Luz : « Creuser dans mes décombres avec la pelle d’un autre » (Ô vous, frères humains)

Luz Ô vous, frères humains

A lors que paraît Ô vous, frères humains aux éditions Futuropolis, Nicolas Tellop s’entretient avec Luz. L’occasion d’évoquer la nécessité de ne pas livrer un Catharsis II mais un « cri » autre, un éclairage sur la folie du monde, dans les pas d’Albert Cohen et de son livre sur la haine et l’antisémitisme, comme une manière de creuser des thèmes présents dans l’oeuvre de Luz dès ses premiers dessins et albums.

Le programme de Catharsis consistait à vous recentrer sur vous-même en même temps que vous mettre au centre du récit, tandis qu’avec Ô Vous Frères humains, vous semblez vous effacer derrière Albert Cohen. Mais en réalité, ne continuez-vous pas de façon indirecte à creuser une certaine introspection personnelle ?

COUVE_CATHARSIS_TELCatharsis est né à la fois d’une urgence et d’une réappropriation du temps. Les images que j’avais en tête devaient le plus rapidement être couchée sur le papier, pour m’en débarrasser, ou du moins pour les affronter sur mon terrain, le dessin. Le monde était devenu fou, et je sentais que je basculai moi-même dans la folie. Mais une fois le livre terminé, la plupart des images qui me hantaient enfermées dans Catharsis, subsistait toujours en moi le besoin de creuser encore dans mes décombres psychologiques. J’avais toujours des morceaux de tristesse, de deuil, de moi-même à ramasser. Le brouillard était toujours là, et la folie me collait toujours comme une boue impossible à racler.

Pas question bien de sûr de faire Catharsis II, le retour. D’autant qu’à force de creuser, je faisais surgir d’autres sentiments, enfouis dans mon enfance. Marcher dans les pas d’un autre, et en particulier ceux d’Albert Cohen enfant, a été une sorte de libération : je pouvais parler des angoisses qui subsistaient en moi sans me dessiner au cœur de l’action. Creuser dans mes décombres avec la pelle d’un autre.

La représentation du travail de l’écrivain n’est-elle pas un miroir tendu à vos propres problématiques ?

Absolument. Cohen évoque au fil du livre comment cet événement majeur dans sa vie, le monologue antisémite du camelot, a traversé son œuvre, comment il est devenu écrivain pour « se venger » de la haine qui l’a frappé le jour de ses dix ans. Ma rencontre de plein fouet avec la haine des hommes il y a un an a marqué indélébilement mon travail. La tache du 7 sera là, dans chacun de mes prochains livres. Discrète parfois, envahissante d’autres fois. On verra.

En substance, Ô vous, frères humains parle en creux de l’acte artistique qui vous permet de sublimer les haines, les angoisses, les tragédies. Mais aussi de l’imaginaire et de sa double facette. À la fois il peut vous sauver de la folie mais aussi l’entretenir. L’art, quel qu’il soit, musical, littéraire, graphique, est là pour sortir la folie de soi. Et c’est devenu, je crois, l’une des clefs de mon travail désormais.

En tant que travail de mémoire, le récit d’Albert Cohen représente en quelque sorte un retour aux sources de sa personnalité et de sa carrière d’écrivain. N’est-ce pas l’occasion pour vous d’un retour aux sources de votre engagement artistique ?

C’est possible oui. Il m’est devenu difficile de traiter de l’actualité pure. Il est évidemment plus simple d’affirmer son engagement politique en s’appuyant sur la (ou les) bêtise(s) humaine(s) que l’on croise au détour des news chaque jour. Mais l’expression de cet engagement peut prendre tellement de formes. Pour moi, le livre de Cohen est un manifeste humaniste d’autant plus bouleversant qu’il s’appuie sur une introspection sans concession. Son engagement est totalement le mien. Et j’ai voulu redonner seconde existence à ce cri écrit au XXe siècle pour qu’il soit aussi le cri des humanistes du XXIe siècle.

Luz ô vous frères humainsVotre représentation du récit de Cohen se teinte de tonalités très fantastiques dans un cadre spatial très trivial (la ville) : n’avez-vous pas cherché à donner l’image d’une descente aux enfers qui correspond en fait à une expérience de la réalité ? Le délire de l’enfant n’est-il pas pour vous une réponse face à un monde délirant ?

