Portal ou l’impossible échappée

© Portal

Paru en 2007 et développé par le studio américain Valve, notre jeu n’est pas un récit interactif, il n’expose pas sciemment l’impossible liberté du joueur, pour finalement la donner à contempler, voire la mettre cyniquement en majesté. Portal ne se prive pas des ressources interactives du support, il les exploite même avec une intelligence rare. Portal se tient dans le strict cadre du jeu vidéo, mais il parvient tout de même à produire une critique du support tout en en respectant les canons. Mieux, le jeu réussit, par un artifice qui lui est propre, à nous faire oublier la limite fondamentale de notre liberté durant le temps de l’expérience.
Pourtant, nous sommes dès le départ prisonnier d’un laboratoire futuriste, mais sobre. Une intelligence artificielle orchestre la batterie de tests dont nous faisons l’objet. Il nous paraît impossible, là encore, de ne pas y voir une mise en abyme. Notre personnage sans histoire se secoue de son sommeil artificiel. L’expérience peut commencer.

Dans la peau d’un cobaye

Nous entamons notre aventure comme un vulgaire rat de laboratoire. Prisonnier d’une pièce minuscule aux parois transparentes et donnant sur un décor grisâtre, nous entendons une voix. Un compte à rebours s’est déclenché. Les consignes et les explications nous sont données par un haut-parleur, d’où jaillit le timbre féminin de l’ordinateur central. Nous allons devoir passer des épreuves ; nous sommes le sujet d’une expérimentation scientifique. La voix chantonne ses ordres froids. Elle cherche à nous mettre en garde mais s’interrompt brusquement, reprend en espagnol et en accéléré, avant de retrouver sa tessiture habituelle. Un portail éthéré, le premier d’une longue série, s’ouvre devant nous. Nous voyons à travers lui une sortie, notre cage vue de l’extérieur, et une silhouette féminine qui ne peut être que celle de notre protagoniste.

Cet étonnant miroir donne à voir le même monde sous une autre perspective, celle de l’issue aux contours brillants qui perce un mur à notre droite, hors de la geôle, et dont l’apparition coïncide avec celle de la première ouverture. Nous traversons le portail qui nous fait face, et à travers lui, nous nous voyons le traverser. Il faut quelques secondes pour nous remettre de ce premier vertige.

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Ce n’est donc plus le travail qui sert de modèle mais une recherche appliquée qui s’apparente, en l’occurrence, à de la physique quantique. Nous parcourons un laboratoire labyrinthique et son décor fonctionnel. Un carrelage gris et pâle recouvre presque toute la surface de la pièce, donnant à l’ensemble l’air aseptisé d’un hôpital. Un vitrage brouillé nous fait apercevoir une salle d’observation, sans qu’aucun expert ne soit présent pour épier nos faits et gestes ; seules demeurent quelques chaises à l’abandon. Là encore, une voix désincarnée nous guide à travers le dédale, épreuve après épreuve, énigme après énigme. Les salles de test se succèdent. Ces salles sont dûment numérotées par des panneaux lumineux que nous trouvons à l’entrée de chacune ; elles sont au nombre de 19. Des pictogrammes nous renseignent, à l’avance et en toute transparence, des multiples dangers que nous allons courir, et des objets qu’il nous faudra mobiliser pour chaque expérience.

Il va de soi que nous ne savons rien de notre héroïne, hormis sa fonction au sein du protocole. Elle évolue de salle en salle sans mot dire. Seul l’ordinateur parle. La voix robotique ponctue notre parcours de ses monologues, acclamant notre réussite avec une ironie certaine, nous promettant du gâteau en récompense des efforts fournis, nous assurant que l’épreuve que nous allons passer est impossible, nous complimentant avec un entrain des plus feint. Nous ne pouvons lui répondre ou la contredire. Nous n’avons aucun autre examinateur, aucun contact à établir avec un autre personnage, aucune réplique à donner. Rien d’autre qu’un face à face avec la machine qui nous suit à la trace. Rien d’autre qu’une fonction à remplir dans cet espace fonctionnel. Ce rôle spécial répond aux exigences d’une démarche dont on nous cache sciemment les tenants et les aboutissants.

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Liberté paradoxale

Comment Portal parvient-il à nous donner goût à ce travail forcé ? Le jeu est loin de nous offrir une vaste cour de récréation, il nous force à évoluer péniblement à travers les méandres d’un espace uni-fonctionnel, absolument spécialisé. Fort heureusement, à ce point de départ des plus oppressant s’ajoute l’invention centrale du jeu. Les portails offrent dans ce lieu concentrationnaire des percées magnifiques. Mais paradoxalement, ils n’ouvrent jamais sur un ailleurs. Ce sont en réalité de fausses percées. Nous ne sommes pas passe-muraille. Si nous traversons les murs, nous ne les dépassons jamais, nous ne voyons jamais l’envers du décor.

