Spécialisées dans la littérature de recherche, les éditions Mix travaillent depuis douze ans à la découverte et la publication d’auteurs dont les œuvres font exister des ruptures autant dans l’écriture que dans la théorie. Les livres des éditions Mix croisent ainsi plusieurs domaines mais toujours avec l’exigence de l’expérimentation et du nouveau. Rencontre avec Fabien Vallos et Antoine Dufeu pour un entretien où il sera question, entre autres, de littérature, de philosophie, d’esthétique mais aussi d’économie de l’édition, de néolibéralisme, d’avant-garde, de politique ou de technologie.
Il y a douze ans, lorsqu’ont été créées les éditions Mix, existaient déjà de nombreuses maisons d’édition. Comment t’est venue l’idée et l’envie d’en créer une nouvelle, supplémentaire ?
Fabien Vallos : Avec Claire Malrieux et Alex Pou nous avions fondé un collectif d’artistes et une revue. Nous est ensuite venue l’idée de monter une maison d’édition en ayant en tête deux choses : publier des textes de recherche en littérature qui ne trouvent leur place nulle part, et travailler avec le format le plus économique tout en publiant des livres qui sont des objets expérimentaux. Nous voulions utiliser le format de poche, faire une édition la moins chère possible pour des textes de recherche.
Un projet, donc, à la fois éditorial et économique, avec des critères esthétiques et économiques précis. Pourquoi ce double impératif ?
Fabien Vallos : Beaucoup de livres sont relativement trop chers. En abaissant le prix on rend possible une circulation plus importante, et l’intérêt pour un livre c’est évidemment qu’il circule.
Lorsque tu as voulu créer les éditions MIX, est-ce que tu avais des éditeurs qui te servaient de référence, qui faisaient quelque chose qui se rapprochait de ce que tu avais envie de faire ?
Fabien Vallos : J’avais davantage des micro-modèles par négation, c’est-à-dire des modèles de ce que je ne voulais pas. En revanche je savais que je désirais travailler avec du papier moins cher, des formats plus petits et plus transportables. J’ai donc pris des fragments d’inspiration chez POL, chez Alia, chez Payot ou chez Rivages. Je ne suis pas bibliophile, je n’ai pas de goût particulier pour les livres d’art ni les livres chers. Pour moi, un livre a un usage, c’est quelque chose qui se transmet. Par ailleurs, en abaissant les coûts de production on peut en éditer plus de livres.

Quand tu as commencé, est-ce qu’il y avait déjà des auteurs précis que tu voulais publier, est-ce que tu avais déjà des manuscrits ?
Fabien Vallos : Là encore, la revue ON que nous avions créée a été utile. Un des premiers livres publiés était un livre de Jérôme Mauche ensuite il y a eu un livre d’Antoine Dufeu. Il s’agissait de textes trop longs pour être dans une revue, il fallait donc les publier sous forme de livres et passer par un imprimeur. Entre la revue et la maison d’édition il y a eu une phase intermédiaire où étaient publiés de tous petits ouvrages que je faisais à la main, que j’imprimais moi-même : un format A5 plié en deux, la couverture était une feuille de chromolux imprimée et le tout tenait avec une agrafe. Sous ce format, nous avons publié une centaine de titres. C’est comme cela que nous avons publié les premiers dessins de Charles Pennequin, de Pierre Alferi, et beaucoup d’autres choses.
Et toi Antoine comment est-ce que tu as eu l’idée de proposer des textes à Fabien ?
Antoine Dufeu : C’est par l’intermédiaire de Jérôme Mauche, que j’avais rencontré grâce à Charles Pennequin. Il m’avait parlé de ce qui était à l’époque le collectif Mix. Et c’est comme ça que j’ai rencontré Fabien.
Pourquoi as-tu choisi l’édition papier plutôt que numérique ?
