Les éditions Casterman ont réédité en début d’année le merveilleux Fable de Venise dans sa version originale. On retrouve ainsi le découpage en strips qui avait disparu des remontages ultérieurs et une mise en couleurs très éloignée des sempiternelles aquarelles qu’on attache souvent au dessinateur. Une véritable redécouverte, qui donne l’occasion d’interroger la place de Venise dans la genèse de Corto Maltese.
Fable de Venise est souvent mise à part des autres aventures de Corto Maltese. Pourtant, c’est peut-être la plus véritablement authentique de toutes celles imaginées par Hugo Pratt. Certes, le récit est loin du modèle initié par La Ballade de la mer salée, réalisée dix ans plus tôt. Mais depuis, l’auteur n’a cessé de prendre une certaine distance vis-à-vis des thèmes traditionnels de l’aventure romanesque pour tendre vers une construction plus évaporée, proche de la poésie ésotérique et de la logique des rêves. En ce sens comme en bien d’autres, Fable de Venise marque en 1977 un aboutissement dans la carrière d’Hugo Pratt. Si l’authenticité ne semble pas être la qualité la plus évidente d’une intrigue basée sur la théâtralité, l’artificialité et l’illusion, c’est pourtant de ce point de vue qu’elle est la plus apte à saisir toute la singularité de Corto Maltese et de son créateur.
Tristan Garcia a écrit un texte capital en préface de Sous le soleil de minuit, la première reprise du héros sous la direction de Juan Díaz Canales et Rubén Pellejero. Il explique notamment que « Corto Maltese est dans son élément là où les frontières ne sont pas nettes, là où les appartenances nationales, ethniques, politiques et confessionnelles se chevauchent, dans des zones de trouble identitaire. C’est un homme des Balkans, du Caucase, du Kurdistan, des ports, des cités frontalières, de Venise ou de Trieste, des archipels et des interzones. » Au sein de cette énumération, la Sérénissime occupe une place de choix.
Située entre l’Orient et l’Occident, à la jonction des traditions européennes, juives et arabes, melting-pot esthétique résultant du pillage des antiquités grecques et égyptiennes, rêverie architecturale aux lignes byzantines, romanes et baroques successivement édifiées sur les eaux, Venise est un lieu où règne la duplicité des apparences, une ville polymorphe et labyrinthique dont les murs dissimulent des mystères immémoriaux et où les portes n’ouvrent que sur l’inconnu.
Hugo Pratt n’est pas vénitien pour rien : sa généalogie brasse un nombre considérable de nationalités, comme il l’explique dans sa préface à Fable de Venise, « Une grand-mère vénitienne ». « J’appris ainsi que les Genero, du côté de ma mère, venaient de Tolède l’espagnole, et qu’ils étaient d’origine sefardi-marrane, convertis au christianisme à la suite des sanglantes persécutions de 1390, en Espagne. Les Genero avaient des liens de parenté avec les Greggyos et les Azim ; ces derniers étaient souffleurs de verre byzantins à Murano. » La lignée paternelle est encore plus entortillée puisqu’elle entremêle des Byzantins, des Turcs, des Vénitiens et même des Anglais jacobites.
Tout Venise est contenu dans cette infusion ethnique épicée de légendes et de tradition orale – et toute l’intrigue de Fable de Venise semble y prendre sa source : « dans la famille », raconte Pratt dans sa préface, « on parlait souvent de marchands ou d’espions arabes, venus à Venise rechercher ce que les pirates vénitiens leur avaient volé. C’était même des sujets de conversation quotidiens chez nous. » Pour l’auteur, Venise, c’est donc avant tout une histoire de famille, une concentration de rencontres improbables qui ont débouché sur sa naissance. « Le vrai sujet de l’œuvre est donc Venise », confirme Dominique Petitfaux dans une brochure qui accompagne la réédition de la bande dessinée dans sa publication originale, avant d’ajouter plus loin : « Plus qu’une véritable aventure de Corto Maltese, Fable de Venise est le témoignage d’un artiste, un témoignage amoureux et réfléchi ». Et pourtant, cette intimité révélée colle parfaitement avec le personnage de Corto Maltese puisque lui-même, en quelque sorte, fait partie de la famille.
Tout comme Venise est une patrie sans territoire, une ville sans ancrage terrestre, Corto est, selon Tristan Garcia, « un aventurier, mais sans but ; c’est un philosophe, mais sans idée ; c’est un activiste, mais sans cause ; c’est un amant, mais sans désir ». Exactement à l’image de ce bouillon de culture éclos sur les rives de l’Adriatique en un équilibre fragile, Corto « se maintient dans le désordre » et « ne se distingue vraiment que sur fond de confusion. » Son aventure vénitienne ne marque pas seulement sa plus longue et mémorable visite de l’endroit, elle célèbre enfin les noces prédestinées de l’un avec l’autre. Si Venise cartographie dans sa complexité labyrinthique le récit des origines de Pratt, elle scelle également la genèse secrète du personnage.