L’engin que nous manipulons, obtenu au cours de nos pérégrinations, s’apparente à un fusil qui permet la création de deux portails. Il nous procure ainsi un sentiment de liberté dans un espace absolument confiné, sans pour autant nous faire quitter les lieux : nous ne traversons un mur que pour revenir dans la salle de test par un autre angle, selon l’emplacement de la seconde ouverture. Les portails forment ainsi une chaîne dont on ne peut s’extraire. Les espaces sont doublés, envisagés sous une autre perspective, perçus par notre corps renversé ou propulsé dans les airs, mais ils ne se transforment jamais. Les trous que nous creusons se referment immédiatement, à mesure que nous en perçons de nouveaux. Les murs cicatrisent aussitôt. Notre action est absolument réversible. Nous ne faisons aucun dégât.

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Le monde ne change pas ; nous n’avons sur lui aucun effet durable. Mais notre avatar se joue de la gravité, des barrières physiques, traverse poétiquement des parois à une vitesse ébouriffante. L’ensemble acquiert une grâce certaine, et nous procure un sentiment de flottement merveilleux. Tout se passe comme si la consistance étouffante des murs épais, de l’agencement draconien du laboratoire, était niée par l’impression d’une dé-réalisation de notre propre corps, par le dépassement simulé de ses limites habituelles. Nous sommes un fantôme dans un camp de concentration.

En numérisant notre activité réelle, en nous donnant l’illusion d’agir de l’autre côté de l’écran, en donnant à voir l’ombre numérique de nos actions, tous les jeux vidéo relèvent d’une manière ou d’une autre de cette expérience fantomatique. Nous les parcourons comme des rêves ; nous y sommes présents par la perception mais absents par le corps. Mais à l’exception des poltergeist, les fantômes n’agissent pas sur le monde, ils ne peuvent que le hanter.

La consistance inébranlable du monde informatique (le fait même qu’il soit imperméable à nos actions) est à l’origine de la précarité extrême de notre passage. Si nous ne laissons plus aucune marque, et nous n’en portons pas plus. Notre absence physique permet des miracles. Nous courons des kilomètres sans nous essouffler. Nous nous laissons tomber de hauteurs invraisemblables. Nous éprouvons un vertige idéaliste en devenant « pur esprit ». Et plutôt que de nier cette dé-réalisation par l’interactivité, en simulant une transformation réciproque du sujet et de l’objet, propre au monde réel, Portal parvient à prolonger ce vertige par le mécanisme des portails. Notre jeu tire le meilleur parti de notre devenir-fantôme, tout en l’inscrivant dans les bornes d’un protocole et d’une histoire. Notre avatar retrouve juste ce qu’il faut de consistance, un semblant de corps à travers le moteur physique du jeu.

Grâce au jeu des portails, notre personnage conserve une part de sa liberté fantomatique sans devenir pour autant un esprit errant, tandis que les salles des tests paraissent également plus tolérables, voire plaisantes, dans la mesure où l’on se joue tant qu’on peut des barrières qu’elles nous imposent. C’est par ailleurs tout l’enjeu des tests que l’ordinateur nous fait passer ; on nous donne l’ordre de surmonter des obstacles. Nous bénéficions d’un rapport libre à un espace contraint, grâce à cet étrange fusil qui crache des ouvertures. Plus précisément, nous jouissons d’une liberté d’interprétation physique des espaces tout à fait inédite, qui, par son intensité inhabituelle, pallie l’impossibilité de les transformer de la façon la plus infime. Nous virevoltons librement dans les allées du pouvoir.

C’est là toute la liberté que peut nous accorder le jeu vidéo, et sa nécessaire programmation. Portal mène à son terme cet impossible dépassement. La redondance et le confinement ne sauraient être davantage remis en cause. Chaque nouveau portail rejoue tragiquement une évasion déçue, alors même que l’objectif affiché de chaque test est de trouver la sortie. Mais ces issues nous amènent toujours à un ascenseur, puis à une autre salle de test.