Fabien Vallos : A l’époque, l’édition numérique ne marchait pas. Aujourd’hui j’y pense encore mais je ne parviens pas à trouver de solution. Nous avons l’idée d’ouvrir une collection d’ouvrages numériques et au moins, pour commencer, de proposer des livres téléchargeables en PDF. On voudrait sous ce format rééditer un certain nombre d’ouvrages publiés par Mix qui sont épuisés et les laisser en accès libre, gratuit.
Du point de vue économique, comment fonctionne une structure comme Mix ?
Fabien Vallos : C’est une association loi 1901, à but non lucratif. J’essaie de faire entrer de l’argent avec quelques subventions pour l’édition, et bien sûr les ventes. Avec cela je paie l’imprimeur. Et il y a aussi ce que le diffuseur prélève sur les ventes. Il n’y a donc aucun salarié car nous faisons tout nous-mêmes. Il n’y a pas de salariés chez Mix mais il y a les salariés du diffuseur qui est R-Diffusion.
C’est toujours bien de rappeler que l’édition génère des emplois à l’intérieur des divers secteurs qui sont rattachés à la chaîne du livre, comme on dit.
Fabien Vallos : Oui, cela génère des emplois chez l’imprimeur, chez le diffuseur, chez les libraires, etc. Mais pour ce qui est de Mix, personne n’est payé.
Une fois que la maison d’édition a été lancée, comment est-ce que tu as trouvé des auteurs ? Tu es allé les chercher ou certains sont d’abord venus à toi ?
Fabien Vallos : Au début, j’ai reçu beaucoup de manuscrits. Mais il y a aussi des gens que je suis allé chercher. Il y avait aussi des gens que j’ai publiés et que je connaissais, comme Georges Molinié qui était mon directeur de thèse. Mais quelqu’un comme Pierre-Damien Huyghe, nous l’avons contacté. Antoine a rencontré Pierre Déléage qui ensuite nous a proposé un manuscrit sur la poésie d’Amérique du Nord. A certaines périodes, nous recevions beaucoup de manuscrits. Je crois que maintenant les auteurs ont mieux compris le genre de choses que l’on publie.
Puisque tu en parles, qu’est-ce qui caractérise ce que publie Mix ? Il me semble qu’un éditeur un peu sérieux n’est pas simplement quelqu’un qui publie des livres mais qui s’engage, à travers ce qu’il publie, pour une idée de la littérature, de l’écriture, de la pensée. Chez Mix, quel serait cet engagement ?
Fabien Vallos : Il y a deux champs d’investigation : le premier concerne l’expérimentation de ce qu’est une œuvre qui passe par l’écriture. Ce qui peut passer par une approche littéraire ou plastique de la production du texte, comme avec Antoine Dufeu ou Jérôme Mauche, ou Alessandro De Francesco, ou encore avec la publication d’une anthologie de l’art conceptuel, pour aller voir comment des artistes conceptuels travaillent avec l’écrit. Il s’agit de voir comment des écrivains ou des artistes travaillent avec le medium de l’écriture. Le deuxième champ d’investigation est le champ de la théorie. Dans ce domaine, nous avons publié des travaux d’architectes, de musiciens, d’anthropologues, de philosophes : par
exemple Gilles Tiberghien, Pierre-Damien Huyghe, Georges Molinié, Manuel Reyes Mate, José Gonzáles Garcia, etc. Et l’on essaie de croiser des enjeux de représentations politiques, idéologiques, anthropologiques liés à la construction autour du texte. Le fondement reste le travail sur l’écriture, autant du côté de ceux qui travaillent dans la littérature que des théoriciens qui essaient de réfléchir à ce qu’est l’œuvre.
Par rapport à ce projet éditorial qui existait donc, Antoine, avant ton arrivée, qu’est-ce qui t’intéresse et que voudrais-tu apporter ?
