue dans la langue de l’information et la fange de la communication. A ce journalisme du jour, Karl Kraus opposera le Flambeau (Die Fackel) des statues qui tombent, grand prêtre de la vérité face aux dérives publicitaires du temps. A la magie de la presse qui vit sans doute du noir, qui veut créer le plus noir, il faut que le flambeau du journal tenu par la philosophie oppose son brûlot, ses événements qui sont redevables d’un autre ton, frappés sur un mode Staccato. Mais une telle frappe en Staccato n’est que le versant d’une phase up, d’un phrasé qui monte encore de pis en pis vers sa vibration maniaque. Entre les coups, donnés en Staccato, il faut à chaque fois réapprendre à entendre les vastes dépressions de Kraus, de Benjamin, de Baudelaire, de Büchner, de Stifter de Philippe Lacoue-Labarthe et d’André Hirt lui-même.

Il faut être absolument lyrique

Une espèce de littéralité qu’André Hirt va s’exercer à frapper par la ponctuation d’un monde qui va finir quand précisément il s’agira d’être absolument littéral, Un homme littéral – Philippe Lacoue-Labarthe lui qui entendait la philosophie comme la traversée la plus périlleuse des questions « car il savait douloureusement que l’existence, l’histoire et la politique se décident dans la tragédie de ce questionnement ». Une folie de rigueur, d’intransigeance, de vérité dont les questions les plus cruelles, les plus déchirantes ne sauraient se laisser éluder par le commerce mondain. Un exercice supérieur qui réclame une espèce de poème de la raison, une forte vision, un regard d’airain, une nouvelle clarté cartésienne. Et ce regard clair et distinct, lucide, mélancoliquement lucide, n’en restera pas là. Il lui faut encore un tableau, il lui faut trouver de nouvelles complicités sous l’œuvre du peintre Hélène Schjerfbeck, dans le traitement, le tracé d’un portrait exposant ce rien que moi dur et glacial.

L'étoilement de l'existenceComment alors ne pas toucher plus vivement à l’autoportrait mis en jeu dans le journal de Kraus, à la littéralité de Lacoue, aux pantins désarticulés de Kleist ou à la promenade du Lenz de Büchner ? Sans doute le regard dur et glacial d’Hélène Schjerfbeck ouvre-t-il une fente, un passage, une descente sous le cri, sous l’œil qui se révulse et brave la mort. Si Philippe Lacoue-Labarthe devait nous rendre « absolument littéral », refusant de transiger avec la vérité la plus déchirante, la peinture de Schjerfbeck nous entrainera du même coup à devenir radical, absolument radical. Et entre ces deux regards, presque édulcorés, on pourra entendre le « Je ne suis rien » comme en écho sur un col enneigé, le col pour un passant ou une passante. « Je ne suis rien », formule du cogito bouleversant d’André Hirt, frayant entre les versants, le versus de la nuit qui le hante. Comme Büchner, à l’égal de sa vision radicale, se rendent malades tous ceux qui, dans leur fulgurante brièveté, résistent à l’écrasement du temps. Il faut supposer un acte de résistance, résistance à l’agitation d’un monde sur sa fin, frénésie à laquelle la littérature tient tête lorsqu’on lui ôte la mascarade des prix remportés. Ne reste que l’expérience la plus défaillante de toute certitude eu égard au sens de l’histoire. Aucune illusion sur sa fin ne saurait plus la sauver. Staccato sera par conséquent une tout autre écriture, celle des failles, des soubresauts. Au lieu d’une histoire racontée, d’un récit ordonné à la chronologie d’une téléologie raisonnée, après la fin du monde, ne restent que les bifurcations de l’existence ou encore ce que André Hirt nommera L’étoilement de l’existence. Il faut donc bien en effet publier André Hirt.

A paraître prochainement aux éditions Kimé, le nouveau livre d’André Hirt, dans la collection « Bifurcations ».