Exposition: Nobuyoshi Araki, gardien des pulsations de la vie

© Exposition Araki, musée Guimet

Pour ceux et celles qui n’ont pas vu l’exposition Araki au Musée Guimet, il est possible de regarder et lire le magnifique catalogue de l’exposition que publient les éditions Gallimard en partenariat avec le Musée Guimet. Sous la direction de Jérôme Neutres, il offre une rétrospective des créations marquantes d’Araki de 1965 à 2016 ainsi que de nombreux inédits qu’accompagnent les textes de Tadao Ando, Philippe Forest, Jérôme Ghesquière, Michael Lucken et Sophie Makariou. Une création conçue spécialement pour l’événement au Musée Guimet, « Tokyo Tombeau », ferme le livre.

Araki

La relation d’Araki à son appareil photo s’inscrit sous l’horizon d’une continuation de son corps. Loin d’être un moyen extérieur, il occupe la place d’un troisième œil, voire d’un fragment anatomique partiellement expulsé au dehors. C’est de l’organicité de l’appareil photo, membre supplémentaire d’Araki que vient peut-être l’aspect organique, vivant de ses photographies. Depuis cinquante ans, l’artiste capte sans relâche le réel, traduit le monde dans le langage des images, comme si, sans l’acte d’appuyer sur l’obturateur, le monde risquait de se dissoudre, de perdre sa consistance. L’acte de photographier ne se contente pas d’enregistrer ce qui est, de laisser une trace du passage évanescent des instants. Il fait être ce qu’il découpe, donne une autre existence à ce qu’il capture. Compulsion à vivre et compulsion à photographier ne font qu’un. Il n’est pas de monde qui puisse tenir sans un regard sur le monde.

Dans ses milliers de photographies, ses centaines de livres, dans ses innombrables entretiens, Araki revient sur l’équation photographier, c’est tuer. Mais si la photo cannibalise, dévore, dans une étrange réversibilité des fonctions, elle donne également vie à ce qu’elle capte et à celui qui capte. Dans ses mises en scène du désir, de la chair, de l’érotisme, dans ses vulves ouverts, ses fleurs, ses corps encordés, ses cieux, ses nuages, les portraits de sa femme Yôko, de son chat Chiro, Araki part à la rencontre d’instants, de fragments d’existence au cours desquels le réel se condense, gagne un surcroît d’intensité. Le tout est de conjoindre la saisie du « kairos », de l’instant porteur d’aura et la grâce d’un punctum. S’il a traqué tous les états de la matière, le vaporeux des nuages, l’atmosphérique des visages, le liquide, les sécrétions du sexe, des fleurs, le gluant de la nourriture, le solide des quartiers de Tokyo, des cordes serpentines, c’est dans la foulée d’une passion pour la matière en toutes ses formes, en ses différentes stases d’énergie. Qui dit matière dit vie, épanchement de sève, principe génésique, jaillissement biologique. Se définissant comme un « vieux fou de la photographie », Araki photographie en continu, partout, tout le temps, recouvrant le tissu de l’espace-temps d’une pellicule d’images. Le monde qu’il met en scène est radicalement subjectif, passé dans l’athanor de sa sensibilité, de ses obsessions, de son œil intime. On parlera d’un journal photographique à la fois intime et extime, branché sur le monde.

S’inscrivant dans la tradition de l’art japonais, dans l’art des estampes, l’art érotique des shunga (gravures érotiques de l’époque Edo qui commence en 1603 et se termine en 1868), acteur de la scène underground, de l’avant-garde des années 1960 (années d’explosion créatrice, d’effervescence audacieuse, se libérant des carcans esthétiques, voyant la naissance du butô), Araki a, dès le début de son œuvre, placé son esthétique sous les signes du désir et de la mort. L’empire des sens jouxte le royaume de Thanatos, l’un et l’autre saisis sous l’angle du cérémoniel, du rituel. Son impulsion à photographier aurait été déclenchée à la mort de son père. En matrice, en principe ombilical, se tient Thanatos. Sa photographie vient de la mort, du portrait mortuaire et ne cessera d’apprivoiser les multiples formes d’épuisement, d’agonie, de disparition. Ses images reposent sur une philosophie de l’énergie, de l’intensité, laquelle peut prendre au minimum trois formes : tantôt elle est à son point d’acmé, tantôt elle perdure, persiste sous une guise homéostatique, tantôt elle s’achemine vers le déclin, vers sa fin, selon une courbe entropique qui annonce la reprise d’un autre cycle, d’une régénérescence. Inscrites dans l’art japonais de l’ikebana, outrepassant ce dernier en bousculant ses codes, ses nombreuses séries de fleurs alternent obscénité de pétales aux couleurs éclatantes, débauche de vitalité de fleurs hypersexuées et fleurs flétries, aux portes de la mort. Là où d’Araki, l’on ne retient souvent que ses femmes encordées, son érotisme sulfureux, l’immersion d’Araki au musée Guimet a le mérite de révéler l’ancrage de son travail dans l’art japonais.