Antoine Dufeu : J’ai d’abord rejoint Fabien pour m’occuper avec lui de la « collection gris », qui accueille les ouvrages de théorie. Dans cette collection, il y a un certain nombre d’auteurs qui ne sont pas visibles en France, comme Mate ou Garcia, ou encore Furio Jesi. Il s’agit d’effectuer un travail de recherche qui m’intéresse. En ce qui concerne la littérature, on a aussi envie de nouvelles choses. On souhaite trouver de nouvelles écritures, des écritures en formation, qui proposent des choses différentes de ce que l’on connait déjà. On est en attente ou en recherche de choses nouvelles. Si on prend le cas de Pierre Déléage, j’avais été très enthousiasmé par la lecture de Inventer l’écriture, publié aux Belles Lettres en 2013. J’étais ensuite entré en contact avec lui, ce qui avait été d’ailleurs très simple. Lui demander un livre s’est par la suite fait naturellement. Il avait publié dans des maisons d’édition plus « importantes » mais ce qui m’intéressait, c’était aussi de l’amener à publier dans un autre type de structure pour essayer de faire, dans ce cadre, quelque chose de nouveau.
Vous dites, l’un et l’autre, que ce qui vous intéresse, c’est de faire émerger des choses, des textes, qui en France ne trouveraient pas, ou trouveraient difficilement, leur place dans d’autres structures, mais aussi de publier en France des auteurs étrangers qui n’y sont pas connus et qui apportent des points de vue différents, nouveaux. Cet intérêt pour la nouveauté correspondrait à quel manque, le nouveau qui vous intéresse dans la théorie ou dans la littérature se démarquerait de quelle chose déjà connue et insuffisante ?
Fabien Vallos : Il y a des choses écrites à l’étranger qui ne sont pas traduites en France. Lorsque je faisais ma thèse, j’ai connu grâce à Giorgio Agamben un philosophe italien qui s’appelait Furio Jesi, que j’ai alors commencé à lire en italien. Rien de lui n’était traduit en France. J’ai donc commencé à le traduire moi-même et nous avons commencé à le publier. Par ailleurs, il y a beaucoup de choses écrites en français qui ne trouvent pas d’éditeur. Gilles A. Tiberghien me disait qu’il aimait publier chez de « petits » éditeurs parce qu’ils sont moins pénibles et qu’ils permettent de faire ce que d’autres ne laisseraient pas faire. Nous publions des choses que d’autres n’accepteraient pas. Par exemple, à partir du moment où nous acceptons un manuscrit, je suis prêt à en discuter autant que l’auteur le veut, mais je ne lui demande jamais de le retravailler pour correspondre à telle ou telle norme. Certains éditeurs demandent, voire exigent une réécriture, mais ce n’est pas mon idée du rapport entre un éditeur et un auteur. Un commissaire d’exposition ne demande pas à un artiste de refaire son œuvre. C’est la même chose pour moi. Dès lors l’auteur a plus de latitude que ce qu’il pourrait avoir dans beaucoup d’autres structures.

Les « petits » éditeurs sont aussi intéressants pour un auteur car ils s’occupent souvent davantage des livres, et de chaque livre, que ce que font les grosses maisons. Chez MIX comment se passe justement l’accompagnement d’un livre lors de sa sortie ? Mix. a un diffuseur mais est-ce qu’il y a aussi un travail auprès des libraires ?
Fabien Vallos : Nous organisons des rencontres dans les librairies, notamment à la librairie Michèle Ignazi qui nous a toujours soutenus. Au début nous n’avions pas de diffuseur. Je démarchais directement auprès des libraires. J’ai rencontré R-Diffusion dans un salon indépendant où ils présentaient leur revue Livraison. Ils pensaient alors créer une structure indépendante de diffusion qui est devenue R-Diffusion. Je crois que j’ai été un des premiers à adhérer à leur structure. Et j’ai entièrement confiance en la qualité de leur travail comme eux me font aussi confiance.
