Il y a dix jours, j’ai pensé que pour écrire un livre, on doit mixer 10 ingrédients. J’en note un par jour depuis dix jours. Chacun est premier dans mon cœur. Chacun à sa manière a ma préférence. Chacun est précieux et nécessaire. Même s’il se pourrait qu’ils soient incompatibles et que leur coexistence pacifique dans le livre ne soit pas gagnée d’avance.
Premièrement, un livre doit être le journal d’un fou. Si on connaît des chiens, par exemple, on espionnera leur conversation.
« Aujourd’hui par ailleurs j’ai eu comme une illumination ; je me suis rappelé cette conversation que j’ai surprise entre deux chiens sur la Perspective Nevski. C’est bon, me suis-je dit, maintenant je saurai tout. Il faut intercepter la correspondance qu’entretiennent ces sales cabots. Alors, j’apprendrai sûrement quelque chose » (Gogol, Le Journal d’un fou).
Premièrement, un livre doit abstraire, redéfinir les catégories, opérer des classements, tout vider sur la moquette puis ranger comme il peut ; ne pas hésiter à adopter des manières singulières, puis les généraliser de manière outrancière.
« L’espace vient à nous avec les couleurs vives, et se rétracte avec les teintes foncées et les tons gris. Les couleurs, c’est l’ « air » dans le ballon de l’espace, auquel le gris, çà et là, met des fuites » (Malcolm de Chazal, Sens plastique).
« Les types l’intéressaient. Elle distinguait les « femmes décoratives », les « femmes d’intérieur » et les « femmes intrigantes » ; sans aucun doute Fernande Picasso était une « femme décorative », mais qu’était donc Madame Matisse ? » (Gertrude Stein, Autobiographie d’Alice Toklas).
« On appliquera ensuite un tonique anti-bactérien sans alcool à l’aide d’un coton imbibé d’eau, pour détendre la peau. En dernier lieu une crème hydratante. Puis s’asperger d’eau, avant d’étendre une lotion émolliente pour adoucir l’épiderme et en fixer l’hydratation » (Bret Easton Ellis, American Psycho).
Premièrement il doit concrétiser, plonger les mains dans la matière, incarner comme le font les Meidosems prendre des couleurs et des formes.
« Ils prennent la forme de bulles pour rêver, ils prennent la forme de lianes pour s’émouvoir » (Henri Michaux, Portraits des Meidosems, in La Vie dans les plis).
Premièrement, on doit améliorer son style, même si c’est hyper dur, comme le note justement le collégien Fritz Kocher dans sa rédaction sur L’Automne :
« Quand vient l’automne, les feuilles tombent des arbres sur le sol. J’aurais dû plutôt écrire : quand les feuilles tombent, c’est l’automne. J’aurais bien besoin d’améliorer mon style. A la dernière composition j’ai eu : Style lamentable. Cela me rend malade mais je ne peux rien y changer. J’aime l’automne » (Robert Walser, Les rédactions de Fritz Kocher).
Premièrement, on raconte des histoires, on mémorise les idioties lues en ligne, les anecdotes entendues en buvant le café avec les collègues.
« Shane pense à son père tandis que Silas, qui s’inquiète de ne pas avoir de nouvelles de Quinn après qu’ils ont couché ensemble, découvre que Celia l’a envoyé dans un pensionnat à Mexico. De son côté, Celia est touchée par les ragots sur son couple, en effet, la nouvelle que son mari l’a trompée avec sa prof de tennis s’est vite répandue, elle va tenter de régler ses comptes avec lui… Nancy a des problèmes d’argent, et demande de l’aide à Doug, malheureusement pour obtenir la drogue d’Heylia elle va devoir donner quelque chose en échange » (Jenji Kohan, Série Weeds, Saison 1 épisode 2).
Premièrement, le livre évitera le genre décomplexé. Même si nous ne sommes plus modernes ni postmodernes, ni de nouveaux romanciers, nous ne tracerons pas un trait sur l’ère du soupçon, le doute hyperbolique, le scrupule dans l’usage de la langue et de la forme.