La mort compose l’alpha et l’omega de son œuvre aussi proliférante que l’est la vie, exponentielle à l’image de la croissance vitale. Deux pierres fondatrices de ses créations sont liées à son épouse Yôko. La première, la série « Voyage sentimental » en 1970 compose un épithalame, un chant d’amour où la mort semble déjà rôder. La seconde, « Voyage d’hiver » en 1990 compose un thrène bouleversant, un requiem pour sa femme décédée. Depuis la disparition de Yôko, l’artiste photographie chaque jour le ciel en toutes ses variations et recourt souvent à la mise en abyme du portrait de sa femme, lequel portrait semble ventriloquer la composition, l’impulser depuis l’ailleurs. Il aura exploré tous les visages de la mort, la mort dans la vie, la mort comme sortie, la mort des humains, des fleurs, des lieux, des quartiers de Tokyo. Seuls les cieux semblent épargnés par la faucheuse. S’il fait comparaître ce qui n’est plus, ce qui glisse vers l’absence, c’est au sens où la mort ne clôture rien mais s’avère passage, métamorphose, avatar de la vie, traversée du fleuve vers l’ailleurs. Dans un monde flottant, en proie à l’impermanence, ses photographies scintillent comme des ukiyo-e modernes et délivrent des images d’une fugacité prise dans l’éternité. Les bars, les love hotels, les enfants, les quartiers de Tokyo : tout est prétexte, proto-texte à voir. Tout attire comme un aimant l’œil photographique d’Araki, tout fait l’objet d’une possible réaction sous la trace d’une « écriture de la lumière ». Une certaine violence des images, un choc visuel provient des sujets abordés et de la forme frontale dans laquelle ils sont coulés. Araki glisse son œil, son troisième, son millième œil dans les zones interdites, taboues, réprouvées ou réprimées par la société.

5
© Exposition Araki, musée Guimet

« Tokyo story », « Erotos », « Sensual flowers », « Tokyo nude », « Tokyo love », « Kinbaku »… Le corps féminin et les fleurs passent l’un dans l’autre, dans la réversibilité de l’obscène et du pur, du souillé et du vénéré. Les noces du sexe et de la mort sont omniprésentes. Grand maître de la photographie érotique, du kinbaku, Araki magnifie des compositions où des femmes encordées, en suspension, s’abandonnent à l’extase ou lévitent en apesanteur. De l’origine judiciaire, punitive des cordes, de l’art martial du ligotage, le kinbaku conserve le soufre de la transgression, la jouissance à violer la loi, à obtenir le plaisir par la douleur, par l’offrande. La Loi est toujours perdante. Preuve en est la façon dont le hojojutsu, à savoir les pratiques ancestrales de punition, d’encordage, de tortures imposées aux délinquants devient érotogène à la fin de l’ère Edo. La discipline judiciaire des cordes devient un art érotique alliant déferlement de jouissances et cérémonial esthétique, quête du plaisir et stylisation. Dans le passage du châtiment à l’érotique, ce dernier garde comme piment majeur la dimension expiatoire, infamante du premier, les saveurs troubles et sulfureuses d’un sadomasochisme teinté de spiritualité. Les nœuds proscrits comme inesthétiques font peu à peu leur apparition, une sophistication dans l’architecture des cordages apparaît, une grammaire de base de figures, de motifs et de positions voit le jour.