Antoine Dufeu : Il y a avec eux une souplesse que l’on n’aurait pas avec d’autres… Je voudrais revenir un peu en arrière et prendre, dans ce que Mix a publié, un autre exemple de littérature expérimentale ou de recherche, en lien avec un artiste. Je pense à La Flèche de l’amitié, de l’artiste Peter Hutchinson, que Gilles Tiberghien dans sa présentation qualifie de roman et que je considère effectivement comme un roman. Faire un ouvrage comme celui-ci, qui n’a pas du tout le format attendu d’un roman et le qualifier de roman, je trouve ça intéressant et ça aurait été difficile ailleurs. Le genre et la forme du roman sont, aujourd’hui, tellement normés et prégnants que placer le curseur ailleurs, penser ce livre de Hutchinson comme un roman, penser qu’il contient à sa façon toutes les normes du roman, est une idée qui apporte quelque chose.
Est-ce que ce que tu dis là pourrait définir la pratique éditoriale de Mix., à savoir éditer des textes qui décloisonnent les genres, comme semble le suggérer le mot Mix., comme mixer des choses entre elles ?
Fabien Vallos : Le nom Mix a été d’abord celui du collectif dont je parlais et j’avais effectivement, à l’époque, un projet d’une écriture hybride…
Antoine Dufeu : C’est aussi autour de cette idée que j’ai rencontré Fabien, quelque chose qui tournait autour d’un rapport entre l’art et la poésie…
Fabien Vallos : En France, dans les institutions, et par exemple les institutions universitaires, il est difficile de travailler dans une démarche transversale. Essayer de fabriquer des choses à partir d’une contiguïté entre l’œuvre littéraire et l’œuvre plastique est difficile, comme s’il y avait une rupture fondamentale entre les deux, sans connivence possible. Il me semble que le projet de Mix est justement de montrer cette connivence. C’est pour cela que nous publions des écrits d’artistes et des livres sur des artistes qui travaillent avec le langage.
D’ailleurs dans tes textes, Antoine, il y a de la littérature qui remet en question les normes attendues du roman et des genres en général, mais il y a aussi du politique, de l’économie, un travail plastique dans l’écriture, etc. Ton dernier livre, publié justement chez Mix, a pour titre Chroniques bretton-woodsiennes, titre qui renvoie à la conférence de Bretton Woods sur le système financier international, mais que tu sous-titres également par la formule énigmatique « fiction théâtre ». Il y a dans ton travail d’écrivain un effort de décloisonnement et d’hybridation qui résonne de manière cohérente avec la démarche de Mix et rend logique ta présence, non plus simplement en tant qu’auteur, au sein de la maison d’édition… Dans une présentation de la maison d’édition, j’ai trouvé une formule où tu dis, Fabien, que ce qui t’intéresse avec Mix c’est de publier des livres qui se situent à l’intérieur d’une littérature de recherche, de laboratoire. Qu’est-ce que tu entends par « littérature de recherche » ?
Fabien Vallos : Une littérature de recherche correspond à ce que Walter Benjamin appelle l’épreuve d’un danger, une littérature dans laquelle il y a une mise en danger fondamentale de ce qu’est l’ordre du monde, l’ordre des données politiques du monde, et des conduites des êtres dans le monde. Il y a une littérature où tout est fixe et clair qui n’est pas très différente de l’écriture d’une loi ou de n’importe quel code. Cette littérature ne se distingue pas du concept d’ordre. Au contraire, une littérature de recherche prend systématiquement en compte le fait que la dimension esthétique d’une œuvre implique l’épreuve d’un danger. La lecture de cette littérature met en danger. Il y a une mise en cause de la possibilité de tout ordonnancement du monde. C’est une littérature qui est donc dans une réélaboration permanente, sans stabilité définitive, sans socle. Lire les œuvres de cette littérature rend nécessaire que je recherche à chaque fois ce qui peut fonder cette lecture.
Il s’agit, en ce sens, d’une littérature qui rejoint la démarche critique ?
Fabien Vallos : Oui, tout à fait, une littérature infiniment critique, qui sape à chaque fois son propre socle et se repense à chaque fois…
Et dans ce que Mix publie, ceci serait valable autant pour la littérature que pour la théorie ?
