Elle a une façon d’écrire, Claude Favre, une façon bien à elle et rien qu’à elle, Claude Favre, sa façon de nous envoyer des phrases comme des lassos qui nous amènent vers elle, tout contre sa bouche, pour nous faire entendre le monde comme elle l’entend elle, c’est-à-dire absurde, c’est-à-dire violent, c’est-à-dire désopilant, et désespérant ; nous faire entendre les bruits insupportables dans sa tête trouée par le marteau-piqueur d’une langue usuelle qui réinterprète le monde et le rend incompréhensible.
« & ayant perdu raison tout m’est permis » : et Claude Favre de s’emparer de cette langue-là, et de la désarçonner. Elle est de ces rares personnes qui savent que si quelque chose demande du courage pour y faire face, alors c’est exactement là qu’il faut aller voir, sans se soucier des conséquences, même si ce genre de courage ne peut que mener à la solitude.
Vrac conversations, ce sont principalement des réflexions sur l’écriture, la lecture – parfois des souvenirs de quelque chose dont on aurait aimé qu’il n’eût jamais existé, peut-être, comme souvent dans ses textes –, des fragments-tronçons débités apparemment pêle-mêle, et qui, comme leur titre l’indique (« conversations »), se sont frottés aux livres, à la littérature, car derrière ce qu’ils nous montrent de l’inhumanité des hommes, la poésie égarée du monde respire encore. Sont évoqués, entre autres, Cervantès, Borgès, Leopardi, Tabucchi, Pessoa, Virgile, Rimbaud, Omar Khayyâm, Zweig, Duras, Melville, Kafka, Walser, Ghérasim Luca, Mallarmé, Dante, Mandelstam, Akhmatova, Desnos, Maïakovski, Carroll, Rabelais, etc. : tous ceux-là dont la lecture maintient en vie.
Claude Favre la repêche tant bien que mal, leur poésie qui se perd dans ce monde brutal, elle la rassemble dans ce livre, la ranime et nous la sert, à nouveau indomptable, inclassable, imparable, en serrant les poings et les dents. Car elle ne cherche pas à faire de la poésie, Claude Favre, elle se tient loin de la théorie aussi, de tout ce qui pourrait compliquer ce qui est déjà bien embrouillé, et pourtant, ses textes sont d’une grande complexité, les strates de sens bougent, ébranlent, plaques tectoniques, et chacun d’eux est un tremblement de terre, tellement c’est abrupt et brut (du « vrac »), âpre et anarchiste, politique bien sûr, outrageux, radical.
Ce qu’elle écrit culbute le lecteur, car ça s’arrête autant que ça arrête, pour voir, documenter, avec poésie et lucidité. Il y a mise en contexte des faits accompagnée de leur démise poétique : luxation de la grammaire, de la syntaxe, et avec celles-ci des idées reçues et rances, des réponses toute faites. On assiste à une langue en performance sur la page : elle disjoncte, se disjoint, se dérègle, s’ensauvage dans la discordance, se contre et se dit, se contrefout aussi, et, en prétendant n’avoir rien à dire, en dit trop en prétendant dire trop mal, s’enrage alors, se cabre.
— C’est que Don Quichotte voyage en compagnie du monde qu’il écrit comme il lit puisque être c’est avoir été avoir eu au moins un nom déjà écrit tout comme son roussin vaillant cheval à galops et ondes de choc fut avant ante machine de guerre Rossinante harnaché d’un homme harnaché de nerfs chimériques machine hantée de mots d’assaut contre la frontière du monde est à la lettre si l’on peut dire mais les dés sont pipés n’est-ce pas Franz tant pis
La langue est sa Rossinante de bataille, son champ de bataille aussi, et elle sait descendre « de cheval pour ramasser la fleur ». Claude Favre et son écriture intense de lutteuse, écriture de ses affrontements sur le ring de la vie, qui ne mâche pas ses mots et les tend comme des arcs pour les cracher sans reprendre son souffle : c’est dans ces batailles vitales qu’agit (« est là a lieu ») cette parole singulière de la colère qui n’aspire au silence qu’à cause des événements terribles qui la poussent à écrire et qui font rouler des rocs dans sa gorge. Il faut l’écouter lire, « c’est comme… » Claude Favre, c’est comme les chants de la « Mama cosmique », c’est la « Pearl », la Janis Joplin donc, de la poésie contemporaine en langue française.
— Mandelstam prend armes ça s’appelle langage contre les clans et les pachas ce n’est pas parler qui exile mais ce qui se dit ce sera rompre les nœuds des leurres ce sera poème quitte à se faire tuer Mandelstam c’est un homme comme ça n’est-ce pas Akhmatova il n’y a pas de vocatif à la parole la parole est là a lieu
Claude Favre, Vrac conversations, Éditions de l’Attente, 2013, 47 p., 8 €