Tribune : Défense de l’œuvre de Goin

L’État matraquant la liberté, peinture murale de Goin, réalisee dans le cadre du Street Art Festival, Grenoble (DR)

Depuis quelques jours, la polémique enfle autour de l’œuvre de Goin. Les réactions outrées se multiplient avec de nombreux arguments mêlant la lutte contre le terrorisme, le refus du mépris de la police, les problèmes plus graves ou plus urgents. Je crois qu’il y a quelque chose de grave et d’inquiétant qui se joue ici et je me permets quelques réactions rapides et à chaud.

Qu’il y ait une diversité de sensibilités, c’est non seulement compréhensible mais même tout à fait rassurant. Que nous n’ayons pas tous les mêmes priorités, les mêmes analyses, les mêmes indignations, les mêmes révoltes, est évidemment heureux. Mais qu’une œuvre – réalisée dans le cadre d’un festival de street art – puisse susciter autant de réactions enflammées me laisse dubitatif pour plusieurs raisons.

En tant qu’œuvre, elle a tous les droits et peut tout montrer. Dieu sait que nos musées sont constellés d’œuvres soulignant la hideur du monde – réel ou fictif (faisons semblant de comprendre ce que cette disjonction veut dire) – et trahissant le point de vue propre, toujours contestable mais inévitable, de l’artiste. Souhaiter interdire une œuvre pour des raisons d’inadéquation idéologique est plus qu’étrange. Je pense ne pas personnellement adhérer aux « valeurs » véhiculées par un grand nombre des tableaux du Louvre (toute cette exhortation à la guerre et au nationalisme ontologique, par exemple) mais qui envisagerait de prôner la destruction de la moindre de ses œuvres ?

Si maintenant j’en viens au message « propre » de cette œuvre, qu’y a-t-il de si choquant ? Quiconque s’est un peu renseigné ou a mis les pieds dans une manifestation ces derniers temps a vu que les « forces de l’ordre » avaient parfois pour rôle – sans doute sur consignes, je n’incrimine donc pas les policiers eux-mêmes – de susciter plus que de prévenir la violence. L’avantage politique de cela est évident : il s’agit de discréditer la manifestation aux yeux de l’opinion, le procédé est vieux comme le monde. Mais qui peut se réjouir que nos policiers molestent des hommes et des femmes défendant des droits et tentant de préserver un peu de la dignité du travail ? Même si l’on est favorable à la loi El Khomri (ce que je respecte sans y souscrire), comment ne pas être solidaire de la dénonciation des violences policières ?

Ce qui n’empêche pas de dénoncer aussi les violences des casseurs, évidemment. Une dénonciation n’en n’empêche pas une autre. Mais la police, elle, doit être exemplaire et respecter la loi commune, c’est toute la différence.

Au-delà de la police, il ne devrait pas nous avoir échappé qu’il est écrit 49.3 sur le bouclier et que ce qui est aussi dénoncé est (essentiellement ?) le contournement – certes légal – de la représentation populaire, base de la démocratie, pour faire passer « en force » une loi qui ne relève en rien de l’urgence ou de la sécurité nationale. Qui est favorable à cette manière de gouverner ?

Quel sens y a-t-il à voir dans l’œuvre de Goin une critique radicale et globale de la police ? D’abord, je le dis à nouveau, l’artiste aurait tout à fait le droit de mener une telle critique. Mais ce n’est absolument pas le cas ! Clairement, on y voit une scène particulière — dont il est factuellement indéniable qu’elle a eu lieu ces derniers temps — et clairement c’est celle-ci qui est incriminée. La généralisation est un non-sens. Dénoncer un prêtre pédophile n’est pas mépriser l’ensemble des prêtres. Au contraire, c’est même reconnaître à la fonction son importance que de s’insurger contre certaines actions inacceptables menées dans ce cadre. Autant dire qu’en critiquant un texte on critique toute la littérature, ça n’a aucun sens.

On peut aussi noter que, sur la fresque, Marianne est accoudée à une pile de livres dont Le Meilleur des Monde d’Aldous Huxley et 1984 de George Orwell. Comme toute œuvre, elle nécessite d’être regardée de près, l’art est une chose sérieuse qui demande un peu d’attention. Et, peut-être, comme chez Delacroix, Marianne ne tient-elle pas le rôle de la République mais celui de la Liberté, ce que les organisateurs du festival semblent supposer.

Certes, il y a eu des attentats terribles en France. Je les déplore, les condamne avec la plus totale fermeté et les pleure comme tout le monde. Je n’oublie pas non plus que les drones occidentaux font en ce moment même (et dès avant les attentats) nettement plus de morts – je ne parle ici que des civils innocents – qu’on oublie un peu trop de pleurer. Nous sommes tous d’accord, toutes ces morts données sont impardonnables. Et en quoi cela autorise-t-il l’État à user de moyens autoritaires pour museler une revendication sociale ? Si nous perdons ici notre tradition démocratique, si nous nous autorisons à recourir à la force brute et aveugle parce que nous paniquons alors, oui, les intégristes (de tous bords, car il y en aussi ici) auront gagné.

L’argument qui consiste à dire « comment peut-on s’indigner des violences policières alors qu’il y a tellement plus grave » me semble stupide. D’abord parce qu’il y a toujours plus grave. Quoi que nous disions ou fassions dans nos vies, il y a toujours quelque chose de « plus grave » dont on pourrait s’occuper. Cet argument peut être utilisé pour dénonce strictement TOUTES les actions et TOUTES les paroles. C’est l’argument nihiliste par essence et par excellence. Et, de plus, oui, ce qui a lieu est grave. Quand l’Etat frappe ses citoyens plutôt que de les protéger – et qu’en plus une partie de la population trouve inapproprié qu’on dénonce ces violences – c’est que quelque chose de grave est en effet en train de se passer.

La grandeur d’une civilisation se mesure à sa capacité à l’autocritique. Toujours. Et cette autocritique n’est en rien antagoniste avec la défense de nos valeurs communes et au combat contre ce qui nous semble inacceptable par ailleurs, tout au contraire. C’est quand elle devient interdite que tout se délite. C’est quand un peuple cesse de voir ses propres violences qu’il est perdu. C’est quand on se permet l’inacceptable pour dénoncer l’inacceptable de l’autre que la barbarie guette.

Il y a peu, la France entière s’est émue qu’un journal puisse ne pas avoir la possibilité de publier exactement ce qu’il souhaitait – en couverture ! – y compris un dessin qui heurte la sensibilité religieuse d’une partie de ses concitoyens. Ne serait-il pas incohérent de dénier ce même droit inconditionnel à la liberté d’expression à un artiste dans le cadre d’un festival autorisé par les autorités compétentes ?

Une note d’espoir néanmoins : après tout, susciter de vives réactions est peut-être le symptôme d’une œuvre réussie.

L’œuvre, depuis, a été vandalisée. Pourtant, elle était parfaitement légale et le bâtiment, de toute façon, avait vocation à être détruit. Entre éphémère et éternel. Toujours.

L’État matraquant la liberté, peinture murale de Goin, réalisee dans le cadre du Street Art Festival, Grenoble (DR)
L’État matraquant la liberté, peinture murale de Goin, réalisée dans le cadre du Street Art Festival, Grenoble (DR)