Fabien Vallos : Oui, absolument.
Qu’est-ce qui t’intéresse ou te semble important dans le fait de publier cette littérature et cette pensée critiques ? Qu’est-ce qui te paraît important dans cette démarche et ce danger et, par rapport à cette démarche, comment penses-tu la singularité des auteurs que tu publies ?
Fabien Vallos : Je vais prendre des exemples. Le premier, correspond au premier livre que l’on a publié, Ésaü à la chasse, de Jérôme Mauche. Le titre renvoie à l’histoire d’Ésaü dans laquelle, pendant que celui-ci est à la chasse, son frère manigance pour récupérer le droit d’ainesse d’Ésaü et confisquer le pouvoir pour son propre profit. L’idée est qu’il faut faire attention car, pendant que le langage fonctionne, il y a un nombre incalculable de choses qui se passent dans notre dos, qui nous dépossèdent et qui induisent de nouveaux codes. Le deuxième exemple correspondrait au livre de Pierre Déléage, Repartir de zéro, publié douze ans après celui de Jérôme Mauche, qui concerne le problème de la traduction de la poésie des Indiens d’Amérique du Nord. Pierre Déléage fait un commentaire sur l’histoire de la traduction de cette poésie et de ces normes. Un autre exemple serait le livre de José González Garcia, Métaphores du pouvoir, qui est un théoricien qui travaille dans l’équivalent espagnol du CNRS, où il analyse les figures et représentations du pouvoir. Ou encore De la pornographie, de Georges Molinié, qui rejoint aussi cette ambition critique en posant la question, à partir du pornographique, de ce qu’est l’œuvre. Ou encore l’ouvrage Éloge de l’aspect de Pierre-Damien Huyghe ou Nous, d’Antoine Dufeu, qui est une manière nouvelle de traiter la question du collectif. Je pourrais citer beaucoup d’autres titres tirés de notre catalogue.
Ceci signifie que les enjeux de la littérature que publie MIX débordent le littéraire et résonnent avec des enjeux politiques ?
Fabien Vallos : Oui, et de plus en plus. Au tout début, ce n’était peut-être pas pour nous une préoccupation centrale. Il y a dix ans nous n’étions pas dans le même contexte politique et social. J’étais alors plus préoccupé par l’esthétique et la réflexion sur l’œuvre. Mais en dix ans le monde de l’art a basculé dans des choses fondamentalement différentes, et de même pour la manière dont on perçoit les œuvres, ou encore l’économie de marché. En fonction de ces changements, il a fallu repenser les éditions Mix mais aussi repenser l’écriture comme un danger, aborder l’écriture comme un espace où il est possible de renverser les doxa, de renverser les formes par lesquelles le pouvoir s’impose.
Qu’est-ce qui a changé, précisément, en dix ans ?
Fabien Vallos : Il y a dix ans, j’ai commencé à enseigner en écoles d’art. Les écoles d’art étaient perçues comme des espaces d’expérience. En dix ans, cela a changé. Aujourd’hui, dans ces écoles, tout le monde, y compris les étudiants, réclame aussi bien des comités de perfectionnement que les moyens de s’adapter au marché et de s’y intégrer. La dimension critique de l’œuvre, elle, tend à disparaître, peu à peu.
Ce qui a changé, c’est donc l’emprise du marché qui s’est développée et étendue ?
Fabien Vallos : Oui, l’emprise du marché. Aujourd’hui, il y a une décomplexion absolue sur les systèmes du libéralisme, un oubli total d’une honte de cette compromission avec le marché : être artiste consiste à placer ses produits dans le système du marché et à utiliser le marché. Dès lors, faire un travail sur la dimension critique de l’œuvre n’est plus, au sens propre, une priorité.