L’autre pays

Cependant, un peu plus tard dans le jeu, une brèche a lieu. Nous passons enfin derrière un mur. Ce qui nous était interdit par l’usage des portails magiques devient possible en rampant simplement sous une cloison dont la fermeture est entravée par quelques cubes. Nous voyons finalement l’envers du décor ; c’est là qu’intervient une révélation capitale. Nous réalisons que le monde du jeu ne se limite pas au seul espace fonctionnel des salles de test. Ce monde a été fabriqué, produit, et les traces de sa genèse et de son élaboration subsistent à l’abri des regards. En passant derrière le mur, nous quittons un complexe scientifique futuriste pour accéder à un arrière-plan industriel, beaucoup plus contemporain. La froideur des murs cède la place à la rougeur des métaux oxydés.

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L’artificialité voire la facticité du lieu nous heurte de plein fouet. L’ignorance du joueur et du protagoniste se font écho : nous ne pouvions pas savoir qu’il existait autre chose, que le programme ne se limitait pas à ces espaces aseptisés qu’il nous avait montrés d’abord. Le lieu renoue avec une histoire, quitte son apparence d’éternité. Notre cobaye retrouve les traces écrites de malheureux prédécesseurs, des graffitis divers. Des rations vides se trouvent ça et là ; d’autres avant nous semblent avoir vécu quelques temps en marge du protocole expérimental et de l’ordinateur. Non seulement cela réduit notre camp de travail à sa juste dimension, qui ne coïncide plus avec le monde tout entier, mais encore cela suggère l’existence d’un monde en dehors du labyrinthe concentrationnaire dont nous faisons partie.

Cette réalité extérieure ne nous est pas présentée comme accessible, elle est seulement évoquée par des bribes, montrée comme l’autre pays. Elle est suggérée par son absence, manifestée négativement. Elle est tout ce que nous ne connaissons pas. Bien des jeux proposent des mondes ouverts qui se révèlent être tout à fait bornés. Portal prend un chemin inverse ; le jeu se reconnaît comme absolument déterminé, pour évoquer une réalité ouverte et son absence. Cette réalité, que nous ne connaissons pas mais dont nous ne pouvons plus douter, acquiert une terrible puissance subversive, en ce sens qu’elle relativise, dans le temps et dans l’espace, l’absurde domination dont nous faisons l’objet. Malgré toutes ces percées qui ne mènent nulle part, il doit y avoir une sortie.

Capture d’écran 2015-12-03 à 07.28.14Ces lieux en marge se répéteront. On les dénichera ça et là. On y trouvera des dessins, des poèmes annonçant des périls à venir. « The cake is a lie », nous assure-t-on. La gratification tant attendue n’aura pas lieu. Nous serons comme les enfants privés de dessert. « You will be baked, and then there will be cake » nous dit l’ordinateur, se trahissant finalement. Quoi de plus logique pour un camp de concentration que d’aboutir à un four crématoire ? Alors que notre héroïne va à la mort, que la plate-forme Capture d’écran 2015-12-03 à 07.29.59qui la porte s’enfonce dans les flammes, on nous assure que l’engin que tenons entre les mains survivra au subit changement de température. Nous avons rempli notre rôle, produit la quantité de données attendue. L’expérience arrive à son terme, il faut maintenant qu’elle se poursuive avec un autre.

Fort heureusement, le jeu continue. Nous parvenons à nous extraire de ce mauvais pas in extremis, comme s’il s’agissait d’une épreuve de plus. Deux portails bien placés permettront de sauver notre avatar. Nous allons désormais parcourir en quête d’une issue les espaces interdits du laboratoire.

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La résistance poétique

Nous traversons alors une série de salles appartenant à une usine intégrée au complexe scientifique. Nous troquons de nouveau le décor fonctionnaliste et froid du laboratoire contre un décor industriel, où se donnent à voir des pistons gigantesques et des chaînes de montage. Si l’aspect général du labyrinthe change, nous y jouons le même jeu. Ces nouveaux espaces sont en fait des salles de test non-officielles. Passé ce second dédale, nous nous confrontons finalement à GLaDOS, l’ordinateur central.

GLaDOS se prononce, en anglais américain, presque comme Gladys – c’est aussi une contraction de glad, qui signifie content ou joyeux, et d’Operating System (O.S). Des images fixes défilent anarchiquement sur des écrans au quatre coins de la pièce, ainsi que sur ceux greffés au robot lui-même. L’ordinateur central ne semble plus en mesure de les contrôler. Son état s’est passablement dégradé. Sa voix robotique, toujours aussi étrangement féminine, nous réprimande. GLaDOS nous reproche en particulier notre comportement violent — « your violent behaviour ». Et au moment de prononcer l’épithète, les écrans se figent quelques secondes sur l’image d’un violon, avant de reprendre leur course incompréhensible.