Bien plus qu’une expérience de la réalité, j’ai utilisé une expérience du fantastique en moi. La peur de ce que l’on peut trouver derrière le prochain coin de rue que l’on croise, l’angoisse face à un monde que l’on ne comprend plus, les hallucinations paranoïaques, une certaine terreur devant certains mots, tout cela fait désormais partie de ma vie. Depuis plus d’un an, je vis avec un imaginaire distordu. Parfois il me permet d’aller plus loin, parfois il m’horrifie. Je pouvais d’autant plus exprimer graphiquement les déambulations psychiques du petit Albert.

Luz
Luz

Le résultat est très spectaculaire, dans le sens où le lecteur partage tout à fait les déchirements du petit héros : n’avez-vous pas puisé en vous cette expérience à la lisière de la folie ?

Avec Catharsis déjà, j’assumais de dessiner mon glissement inéluctable vers la folie, et la manière d’utiliser l’imaginaire pour s’en sortir. Mais il y a en l’enfant une part de folie à la fois plus douce et plus profonde. Personne ne jugera un gamin qui joue avec ses doigts dans son coin, on s’en amusera même, alors que son désespoir peut être abyssal. Un adulte qui fait de même, on l’envoie à l’hôpital psychiatrique. Pourtant, à cause d’un événement tragique ou d’une humiliation de cour de récré, on a tous été ce gosse torturé qui se démerde avec sa solitude.

Luz © Dominique Bry

La bande dessinée s’affranchit totalement du format classique de la case et laisse s’exprimer le récit avec une fluidité à la fois enivrante et inquiétante. Avez-vous été inspiré par des travaux de vos aînés ? Je pense beaucoup à Will Eisner…

Pour raconter la complexité des ressentis des deux Cohen, l’enfant et l’écrivain, je voulais que chaque page ait sa composition graphique propre, que l’on retrouve la narration presque kaléidoscopique du livre, que le lecteur ait le sentiment qu’une page blanche préexiste derrière chaque dessin. Le New York, Big City de Will Eisner a été un bouquin déterminant à mes débuts à Charlie, surtout pour mon travail de reportage. J’ai comme l’impression qu’un autre dessinateur libre traverse mon adaptation : Gébé. D’autres probablement… De toute façon, une fois à terre, on a besoin du talent des autres pour se relever.

Suite aux événements de janvier 2015, on vous a beaucoup associé aux problématiques posées par la liberté d’expression. Avec Ô Vous…, ne repoussez-vous pas les limites de cette question en vous interrogeant non plus sur la liberté mais sur l’expression elle-même ? Sur la puissance de l’expression, dévastatrice (le camelot) ou rédemptrice (Cohen) ?
Autrement dit, cette adaptation n’est-elle pas un questionnement sur les conditions d’exercice de cette liberté ?

La haine que rencontre le petit Albert est double : d’une part la vindicte populaire (le monologue du camelot devant les badauds consentants) et d’autre part la violence anonyme (les graffitis « Mort aux Juifs »). Je n’y avais pas pensé auparavant mais le lecteur peut y voir une allégorie des dérives des réseaux sociaux et de leurs conséquences sur l’individu. La haine n’est toute puissante qu’avec la complicité aveugle de ceux qui la font circuler. Sans le savoir, Cohen a écrit un livre qui interroge nos expressions d’aujourd’hui. Imaginez l’affaire Dreyfus à l’époque d’internet, de Facebook, de Twitter, ce serait à vous glacer le sang.

Luz
Luz

Il me semble que l’espace d’expression est sans cesse interrogé dans la bande dessinée : la feuille, le mur, soi-même… À ce titre, deux scènes en miroir sont très troublantes : celles qui représentent le geste de monstration du doigt par le petit Albert et l’écrivain Cohen.  Il me semble que c’est un doigt accusateur pointé vers la parole d’autrui, mais aussi une réflexion troublante sur sa propre parole et sur soi-même. C’est à peu près le cas ?

Le petit Albert qui, dans sa folie d’enfant, trouve le courage de faire face et de pointer du doigt le graffiti haineux est déjà dans le livre de Cohen. Si, dans mon adaptation, j’ai voulu dessiner aussi le Cohen devenu écrivain dans cette même position, c’est que, en soi, Ô vous, Frères humains, est une œuvre qui fait face à la haine. À la haine antisémite, comme à toutes les haines.

Et j’espère que mon adaptation dessinée poursuit ce travail de vigilance. Le meilleur rempart contre la noirceur et haine est la page blanche sur laquelle l’auteur persiste à s’exprimer.

Luz, Ô vous, frères humains, Futuropolis, avril 2016, 136 p., 19 €