L’art et la littérature se sont donc découvert un nouvel obstacle, un nouvel ennemi, qui est le marché et la logique néolibérale. Le problème actuellement serait l’emprise du marché sur à peu près tout : la production, ses conditions et le contenu de ce qui est produit. Et c’est ce problème qu’il faut interroger et subvertir.
Antoine Dufeu : C’est pour cela qu’il est intéressant aujourd’hui de chercher et de publier des œuvres littéraires ou théoriques qui affrontent ce problème et en déplacent au maximum les termes et ce qu’il implique esthétiquement et politiquement. Ceci rejoint ce que l’on disait au sujet d’une structure comme Mix qui laisse une liberté d’écrire. Il est aussi important, de ce point de vue, d’aller chercher ailleurs des auteurs qui ne sont pas traduits en français et dont les œuvres montrent pourtant, d’une autre façon, ce que peut faire la langue, qui ne la cloisonnent pas dans un code connu, qui ne la figent pas dans une écriture institutionnelle. Il y a déjà tellement de choses qui ont été faites dans ce sens qu’une question importante aujourd’hui est : comment continuer autrement ce travail ? S’il s’agit juste de répéter des choses qui ont déjà été expérimentées, je n’en vois pas l’intérêt.
Effectivement, il peut y avoir et, de fait, il y a une institutionnalisation de la critique qui bascule dans des formes attendues, redondantes, avec des codes établis. La contestation peut devenir une espèce de niche dans le marché. Ce qui importe est donc d’essayer de sortir aussi des formes et des normes de la contestation, qui sinon ne conteste plus grand-chose… Dans le catalogue de Mix, il me semble qu’il y a surtout deux domaines qui sont représentés : l’esthétique et l’éthique, l’éthique qui rejoint le politique. Pourquoi ce choix de privilégier ces domaines ? Est-ce qu’ils vous semblent aujourd’hui particulièrement porteurs d’une dimension critique ?
Fabien Vallos : Ce sont d’abord nos domaines de compétence. Il y a beaucoup d’autres choses que nous aimerions faire mais cela réclame beaucoup d’autres domaines de compétence que je ne maitrise pas. J’aimerais faire des livres qui concernent, par exemple, l’ontologie de la consommation, ou sur le vivant et en particulier la botanique, mais pour des raisons très contingentes ce n’est pas encore possible. Dans le même ordre d’idée, il serait passionnant de faire des choses autour d’une théorie critique du droit. Et Antoine, justement, a des compétences que je n’ai pas, donc cela peut permettre des perspectives nouvelles…
Dans les livres de Mix, en général, ce qui est surtout ciblé et interrogé, ce sont les processus de production et de création. Les livres ne correspondent pas à des approches générales sur la théorie du sens ou de l’œuvre mais se rattachent à un point très précis qui est celui des processus de production. Qu’est-ce qui est particulièrement intéressant dans cette façon d’interroger l’œuvre ?
Fabien Vallos : J’ai toujours eu une fascination pour les processus plus que pour l’objet final. C’est à la fois une position kantienne et marxiste. Si une œuvre existe, elle existe moins dans l’objet que dans le processus. L’objet existe à l’intérieur d’un système de consommation. Le rapport à l’objet relève alors d’un plaisir intéressé plus que d’un rapport à l’œuvre. Cette façon d’aborder l’œuvre comme processus n’est d’ailleurs pas nouvelle. Mais on a tendance à l’oublier, à le gommer, à cause aussi d’une fascination pour l’objet. Pourtant, à la fin du XIXe et au début du XXe, il y a eu une avant-garde qui reposait sur l’idée que l’œuvre est fondamentalement un processus. Il me semble qu’aujourd’hui il faut réinterroger cette idée parce que l’on est dans une époque de la consommation et de l’objet, une époque qui ne pense pas clairement ni suffisamment les conditions et les modes de la consommation, avec un rapport obsessionnel à l’objet. Même l’art conceptuel a tendance aujourd’hui à produire des objets plutôt qu’à s’intéresser aux processus.