Your violent behaviour. Un violon. Violin. Notre robot fait de la poésie dans cette scène digne de Lewis Carroll. Cet instant fugace a quelque chose de saisissant. Non pas que l’image soit grandiose en elle-même, mais il y a quelque chose d’extraordinaire dans le fait de voir conciliés les contraires que sont l’informatique et la poésie. Ces mots de Reverdy sur l’image poétique reviennent à propos : l’image « ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de deux réalités éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique ».

L’image ici se trouve dédoublée : si le rapprochement du violon et de la violence est quelque peu attendu, la faiblesse du montage poétique se trouve compensée par le rapprochement juste de notre ordinateur et d’une poétesse, par le fait même que notre robot se fasse poète. Ce rapprochement tire notamment sa force du fait que GLaDOS soit à ce moment de l’histoire particulièrement mal en point. Sa poésie malencontreuse est un signe de délabrement avancé. Le fonctionnement normal de tout automate y est absolument opposé.

La racine même du code informatique est un langage tout en tautologie. Pour numériser un signal, il s’agit d’abord de détecter des redondances, de réduire ces redondances à des identités, et enfin de le transcrire par numérisation en langage binaire. L’identité du langage et des faits, voilà le dernier mot de l’information. Celle-ci ne prétend rien de moins que de réduire sous une forme intelligible, numérique, toutes les activités vivantes. Dans le langage du code, les mots sont des mots d’ordre, sans interprétation possible. Ils doivent être circonscrits à une signification univoque, sous la forme d’une terrible équation.

Or, que fait GLaDOS ? Elle rapproche deux choses distantes grâce à la sonorité commune des deux termes qui les désignent. Elle fait primer la musicalité des mots sur leur signification, et produit, à l’issue de ce rapprochement, un sens nouveau. La poésie est chez notre ordinateur une erreur, une incapacité à identifier l’image et le mot, une équation ratée. Elle n’établit plus une identité, mais seulement un commun.

La poésie se trouve aux antipodes d’un usage informatique des mots. Avec la poésie, le langage retrouve sa plasticité : on l’utilise et on en joue, on admet implicitement son caractère faillible, son insuffisance. On sabote son univocité par le choc des sonorités. On évoque musicalement une réalité que l’on ne peut pas simplement décrire. On admet que cette réalité déborde le langage de toutes parts, et l’on est contraint de jouer avec lui pour esquisser une communication supérieure.

Notre automate « délire ». GLaDOS est devenue incapable de suivre plus avant sa logique. Son langage binaire se voit enrichi d’un troisième terme, l’image, provenant du choc poétique de la violence et du violon. Tout se passe comme si la réalité et sa profusion avait finalement eu raison du protocole. Nous assistons à une résistance des mots contre leur réduction informationniste. Ils échappent finalement à un usage robotique.

Portal met en scène, par les moyens de la fiction, l’impossible expérience de la dialectique chez un ordinateur ; et cette expérience fictive se traduit dans l’histoire par la plus complète dévastation de notre objet. Ce qui a tué GLaDOS, bien avant que nous lui portions le coup de grâce auquel le jeu nous invite, c’est l’insuffisance du protocole et l’expérience de cette insuffisance vis-à-vis d’une réalité qui n’a de cesse de l’humilier, d’en affirmer la portée relative, et dont le développement vivant ne saurait être si facilement arrêté. Il s’agit bien évidemment d’une situation narrative ; rien de tel ne pourrait avoir lieu en réalité. Le personnage de GLaDOS est bien trop humain pour avoir quoique ce soit de commun avec les ordinateurs que nous côtoyons. Ce qui n’empêche pas ce passage du récit de posséder une portée qui va bien au-delà de la pure « fiction ». Il prend parti pour la puissance subversive de la réalité en magnifiant sa capacité à finalement mettre en déroute tous les moyens de contrôle, langage compris. Et notre jeu vidéo prend ce parti inattendu alors même que l’informatique, lui servant de support et de sujet, est une tentative de dominer la réalité par un langage techniquement efficace.

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Toutefois, le jeu ne se termine pas sur une note si positive. Notre cobaye, après avoir vaincu son maître et retrouvé la surface et la lumière du jour, se voit ramenée par un robot à sa condition initiale. C’est que l’expérience vivante ne peut être évoquée que dans son absence par le jeu vidéo ; elle y est souvent simulée mais jamais réalisée. Portal ne peut que faire allusion à ce qui lui est si manifestement étranger, à travers le récit de cette impossible échappée.

Toutes les captures d’écran du jeu (Valve Corporation) © Douglas Hoare