6
© Exposition Araki, musée Guimet

Quand Araki parle de ses photographies de kinbaku dont il est le pionnier et le seigneur incontesté, il le distingue d’une part radicalement du bondage occidental, des créations de John Willlie, d’Eric Stanton et le sépare d’autre part du shibari. Là où le kinbaku magnifie la femme ou l’homme encordé, fait du ligotage le prélude à l’amour, à l’acte sexuel, les maîtres du shibari se focalisent aux yeux d’Araki sur des questions techniques de noeuds, de motifs, évacuant par là la tension érotique, le territoire de la jouissance. La femme encordée est une proie consentante comme le tout du réel est la proie d’un objectif prédateur. Araki établit une équivalence, une dérivation stricte entre photographie et kinbaku : comme les cordes, la photo met en boîte, immobilise, attache, ligote, crucifie ce qu’elle rapte. Elle a dès lors pour origine le kinbaku. Les femmes suspendues à un arbre ou à l’intérieur de maisons, les femmes-lampions humains, les femmes-tables à manger, les femmes-fleurs volantes, les écolières aux membres liés, à la merci de l’objectif, les nymphettes camisolées, à tresses et socquettes blanches, les lolitas qui cherchent leur Humbert Humbert nippon, les envoûtées du kinbaku aux visages impassibles, les geishas antiques, les nouvelles courtisanes, les explosées de l’empire des sens aspirent aux cieux du sexe, lesquels cieux passent par la musique des cordes. « Dans la femme, il y a le ciel et le mer » confiait Araki à Jérôme Sans (dans l’album Araki paru chez Taschen). Dans la femme, il y a ces deux trigrammes pris dans le devenir, en perpétuel processus comme le sont le yin et le yang.

Dans les années 2000, Araki a croisé la photographie et la peinture, épandant de larges bandes de couleur, des aplats, des giclures spermatiques rouges, jaunes, vertes, bleues sur des photographies en noir et blanc, recouvrant parfois entièrement la photo sous un ouragan de teintes. Parfois, c’est la calligraphie à l’encre noire qui redouble les clichés, déstructurant le figé de la composition, apportant une touche de folie destroy à la cérémonie des corps contraints. Un jeu d’intertextualités se met en place par le détournement de textes littéraires, de préceptes bouddhistes. L’harmonie de la construction bascule dans l’excès, dans la violence de l’action painting. Le mariage de la peinture et de la photographie génère un dynamisme qui emporte l’image dans le cinétique.

8
© Exposition Araki, musée Guimet

Le Japon ancien croise le Japon moderne, les anciennes divinités shintos réapparaissent sous la forme d’animaux en plastique, de divinités animalières préhistoriques. Les dinosaures sur le ventre d’Araki, à côté des femmes encordées, nues ou en kimono, aux côtés du chat Chiro sont autant de kamis, d’esprits qui peuplent l’image et figurent les doubles miniatures, les démons d’Araki. Les kamis rôdent partout, dans les bordels du monde flottant de la nuit, entre les jambes d’une femme savourant un cunnilingus ichtyen, dans les pistils de fleurs à l’érotisme radioactif, entre les tombes muettes. Fidèle à l’argentique, n’utilisant jamais le numérique, Araki construit depuis quelques années, depuis sa maladie, son propre tombeau, un tombeau qui, loin de n’être qu’individuel, est transpersonnel, collectif. Le tombeau d’Araki se diffuse dans un tombeau tokyoïte et se décline dans la série testamentaire « Tokyo tombeau » qui clôt le livre. Dans ce geste mortuaire, Araki décrit comment il photographie déjà depuis l’au-delà, depuis les cieux, juché dans un espace-temps qui n’appartient déjà plus à l’existence des grands vivants. C’est de sa propre mort qu’il ramène les photographies qui composent « Tokyo tombeau ». Samouraï de l’érotisme, gardien des pulsations de la vie, l’artiste tient depuis cinq décennies le journal de bord du Tokyo diurne, du Tokyo de la nuit, des folles dérives charnelles, de la percée de l’aube. Il offre l’équivalent visuel de La Mer aux arbres morts, des Mille ans de plaisir de Kenji Nakagami avec qui il a collaboré dans le cadre du projet à quatre mains, Contes de Séoul. Sans le regard d’Araki qui a réalisé l’odyssée des instants qui passent, le monde risque de retourner en poussière.

Exposition Araki, musée Guimet, 13 avril-5 septembre 2016

Catalogue de l’exposition : Araki Nobuyoshi, sous la direction de Jérôme Neutres, avec la collaboration de Tadao Ando, Philippe Forest, Jérôme Ghesquière, Michael Lucken et Sophie Makariou, éd. Gallimard/Musée national des arts asiatiques – Guimet, 2016, 304 p., 39 € 90