Poétique du cocktail

Venezia, estate 2011 @ Christine Marcandier

Le cocktail surgit dans l’histoire de l’humanité à l’heure où s’éveille le poème en prose. De fait, c’est en 1836 qu’un pourtant romancier Fenimore Cooper l’introduit dans un de ses fougueux romans pour désigner un breuvage aux mixtures d’alcool multiples mais en en parlant avec des accents qui sont ceux que prendra, les mêmes années, Aloysius Bertrand pour ses Gaspards de la nuit. Car le cocktail sera vite l’illustre allégorie des Gaspards de la nuit, s’offrant par sa conjugaison de liqueurs, d’aromates et de fruits savamment dosés l’expression la plus libre et la plus matérielle, sous le jour de la contingence, de l’éclatement des genres, de la circulation d’une forme dans une autre, la boisson la plus littéraire parce que, celle d’entre toutes, qui vit de cette hybridité.

Du Gin Fizz au Singapore Sling en passant par l’Americano, le cocktail incarnera dès lors vite une exception brûlante dans l’histoire des alcools comme le poème en prose dans l’histoire des hommes : ni vin, ni liqueur, tout à la fois l’un et tout à la fois l’autre, il va occuper une place qu’il va s’inventer dans toute physiologie du goût faisant mentir là encore Brillat-Savarin et ravissant plus que jamais Baudelaire. Car, nous rappelle Barthes, Baudelaire n’appréciait guère la physiologie du goût de Brillat-Savarin tant l’alcool ne s’y lisait pas avec la même force mélancolique, la même puissance de l’ailleurs, la même passion à s’absenter au monde et aux choses que le poète désirait pour mieux devenir la matière agissante du Poème. L’alcool se devait d’être solitaire pour Baudelaire et dire le désir unanime d’affronter le monde depuis l’homme devenu Poète alors que Brillat-Savarin faisait de la cuisine le lieu tonitruant et trivial d’une convivialité sans répit : un lieu social et politique. Avec le cocktail va, au contraire, s’inventer un permanent entre-deux, la promesse non de la solitude mais de l’unique.

De fait, à la différence de tout autre alcool, le cocktail suit un autre destin parmi les hommes. Il est un moment saisi dans son unicité triomphante et rutilante, le dépliement dramatique d’un rituel dans une journée : il en forme l’espace d’exception, l’intensité comme dramatisation. Toujours, il est l’attente d’un crépuscule, le moment certain où le soir vient, la nuit pleinement venue mais dans la suspension de ce qui va se dérouler : il est l’imminence du désir, le désir dans son frôlement de désir, l’effleurement. De fait, il s’impose comme l’envers sombre de l’alcoolisme pour ne pas dire sa retentissante et tenue négation tant il ne s’agit nullement de disparaître dans l’alcool, de faire de l’alcool l’océan de l’oubli de soi ou encore la perte pure et simple de l’être à soi. À rebours de Deleuze pour qui l’alcool était la course à ne pas s’offrir le dernier verre, le cocktail ne peut, quant à lui, jamais être cet avant-dernier verre. Il est toujours déjà le premier verre. Il est le verre unique : le résumé de tout alcool d’où sa nécessité à être mélange là où il donnera de l’alcool non sa fureur à se mélanger, à être mixé mais, tout au contraire, son essence même : l’alcool en soi, le soi de l’alcool. Le cocktail n’a ainsi que très peu à voir avec la soif : sans doute en est-il l’antithèse la plus absolue, résolue et lumineuse. Il est l’alcool devenu aristocratie sans trêve, pure et intransigeante.

Mickey Rourke dans Barfly

Car le cocktail ne veut pas se perdre dans l’innombrable de l’ivresse, ses effondrements rutilants et éperdus, ses nuits à ressembler aux nuits. Nous sommes ici loin de Mickey Rourke dans le ténébreux Barfly. Il n’appelle pas le combat avec l’œuvre. Il ne dit pas la douleur d’écrire et le monde à tenir depuis l’horreur consommée de devoir que l’écriture ne parle que du perdu. De toute part, le cocktail n’aspire au contraire qu’à l’éminente sobriété, la lucidité réclamée dans la mesure où le cocktail est l’affirmation toujours d’un geste souverain. Ce geste serait celui, ritualisé jusqu’au spectacle et au spectaculaire, qui fait, comme Tom Cruise en son temps, un spectacle pur, dramatisant le geste de sa composition, celui du barman, de ses mains agiles à s’emparer du shaker, à connaître les doses exactes, les alcools les plus exotiques et précis, la poétique folle des noms comme un enfant proustien devant la multitude des indicateurs de train. On se souvient sans peine ici du pianocktail de Vian dans L’Ecume des jours où Colin explique à Chick qu’à chaque note correspond un alcool, une liqueur, un aromate. Puissance résolue à poétiser le quotidien, le pianocktail atteste de ce que le cocktail devient une force merveilleuse à force de précision et de rigueur. Merveilleuse parce que le cocktail ne cesse de nier l’alcool en étant une science et une méthode. Là où Barthes sait que Brillat-Savarin fait de la physiologie du goût une pseudo-science, le cocktail surgit comme son cinglant démenti en étant, parmi les boissons, la seule science possible et exacte qui atteint au goût et qui, là encore, en soit la formule la plus inouïe, qui, là aussi, s’offre comme la formule de l’unique tenu comme unique et décidément aristocratique.

