Interview d’Alban Lefranc à propos de son livre L’Amour la gueule ouverte : Hypothèses sur Maurice Pialat.
Il est des films comme des bourrasques : ceux de Maurice Pialat (1925-2003), l’impétueux, le colérique, le polémique, le sublime Pialat, en font partie. Nous nous souviendrons de la scène finale d’À nos amours comme d’une claque monumentale, nous laissant ébaubie comme on ressortirait d’un flash halluciné : sans bien comprendre ce qu’il vient de se passer, émue aux larmes comme par surprise. Sandrine Bonnaire, dont Suzanne fut le premier rôle, y est à chaque visionnage plus époustouflante.

Pour Alban Lefranc, ce fut L’Enfance nue, qui raconte la trajectoire d’un enfant de la DDASS, grand succès critique et raté commercial, fascinant portrait de l’irréductible enfance dont Pialat ne cessera pourtant de dire qu’il est en deçà de ce qu’il voulait montrer.

Lefranc, auteur des vies imaginaires de Fassbinder (Fassbinder, la mort en fanfare), Nico (Vous n’étiez pas là), ou encore de Mohammed Ali (Le ring invisible) nous propose un retour en France dans son dernier et court roman : L’Amour la gueule ouverte, paru chez Hélium au mois de mars 2015, en se saisissant de celui qui reçut la palme d’or sous les huées du public en 1987 pour Sous le soleil de Satan et rétorqua à la foule le poing levé :
« Si vous ne m’aimez pas, sachez que je ne vous aime pas non plus »
Roman documenté ou plutôt inspiré par les films et les éléments biographiques glanés sur Pialat – prétexte littéraire grâce auquel Alban Lefranc explore les thèmes qui lui sont chers – L’Amour la gueule ouverte fait état des conflits les plus intimes : peur de l’abandon, feux passionnels, sauvagerie et affects, angoisses nées de la distance entre l’état des choses et le désir de ce qu’on voudrait qu’elles soient, constat révolté de ses faiblesses et refus de l’enlisement : toutes choses vécues que la touchante complexité et la sincérité de Pialat ont voulu dévoiler et saisir film par film, et sur lesquelles Alban Lefranc construit lui aussi son personnage, entrecroisant comme dans ses autres romans extraits documentaires, reconstitutions et passerelles imaginaires. Il nous offre une navigation par touches, peut-être plus encore que précédemment, symptomatique d’un sujet fougueux qui innervait de vie instantanée le moindre centimètre de pellicule.
« Ce qui m’intéresse chez Pialat, Fassbinder, ou Mohammed Ali, c’est d’essayer de comprendre comment autant de contradictions peuvent tenir, et de luttes se jouer, en un seul corps »
Dans l’ordre, les extraits à l’écoute :
– Nous ne vieillirons pas ensemble – Maurice Pialat, 1972
– Gérard Depardieu, à propos de Maurice Pialat, 2009
– Loulou – Maurice Pialat, 1980
– L’Amour la gueule ouverte, hypothèses sur Maurice Pialat – Alban Lefranc – Helium, 2015
– Sous le soleil de Satan – Maurice Pialat, 1987
« Pour vous : une empathie singulière avec la femme livre et massacrée, massacrée parce que libre. La femme qui affronte le code. Vous l’aimez parce que libre, d’une liberté crue, intransitive. La femme qui risque à tout moment d’être tondue, giflée, insultée, bafouée par le premier connard venu. (…)
Pour vous : la femme qui veut triompher du code, ancien mais toujours en vigueur, mais toujours renouvelé, qui veut que les femmes soient raisonnables, plus sages que les hommes. Code ancien, toujours renouvelé, qui veut qu’elles doivent fermer les yeux sur les coucheries du conjoint mais ne jamais en faire autant. Code ancien, toujours renouvelé, qui leur enjoint forcément de ne pas trop boire, de ne pas trop baiser, de ne pas rire trop fort, de ne pas trop. Faites, faites ce que vous voudrez, mais pas trop, mais modérément. Ces femmes-là vous quittent, forcément, mais ce sont elles que vous aimez. Elles avancent, elles continuent, carnassières et féroces. Elles foncent, elles renversent, elles ne cessent pas d’être elles-mêmes, elles ne cessent pas de dire : je veux, je veux encore. »
Alban Lefranc, L’Amour la gueule ouverte, Hypothèses sur Maurice Pialat, Helium, mars 2015, Hélium, 88 p., 11 € 90