Arnaud Labelle-Rojoux est un artiste que je connais depuis longtemps. Je le connais personnellement et artistiquement, ce qui est la même chose, si on suit la logique de l’art dans la vie, l’art comme moyen de rendre la vie plus intéressante que l’art (citation de Robert Filliou).
Arnaud/Robert, Arnaud Rojoux, rejoue Filliou avec une même jubilation, encore et encore. Le label Rojoux est reconnaissable entre tous, je l’appellerai ALR comme il a titré son livre LCDB (Le culte des bannis.e.s, Les Presses du Réel, 2023). Je reconnais cette œuvre comme un objet familier à plat ou sur la tranche, punaisé comme une pochette cartonnée de 45 tours dont je me répète le refrain et la mélodie. Tout est l’art : l’amour est de l’art, offrir une tasse de thé c’est de l’art. Delaunay fait de l’art, mais j’aime mieux la Tour Eiffel, disait Picabia cité par ALR dans L’Art parodic’ (cf. Picabia, Les Potins de Paris, 1920).

Alors, Hervé Vilard plutôt que Wagner ? L’explication est plus subtile : ALR n’oppose pas les modes mineurs et les modes majeurs, publicité, BD, télévision, variété d’un côté ; art, littérature et musique de l’autre. On n’a pas la naïveté à gros sabots de prétendre que Ray Ventura = Mozart, mais on peut s’interroger : que refoulent les grands airs confits pris par le grand Art, la grande Littérature, ou plutôt que libère le défoulé lorsqu’il s’opère à partir de ces sacro-saintes catégories ?
Son œuvre est à l’art ce que le père Ubu est à la littérature : une parodie par défiguration forcenée. Ou plutôt une surfiguration. Associé au mouvement Fluxus, ALR revendique le non sérieux, le grotesque, et jongle parfois avec le ridicule. Ça marche. Duchamp n’est jamais loin. Rauschenberg non plus. Dans l’Art parodic’ (Zulma, 2003), il établit une généalogie de ses prédécesseurs, artistes et poètes embarqués dans des rapides, ceux qui ont fortement déplacé les lignes, Rimbaud, Lautréamont, Jarry, les Hydroptahes et les Incohérents, bien avant Dada et le Surréalisme.
Ces aînés accompagnent et inspirent plutôt qu’ils n’encombrent son esprit irrévérencieux. Ils irriguent ses performances, les livres, les œuvres visuelles. Il suffit d’un coup d’œil : c’est écrit dessus. Parlons-en des mots. Ils grouillent. Fourmilière affolée. Sa culture autodidacte est exposée ici en une synthèse, une encyclopédie visuelle de la culture populaire du 20e siècle. Un bricolage pensé, accumulé, jouissif, où l’assassin de L. H. Oswald voisine avec le Lacenaire des Visiteurs du soir, Ingres avec Betty Page, dans un anachronisme sans justification. Rebuts de journaux et de magazines, documents Internet, post-its, bric-à-brac d’une maison pas rangée, nous voguons dans un espace mental et physique en fusion permanente. Il y a dans cet univers un effet lendemain de fête où aux cendriers, aux verres à moitié vides, on reconnaît les invités. Avec ALR, on peut laisser sa carte de visite n’importe où, il y aura forcément récupération, recyclage, et ça fera une œuvre.

La partie SMS (Stop Making Sense, en référence à un album des Talking Heads), est constituée de 365 collages réalisés au rythme d’un par jour, d’octobre 2021 à octobre 2022. Photomontages, cut-ups, assemblages, remix et sampling, tout un réservoir de mythologies personnelles au cœur de sa pratique : métissages improbables, dispositifs truqués, ressorts secrets, érudition factice, tout concourt aux lectures démultipliées sans garantie critique : à chacun la sienne. La place de l’intervalle perdu, selon l’expression du commissaire de l’exposition Nicolas Surlapierre, cette place est aussi signifiante que la cimaise : les bords valent pour l’image et celle-ci déborde sur les mots.
Une des particularités d’ALR (sans laquelle son parcours serait incomplet) est qu’il écrit, AUSSI. Peu d’artistes contemporains, finalement, ont intégré le médium livre dans leur œuvre. Une dizaine d’ouvrages, ici exposés sous vitrine, dont L’Acte pour l’art (1988), LCDB, Le Culte des Banni.e.s (2023), Leçons de scandale (2000), Twist dans le studio de Velasquez (1999), Je suis bouleversé (2007), Les gros cochons font de bonnes charcuteries (2011), Duchamp (2020). Ces ouvrages témoignent d’un travail critique, historique, littéraire, un cheminement à travers les avant-gardes sans hiérarchie de genre. Le high et le low voisinent sans se gêner puisque le culte et le banni, l’admiration et le rejet, sont associés dans une insolite confrérie. ALR revendique la non-spécialité du non-expert, prônant son inventaire instantané. On y apprend qu’il aime Elvis, Eddie Constantine, Jean Dupuy et Jeanne Dielman, mais qu’il n’aime pas Alain Resnais, Johnny Hallyday, ainsi que les sacs à dos (entre autres).
Un motif revient souvent : la femme ou plutôt le nu, ou encore la femme à moitié déshabillée, la pin-up et son attirail fétichisant, figure de consommation sexuelle, reluquée, fascinante, triviale. Comment comprendre cette obsession avec les lunettes MeToo d’aujourd’hui ? La pin-up de routiers, de posters en technicolor, de calendriers arrachés aux fantasmes du male gaze, à l’heure des polémiques stériles où s’affrontent Wokes et Antiwokes, comment l’appréhender ?
ALR punaise des « filles » sur le mur. Soit. Il fait descendre de leur socle le buste gréco-romain, la Vénus Renaissance, la Garbo intouchable. Certaines pin-ups nous narguent parce qu’elles ont vraiment aimé leur métier. Ainsi de Betty Page qui aimait poser en aguichant une armée de photographes. Visiblement respectée des techniciens et du photographe, cela ne posait pas de problème. C’est après tout une vison heureuse, transgenre, de la jeunesse, qu’ALR nous propose parmi ses nombreux clichés. Le pendant masculin n’est pas en reste, sous la figure du rockeur sanglé dans sa guitare, viril, les jambes écartées, qui propulse une énergie sexuelle non moins exaltante. Elvis bien sûr, mais aussi la présence en live de Xavier Boussiron lors du vernissage.

Pour finir par une touche festive en cette fin d’année, je retiens de l’exposition un grand sein décoratif entouré de roses rouges, saint-sulpicien en diable. En ces temps bénis de Noël, rendons un culte des bannis.e.s, avec tout le rituel qu’il mérite. Nous pourrions accrocher ce sein au sapin parmi les cadeaux des enfants. Ainsi chacun aura chez soi un petit ALR.
« Voyez-vous ça ? ».
Arnaud Labelle-Rojoux, « Voyez-vous ça ! », MAC VAL, 15 novembre 2025 – 15 février 2026.