Et si on se trompait de débat ? Et s’il fallait laisser le temps au temps, remiser notre impatience et attendre que Le supplément, «l’émission politique du week-end» de Canal+ s’installe, prenne son rythme de croisière, au lieu de la juger à l’aune de sa première ?

Quand je dis «on», je pense bien évidemment aux contempteurs du lendemain du programme présenté depuis le 13 septembre par Ali Baddou en remplacement de Maïtena Biraben (partie animer le Grand Journal avec la fortune que l’on sait). Je pense notamment à Renaud Machart (sur Le Monde.fr) qui a souligné un «montage au cordeau», un «cut trop tôt advenu», des «rires convenus» et «des silences embarrassés». Allant jusqu’à pointer des «blagues rarement drôles» et des «jeux de mots consternants» – comprenez l’excellente chronique de Vincent Dedienne, la Bio interdite terminale qui ponctue l’émission. Mais comme le dit le chroniqueur, «cela doit être une affaire de goûts».
Quand je dis «notre impatience», je pense à ma petite personne, d’abord dubitatif sur le choix de David Rachline (Sénateur-Maire Front National de Fréjus) comme premier invité de l’année. Qui plus est en découvrant le titre du reportage consacré au convive d’honneur : «David Rachline, le jeune vieux du FN» (en Marine Le Pen dans le texte), j’ai d’abord trouvé étrange, pour ne pas dire racoleur, d’inaugurer cette nouvelle saison avec l’ancien membre d’Égalité et Réconciliation d’Alain Soral, ex-défenseur de la prime de naissance des Mégret et plus jeune Sénateur-Maire de la Vème république. Puis, en visionnant et re-visionnant l’émission, si j’ai constaté une certaine nervosité, j’ai aussi et surtout entendu des questions bien senties, soupesées et non dénués de pertinence : «vous êtes militant du Front National depuis l’âge de 15 ans, comment un gamin de 15 ans décide d’adhérer au FN ? Quel est le déclic ?» ; «vous vous reconnaissez dans le parti dans lequel vous vous êtes engagé ? (…) et ne dites pas ‘bien sûr’, il a changé ce parti, même son fondateur ne le reconnaît plus» ; «au FN, pas de reniement, soit on suit la ligne, soit on est exclu ?» ; «c’est vous David Rachline que j’interroge, ce que je veux, c’est votre avis»…
Je passe sur les réponses de l’élu, entre langue de bois et doxa partisane, Ali Baddou tient bon, tient tête, quitte à répéter à quatre reprises le nom du fondateur du FN pour demander à son invité ce qu’il pense de l’éviction de Jean-Marie Le Pen, celui qui a conduit David Rachline à intégrer le parti derrière ce «patron qui semblait dire la vérité, qui avait une allure plutôt chaleureuse»… A ce moment de l’émission, nulle complaisance : «vous dénoncez la caste des bobos nantis, Florian Philippot a fait l’ENA, comme ceux qui nous dirigent, ceux qui sont maires, sénateurs…» Faut-il rappeler les états de service de David Rachline ? «Donc, c’est (les bobos-nantis) tout le monde sauf vous ?
– Exactement.»
Le bloc identitaire, Philippe Vardon, la mise en examen du FN pour complicité d’escroquerie, les kits de campagne, tout y passe. David Rachline est sous le feu roulant des interrogations :
Ali Baddou : petite question de vocabulaire, la politique c’est aussi une affaire de mots, vous personnellement vous dites migrants, réfugiés, clandestins ?
David Rachline : on dit, euh, on dit clandestins. (…)
AB : que ferez-vous, vous, si des réfugiés viennent s’installer à Fréjus ?
DR : Je dirai non.
Et l’élu d’enchaîner avec un discours populiste qui commence invariablement par «les Français» quand Ali Baddou demande ce que lui, David Rachline, pense et veut faire. Ali Baddou ne lâche pas.
Vous êtes petit-fils de migrants, des juifs qui ont fui l’Ukraine… Mais vous ne voulez pas que la France accueille aujourd’hui des gens qui fuient la persécution ?
A 27 ans, le jeune cadre maîtrise parfaitement les rouages de la communication frontiste, aimable (presque bonhomme), souriant à l’extrême, il élude la question comme il respire. Et se permet même de prêter à l’intervieweur des mots qu’il n’a pas employés (à 19’55 de la vidéo) pour servir une rhétorique bien huilée. En assistant à ce face à face, je n’ai plus aucun doute. On vient d’assister à quelque chose de trop rare dans une émission de télévision : une confrontation polie mais ferme, avec un questionnement bien préparé et un animateur qui sait aussi contredire son interlocuteur, pour ne pas seulement servir de simple diffuseur (et encore moins de caution) des paroles proférées et des idées véhiculées par son invité.

Enfin, mention très spéciale à Vincent Dedienne, qui enchaîne les chroniques sans faiblir (quatre invités croqués en ce dimanche 27 septembre 2015, un tour de force) et qui, s’adressant à David Rachline assis juste en face de lui – entre absurde, ironie et finesse – a définitivement droit à tout mon respect :
Vous allez voir qu’on rime bien tous les deux (…) à 27 ans vous devenez maire FN de Fréjus et moi chroniqueur basané sur Canal Plus. C’est étonnant comme ça rime bien,
mais comme ça s’accorde mal.
Cette semaine, c’est Julien Bayou, porte-parole d’Europe Écologie Les Verts qui occupait le siège de l’invité de marque. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que si l’invité change, le ton semble sinon se confirmer du moins s’affirmer. Pour cette seconde émission, l’intransigeance est la même – plus détendue cela dit, le militant vert étant moins sulfureux que le maire bleu-marine –, les reportages (la projection en avant-première à Toronto du film de Daniel et Emmanuel Leconte L’humour à mort – Je suis Charlie), le portrait « Sexy Demain » du nouveau chef du parti travailliste anglais et le portrait de la productrice Catherine Barma) sont d’une indéniable qualité.

Le fil conducteur du Supplément 2015 sera-t-il de ne pas être complaisant, d’aller à l’encontre des connivences pour poser les bonnes questions ? Si tel est le cas, la saison ne demande qu’à être jaugée sur la durée et non appréciée sur une première forcément très (trop ?) attendue ou sur la seule courbe de ses audiences. Avec cette édition du 27 septembre, Le Supplément a passé la seconde.