Je porte la joie du livre en moi.
Rares sont les livres si réjouissants, qui laissent cette trace en soi, cette énergie jubilatoire.
Il y a du Lol V. Stein dans Celle que vous croyez.
Lacan l’aurait reconnu, l’échappée belle, les champs de seigle ou de jonquilles, mais là, démultipliés.
Le chat de Chris, l’amant du livre, s’appelle Pa-pa. C’est à mourir-de-rire.
« Il adorait Papa, son chat ». Écrit Camille Laurens.
Il y a du jeu dans le livre, un vent de liberté. Et de l’enquête. Et du polar.
Il y a des morts aussi, là où ne les attend pas.
Des suicidés(es). Ou dans le réel ou par profil Facebook, déconnectés(es).
Camille Laurens écrit que « le réel, est ce qui ne change jamais, ce sur quoi on n’a pas de prise ».
On ne sait qui meurt dans Celle que vous croyez.
Qui du réel. Qui du fantasme. Entremêlé. Claire ou Camille.
Il faut faire l’expérience de la parole réelle, (celle sur laquelle on n’a pas de prise), dans le temps réel de l’analyse, étendu(e) là sur le divan, pour éprouver la force des phrases, l’impact d’une parole vraie ; quand on s’approche un tant soit peu d’une « vérité » au bord du gouffre, au bord des lèvres, prête à se délivrer et s’énoncer.
C’est une question de tonalité. Et d’un silence, soudain perçé.
J’éclate de rire à la lecture, quand Camille-Claire nous parle de l’écriture comme d’un possible « rapport sexuel ».
« J’aurais tout raconté de notre sexualité, j’aurai fait littéralement un rapport sexuel », dit-elle à Louis, son éditeur, qui n’est rien de moins qu’un petit autre mais diffracté et désaxé, une autre forme du personnage de Marc, qui joue le rôle de l’analyste.
Faux pères, faux analystes.
Je ris de la phrase qui perce la page, littéralement. Et m’éblouit.
Le mot rapport en italique dans le livre, ( à ne pas louper).
Camille Laurens délivre les paroles dans Celle que vous croyez.
Délivre le livre de ses discours, qui n’apparaissent jamais que déplacés, et pour autant, jamais brouillés, (mais restent, inconsolés).
Car tout le livre résonne dans l’après-coup, comme un fameux rapport sexuel jusqu’à ces lignes qui tordent le cou au féminin, au masculin ; qui tordent le coup ou brise l’échine (l’écharde précise Camille, ou bien est-ce Claire? ), à toutes les représentations psychiques, communes : la division des rôles et la répartition des places. (Qui donc porte la culotte ? Qui fait la femme ? Mais qui fait l’homme ? )
Camille Laurens fait dire : « On aurait dit qu’il n’arrivait pas à choisir quel rôle tenir dans la division conventionnelle des genres, celui de l’homme ou celui de la femme. »
Le miroir n’est pas brisé.
Il s’est multiplié dans la véracité des phrases, dans leur pudeur, dans leur amour.
Coquines, sensuelles, ou démolies.
Le « Va mourir » inaugural, formant le centre, ou l’é-pi-centre, cœur du typhon qui aspire Claire (ou est-ce Camille ? Ou Camille-Claire ?)
Alain Françon parlait de l’écriture démocratique, à propos de l’œuvre d’Anton Tchekhov.
Je retrouvais l’équivalent de ces phrases dans une tribune du Monde après les attentats du 13 novembre : « que l’écriture c’était surtout l’espace démocratique de la parole », disait Laurent Mauvignier.
Les différences, les couches sociales disparaitraient, se retrouveraient, formant un chœur ou serait-ce un corps ? au sein du livre.
Camille Laurens écrit : « C’était quoi, l’amour ? C’est quoi, sinon l’envie de retrouver toujours un certain corps, et le récit qu’on en fait ? »
Claire ou Camille place le désir dans le corps des hommes, (qu’il soit chômeur ou analyste), dans le corps des femmes (qu’elles soient réelles ou bien virtuelles).
Ce n’est plus social. Pas de hiérarchie. Il n’y en a plus. Dans le désir. Et dans l’amour. Dans la folie.
Déclinaisons de l’inceste primordial, sous tous ses prismes, toutes ses parures. Tous ces attraits, tous ses miroirs, tous ces mensonges. Ses entourloupes. Dans le fantasme comme dans le réel, qui ne change jamais.
La jalousie primale, fondamentale. Originaire et structurelle. Originale. Et archaïque.
L’inceste. La Jalousie.
« La Jalousie, c’est de l’amour », écrit Camille, peut-être Claire, jusqu’à changer la donne, montrer la donne plutôt, jusqu’à « braquer » les projecteurs, (« braquer », trop intrusif sans doute, « discours de chasse » dirait Camille ou Camille-Claire, discours du viol) ; jusqu’à nous éclairer à la bougie, à la lanterne, est-ce une lampe-torche? , sur les enjeux et les mobiles qui sont misés, en fait pariés, jetés sur table.
L’homme cherche à retrouver sa propre fille, non plus sa mère : » Pas peur de coucher avec leur fille ? Pourquoi cette caste supérieure des hommes ? « , écrit Camille, mais c’était Claire.
Œdipe convoite son Antigone ou son Ismène.
Rien de moins banal. Rien de plus tu.
La couche sociale réitère » ça », en fait sa lie, son bain de minuit, en somme, sa jalousie.
Le désir trouve là toute son assise et son essor sous le faisceau toujours, ou est-ce un philtre, philtre d’amour, le spectre d’un troisième.
Les projecteurs braqués encore dans l’énergie, ou du fantasme, ou du réel.
Lacan disait, je crois me souvenir, qu’on reste trois et jamais deux, dans le ressort des draps de l’amour.
Camille Laurens en donne la preuve : « On écrit pour garder la preuve, c’est tout. »
Et dans la langue de l’écriture, sensuelle, sexuelle, jamais obscène. Jamais hors champs, toujours dedans. On écrira jamais que de l’intérieur.
Michel, un résident de la clinique d’où Claire-Camille écrit, nous donne la clef, la clef finale, la clef des champs, la clef du livre, dans l’étymologie du Vanités des vanités, immémorial de l’Ecclésiaste : littéralement « la buée que forment nos bouches ».
C’est un baiser.
Cadeau du livre.
Surmoi de l’amour.
Un amour vrai, enfin livré.
Né en 1976, David Léon est auteur de théâtre, Un Batman dans ta tête, Père et fils, Sauver la peau, Un jour nous serons humains. A paraître en 2016 La nuit La Chair.
Camille Laurens, Celle que vous croyez, Gallimard, 192 p., 2016, 17 € 50 — Lire un extrait