Cette tendance et cet oubli sont d’ailleurs généraux. On parlait tout à l’heure du marché et des logiques néolibérales. On voit bien comment aujourd’hui on fonctionne selon le fétichisme de la marchandise théorisé par Marx : le marché se développe en mettant un voile très épais sur les conditions de production, les conditions matérielles, politiques, sur les salaires, etc. Il n’y a qu’à penser aux gamins qui sont exploités pour la fabrication de nos smartphones. Le processus de production est là aussi complètement invisibilisé, ce qui est une condition nécessaire du mode actuel de la production. Il est intéressant de remarquer que la même chose se retrouve dans le quotidien autant que dans le domaine de l’art. Du coup, bien sûr, mettre l’accent, dans le domaine de la création, sur cette occultation du processus et insister au contraire sur le rapport nécessaire entre la création et les processus de création, rejoint une démarche critique générale.
Antoine Dufeu : Ce qui de ce point de vue est intéressant, pour ne pas considérer que des objets figés, c’est de travailler sur l’idée de « versions », qu’il existe diverses versions possibles d’une chose ou qui président à la chose telle qu’elle est au final réalisée.
Est-ce que cette façon d’insister sur le processus, ou d’insister sur l’idée de « versions », se retrouve aussi dans les textes littéraires que publie Mix ?
Fabien Vallos : Oui, en tout cas on essaie de s’y tenir. On trouve cela, par exemple, dans La vision à distance, d’Alessandro De Francesco. Dans ce texte, en fonction de la distance et du mode d’approche des objets, il y a des choses qui se révèlent ou qui disparaissent. Il s’agit de s’intéresser à ce qui est caché et occulté dans cette cristallisation qu’est un objet, y compris d’un point de vue politique.
Et toi, Antoine, dans ton travail d’écrivain, est-ce que tu rejoins cette approche de l’œuvre d’art ?
Antoine Dufeu : Oui, tout à fait. C’est ce à quoi je pensais aussi en parlant de l’intérêt de l’idée de « versions ». Un de mes livres, qui s’intitule Blancs, qui a été édité grâce à Sylvie Boulanger par le cneai=, correspond à l’idée de produire un texte sous différentes formes, sous différentes versions – texte que je peux abandonner et reprendre sous d’autres formes encore…
Fabien Vallos : Je citais à l’instant le livre d’Alessandro De Francesco, mais j’aurais pu citer le dernier livre d’Antoine que l’on a publié, Chroniques bretton-woodsiennes…
Antoine Dufeu : Ce qui m’intéresserait, ce serait de pouvoir rendre encore plus opérante cette logique des « versions », d’insister encore davantage sur la question du processus. J’aimerais beaucoup travailler avec des chercheurs en économie, et qui ont un œil critique sur ça, pour pouvoir aller encore plus loin dans ce que j’ai fait avec ce dernier livre qui, certes, existe mais dont je ne me satisfais pas pour autant. Ça m’intéresserait de produire des prolongements, de le reprendre, ce qui en créerait d’autres versions possibles. Ce qui correspond tout à fait à l’idée de la création comme processus plus que comme fabrication d’un objet fini.
Mix a maintenant douze ans et un catalogue conséquent. Comment est-ce que tous les deux vous concevez l’avenir de Mix et ses développements souhaitables ? Qu’est-ce qui pourrait être nouveau et intéressant ?