(Nathalie Sarraute, L’ère du soupçon, 1950).
Car, premièrement, comme dit Orwell, nous devons nous occuper de notre langue et de sa pente à se relâcher ou se durcir, ou les deux ; et sur ce front là, on ne peut pas dire que les choses se soient arrangées depuis 1946.
« Lutter contre l’invasion de l’esprit par des expressions stéréotypées impose d’être constamment sur ses gardes, et chaque expression de ce type anesthésie une partie du cerveau ».
La langue anglaise « devient laide et imprécise parce que notre pensée est stupide. Mais ce relâchement constitue à son tour une puissante incitation à penser stupidement. Pourtant ce processus n’est pas irréversible. L’anglais moderne (…) est truffé de tournures vicieuses qui se répandent par mimétisme et qui peuvent être évitées si on veut bien s’en donner la peine. Si l’on se débarrasse de ces mauvaises habitudes, on peut penser plus clairement, et penser clairement est un premier pas, indispensable, vers la régénération politique ».
(George Orwell, La Politique et la langue anglaise, in Tels, tels étaient nos plaisirs et autres essais, Ivrea, 2005).
Premièrement ceci dit, une fois qu’on a bien veillé sur la langue comme sur son ami le plus cher, en l’embrassant, la tenant dans ses bras, on n’hésitera pas à la détraquer en suivant les pas de la Comtesse de Ségur.
« Si Sophie parle bien, elle n’écrit pas correctement comme on le voit dans une invitation qu’elle envoie un jour à Camille et Madeleine : « Mais chairs amie, veuné dinné chés moi demin ; mamman demand ça à votr mamman ; nous dinron a sainq eure pour joué avan é allé promené aprais. Je pari que j’ai fé de fotes ; ne vous moké pas de moi, je vous pri ! » Alors des Malheurs de Sophie à Après la pluie le beau temps, c’est toute l’œuvre de la Comtesse en Bibliothèque rose qui se trouve emportée dans une langue monstrueuse qui sonne comme un phonographe » (Christophe Fiat, La comtesse, Naïve 2014).
Premièrement, on doit mettre dans un train les vrais chiffres, les données, les statistiques, les faits, les rapports de cause à effet, espérant les impressionner durant le voyage.
« Selon une étude, neuf sites sur dix partageraient vos données personnelles ».
« Selon une étude, growing human body parts in pigs could alleviate a worldwide shortage of donated organs. But are such organ farms ethical ? ».
« Selon une étude, en hiver il y a du vent, beaucoup de vent. Mais Cosmo est sur le coup, et la bonne nouvelle de cette année, c’est qu’on ne sera pas obligée d’être toujours bien brushée. Le coiffé décoiffé donne un côté beaucoup plus naturel à la chevelure ».
Premièrement, il faut beaucoup aimer l’horlogerie et avoir pour horizon la pendule scénaristique, même si cette pendule est loin, et flotte semble-t-il très loin sur la ligne d’horizon.
« Faites sauter le boîtier d’une montre et penchez-vous sur ses organes : roues dentelées, petits ressorts et propulseurs… c’est une pièce de Feydeau qu’on observe de la coulisse. Remettez le boîtier et retournez la montre : c’est une pièce de Feydeau vue de la salle – les heures passent, naturelles, rapides, exquises… » (Sacha Guitry, à propos de Georges Feydeau).
Dernièrement, c’est ainsi que de retour du bureau j’ai entrepris de tout vider sur la moquette et d’écrire un livre. Un livre qui parlerait en chien, mais dans un style non lamentable, ou alors assez lamentable. Un livre qui parlerait en langue et pratiquerait des guérisons sous une tente. Ce livre rangerait (ou jetterait) les éléments ayant trop longtemps traîné dans leurs boîtes. Puis il consacrerait de longues secondes à rêvasser en forme de sucre cuivré. Certains jours la sévérité l’animerait, il énoncerait rigoureusement, raconterait vigoureusement, il serait dur en affaires. Et cependant tir au flanc, il jetterait de loin en loin un œil impatient vers la pendule.
Emmanuelle Pireyre
09/11/2015