Dans sa préface comme dans le récit de la bande dessinée, l’auteur s’est amusé à réinventer les lieux, à les rebaptiser et à les déplacer de part et d’autre de la cité. Sa topologie, conforme en cela aux fondations de la ville, semble d’une nature flottante et mouvante entre les mains de Pratt, comme si elle ne pouvait se caractériser que dans l’indétermination. Alain Buisine l’explique au détour de son Dictionnaire amoureux et savant des couleurs de Venise : « Le dessinateur nous apprend [dans le petit texte autobiographique] que, petit enfant de six ans, il accompagnait régulièrement sa grand-mère jusqu’au vieux Ghetto de Venise pour rendre visite à une certaine Mme Bora Levi qui habitait une vieille maison. Et l’enfant de se rappeler dans ce quartier – ou plutôt Hugo Pratt de fictionner – deux charmantes placettes, la cour secrète des Arcanes et la cour du Maltais ou de la Bouche Dorée. Je connais suffisamment Venise pour immédiatement reconnaitre dans le Corte sconta della Arcana (dont la photographie figure dans la préface) le pittoresque Corte Bottera, à proximité de Santi Giovanni e Paolo, avec ses arcanes du XIVe siècle et la belle margelle gothique de son puits. Hugo Pratt rebaptise les lieux vénitiens pour les intégrer dans le Ghetto. »
Le verbe « fictionner » identifie parfaitement la malléabilité spatiale de la ville décrite par l’auteur, modelée comme un morceau de glaise fantasmée, au détriment de toute vraisemblance. Ainsi Pratt raconte que, par une porte au fond de la première cour, « une ruelle […] menait à une autre petite place merveilleuse. Je la revis beaucoup plus tard, pleine de fleurs, dans une maison de la Juderia de Cordoue. » Extraordinaire correspondance des lieux entre le nord de l’Italie et le sud de l’Espagne, au mépris des frontières et des distances spatiales : car l’auteur semble nous dire que ce n’est pas une cour similaire qu’il retrouve en Andalousie, mais la même. Impossible de ne pas percevoir dans cette rétrospection le cheminement inverse à l’histoire de sa branche maternelle, partie d’Espagne pour s’établir en Italie. Impossible encore de ne pas remarquer que Pratt évite de nommer explicitement cette « autre petite place merveilleuse », mais dont l’intitulé est tout à fait visible sur la photographie illustrant le texte : Corte dei Maltese.
Corto Maltese a son nom inscrit sur les murs de Venise, derrière ses arcanes secrètes, au bout de ses ruelles tortueuses. Son nom s’écrit au cœur de la ville et palpite dans le cœur du jeune Hugo qui ne cesse d’y retourner (« Je commençais à aller seul jusqu’au Ghetto, et fréquentais avec toujours plus d’assiduité les amis des deux petites places et leur maison ») et où Pratt ne cessera de revenir toute sa vie durant, comme une fatalité (« Depuis je vais, je viens à travers le monde, presque sans but. Mais je finis toujours par revenir à Venise »). Venise est donc intimement le berceau du héros, le point de départ de sa création, et la pierre y conserve encore la trace de son identité comme sur un registre d’état civil. S’il est chez lui dans la confusion et le désordre, c’est qu’il a pris forme au milieu d’un cadastre désorganisé, chaotique et instable. Si le héros reste mystérieux et insaisissable, c’est que son origine même est un secret bien gardé par la ville comme par le temps, et dont même l’auteur semble avoir perdu la clé (« Je cherche les endroits que j’ai connus enfant, mais souvent je ne les reconnais pas », écrit-il). D’ailleurs, si Pratt a grandi à Venise, on sait que Corto a passé une partie de son enfance à Cordoue, là même où, par une faille géographique étonnante, la « petite place merveilleuse » de Venise est à nouveau visible, pleine de fleurs, comme un monument dressé aux souvenirs d’enfance.
De cette façon, Pratt, Venise et Corto sont tous trois inséparables, intrinsèquement liés entre eux. Si les souvenirs sont « fictionnés », c’est que l’on assiste à la naissance d’un imaginaire dont la Sérénissime est l’incomparable nourrice. C’est pourquoi Fable de Venise est une véritable aventure de Corto Maltese, et même la seule véritable. En cherchant à percer l’un des mystères de la ville, Corto entrevoit son propre mystère, celui d’un être de papier traçant sa route dans un monde en perpétuelle mutation, révélant par sa nature onirique les incohérences de la réalité, débusquant les fêlures du réel en progressant, funambule, sur le fil imperceptible que tisse le dessinateur entre nous et nos rêves. « Pour vraiment comprendre Hugo Pratt », écrit Buisine, « il faut avoir vu au moins une fois ce film nous le montrant dessiner Corto Maltese. Il commence par la casquette du marin, et son premier tracé sur le papier a comme par hasard l’exacte figure, la parfaite structure d’un pont vénitien. À chaque fois qu’il représente son héros favori dans une nouvelle posture, dans une nouvelle aventure, dans de nouveaux décors, Hugo Pratt l’inscrit dans la topographie vénitienne. Où qu’il soit dans le vaste monde, […] il est encore à Venise. » Et surtout, donc, le héros représente invariablement un pont, soit le passage entre deux rives, l’alliance des opposés, la réconciliation des contradictions. Venise comme Corto ne sont faits que de ponts, comme s’ils permettaient le passage entre les mondes.
Hugo Pratt, Corto Maltese, tome 7 – Fables de Venise (Fac-similé – édition couleur), Casterman 2016, 30€