Car le cocktail se donne à chaque fois comme la métonymie folle d’un art de vivre, le trou de serrure d’un luxe de vivre, de la vie comme luxe du vivant. Il n’en est aucunement l’exotique : il se donne comme le rare porté à son degré d’incandescence le plus inouï comme ces Mint-Juleps qui font le bonheur d’Alphonse Allais, lui qui ne cesse d’affiner jusqu’au raffinement le plus achevé sa recette ou encore des personnages de La Terre à la Lune de Jules Verne pour qui le cocktail devient le mets particulier, la particularité des particularités : l’infini sensible enfin tangible. Et sans doute comprend-t-on que dans cet art de vivre, le cocktail en soit comme la formule au carré, sa mise en abyme violente et ardente comme si, né au 19e siècle, le cocktail en incarnait le personnage le plus insaisissable et le plus éthéré : le dandy. Manifesté sous la forme d’un breuvage dont les compositions sont autant de prosopopées de cet être emblématique de l’ethnographie de la modernité, le cocktail se pare des mêmes qualités qu’un Brummell nocturne, comme si le cocktail devenait le peintre d’une vie enfin moderne. Les cocktails ne riment jamais par hasard avec luxueux bars de grands hôtels. Ils portent en eux la vision la plus intransigeante du geste dandy. Car, depuis sa force de raffinement rassemblée dans un verre et sa science aiguë des choses, le cocktail part à la conquête de l’aura de toute existence, son halo d’impalpable et d’immatériel enfin révélé.

Aussi le cocktail désire-t-il toujours être la fabulation inattendue et extraordinaire du monde, sa fiction d’exception qui en détachera chaque instant du reste de toute existence. Le cocktail apparaît alors comme une connotation, de celle qui, à toute force, veut échapper à la tristesse de la dénotation, sortir le moment de soi pour qu’il ne soit pas guetté par l’oubli. Boire un cocktail ou plutôt le déguster et le savourer, c’est entrer dans la fiction de l’autre, savoir que le cocktail, par l’instant suspendu du monde qu’il autorise, devient le breuvage par lequel le réel découvre son punctum dans la soirée, ce qui pointe hors de l’indifférente contingence car, s’il est unique, le cocktail ne commence à compter qu’à partir de deux et s’arrête de compter à deux. Le cocktail est l’incipit d’une soirée et d’une liaison, la surface entre parenthèses du monde pour quelques heures et quelques gorgées. Là se tient peut-être son intime connotation. Sans doute est-ce à ce titre que le cocktail, devenu purement générique, sans nom précis aucun comme un breuvage fantastique, s’impose-t-il comme la boisson favorite de James Bond, la sexualité aux lèvres et l’essence de la séduction qui rejoint le geste ultime du dandy. Car, du Cosmopolitan au Bellini en passant par le Negroni ou le Daïquiri, le cocktail n’opère-t-il pas en définitive ce qu’Agamben affirmait avec force du dandy, à savoir la mission supérieure de tout être humain dont il est la poésie sinon la poétique la plus flamboyante : l’appropriation même de l’irréalité.

Voici deux remontants d’Alphonse Allais dont il livre les secrets dans Le Captain Cap : ses aventures, ses idées, ses breuvages

Cosmopolitan Claret Punch

Dans un grand verre plein de glace pilée, versez une cuillerée de framboises, une de marasquin, une de curaçao. Ajoutez un verre à liqueur de fine champagne, finissez avec un vieux bordeaux. Une tranche d’orange, fruits selon la saison, chalumeau.

Brandy Shanteralla

Le Brandy Shanteralla, peu recommandé au sexe frêle, se prépare ainsi : dans glace en morceaux, versez une cuillerée à bouche de curaçao, une de chartreuse jaune, une d’anisette, complétez avec bon cognac.

On pourra aussi se reporter au très graphique The Cocktail Chart of Film & Literature qui fait l’inventaire précis des cocktails aussi bien en littérature qu’au cinéma.