Fabien Vallos : Il y a un an, avant la venue d’Antoine, j’avais décidé d’arrêter parce que cela devenait trop difficile de faire seul tout le travail de lecture, la gestion économique, etc. Les ventes avaient aussi chuté et cela devenait compliqué de continuer. Mais avec Antoine nous avons décidé de continuer. Donc la réponse à ta question est simple : ce qui est souhaitable pour nous est de continuer. Et être encore plus radicaux dans nos choix en littérature et dans la théorie. J’aimerais aussi ouvrir une collection numérique. Lorsque j’avais décidé d’arrêter, j’avais eu une discussion avec Pierre-Damien Huyghe qui m’avait dit de ne pas oublier qu’un éditeur a un rôle très important, puisqu’il porte la garantie du texte, comme possibilité de l’accès au texte pour n’importe qui, pour pouvoir le lire et le critiquer. Je m’étais donc dit que le livre a effectivement une fonction capitale et qu’il faut en fabriquer pour qu’ils soient disponibles, qu’ils soient dans les bibliothèques, etc. On a tous commencé comme cela, en lisant des livres, en travaillant sur ces livres, et en se posant la question de l’intérêt et de l’usage pour nous de tel ou tel texte, la question de son intérêt et de son usage critique.
Si je repense à ce que vous avez dit tous les deux dans vos réponses, est-ce qu’il ne s’agirait pas aussi de faire de Mix une sorte de laboratoire, de vous brancher sur d’autres domaines, d’autres compétences, d’autres recherches ?
Antoine Dufeu : Il s’agit effectivement, d’abord, de continuer. Pour moi, personnellement, il me semble qu’il y a une continuité dans le fait d’être auteur et éditeur. Je n’ai pas envie d’être seulement dans le rôle de l’auteur parce que c’est un rôle qui te fige, qui te statufie. Par ailleurs, si j’ai commencé à écrire, c’est aussi parce que j’ai commencé à lire. Donc, je ne vois pas pourquoi ce travail de transmission et de garantie du texte dont parlait Fabien serait le privilège de spécialistes, de gens dont ce serait le métier, surtout que parmi ces gens-là beaucoup ne sont pas des lecteurs. Pour moi, lire, écrire, être éditeur, ce sont des choses qui sont connectées.
Fabien Vallos : La maison d’édition devient presque une activité d’artiste. Je n’ai jamais eu l’ambition de faire de Mix une grosse maison d’édition. Aujourd’hui, nous avons des technologies, des outils qui permettent de fabriquer des livres dans de bonnes conditions, et de les fabriquer à l’intérieur de rapports économiques plus souples. On peut être un amateur – dans le sens d’aimer – de livres et fabriquer soi-même des livres. Ce qui permet de faire tenir et de diffuser dans l’espace public la liberté d’une parole.
Dans votre cas, je comprends aussi que le travail d’édition prend aussi sa place et son sens à l’intérieur d’un travail de la pensée, qu’éditer est aussi un moyen de réfléchir et de produire de la réflexion. L’édition ne se résume pas, dans ce cas, à la simple fabrication et commercialisation de livres qui pourraient être remplacés par des boites de conserve, mais l’édition devient un moyen de penser pour l’éditeur lui-même et de produire de la pensée, de la diffuser. Ce qui est une idée que l’on retrouve chez des éditeurs très intéressants, parmi ceux que je connais et que j’ai interviewés, comme Danièle Rivière des éditions Dis Voir ou Benoit Laureau Aurélien Blanchard des éditions de l’Ogre.
Fabien Vallos : Oui, absolument. Ce qui appelle aussi une certaine réflexion sur le commun. Ce qui implique aussi que l’on ne laisse pas ces technologies actuelles et les objets de la culture entre les mains de ceux qui ont aujourd’hui un pouvoir, une emprise sur ces choses. Tout cela ne peut pas être confisqué par quelques-uns et fabriquer nos livres permet une stratégie anti-trust. Aujourd’hui, les grands journaux en France sont entre les mains d’hommes d’affaires, ce qui pose un gros problème pour l’indépendance de la presse, pour la pluralité des points de vue. Une situation similaire se retrouve dans l’édition.
Ce qui rejoint ce que l’on disait tout à l’heure sur l’emprise du marché qui envahit tous les domaines. Et on le voit dans l’édition avec beaucoup des choses qui sont éditées, qui sont soumises aux impératifs du marché qui régulent autant la production matérielle que la diffusion, les genres privilégiés, le contenu même des livres autant que leur calibrage.
