La Vierge du chancelier Rolin, tableau total (Exposition Revoir Van Eyck au Louvre)

Jan van Eyck, Revers de La Vierge Rolin APRES RESTAURATION © RMN-Grand Palais (musée du Louvre), Miche l Urtado

La Vierge du chancelier Rolin, chef d’œuvre signé Jan Van Eyck (vers 1390/95-1441) est entrée au Louvre en 1800 mais n’avait jamais fait l’objet d’une restauration. C’est chose faite, grâce au Centre de recherche et de restauration des musées de France, et il est donc temps de la célébrer avec une exposition dans la petite salle de la Chapelle de l’aile Sully, qui regroupe pour l’occasion six œuvres de l’artiste, soit le plus grand ensemble jamais présenté en France.

Autour d’elles, Robert Campin, Hieronymus Bosch, Rogier van der Weyden et des grands noms de l’enluminure : en six sections aussi fines que précises, c’est ainsi une soixantaine de panneaux peints, de dessins, de manuscrits, d’objets d’orfèvrerie et de bas-reliefs qui se tiennent en quelques dizaines de mètres carrés, au croisement du Moyen-âge et de la Renaissance. On plisse donc les paupières, à l’approche d’illuminations qui ne tardent pas à pointer. Celle de La Vierge de Lucques, prêtée pour la toute première fois de son histoire par le Städel Museum de Francfort. Par un cadrage central serré, Van Eyck nous y agenouille derechef devant la mythique intimité des intimités. Les peaux et les plis rouges (couleur de la Passion du Christ) nichent dans une profondeur d’architecture où un simple trône s’impose. Lumière immanente qui ne doit rien à l’ouverture sur la gauche, grandiloquence du drapé, le panneau est un parfait écrin pour l’être divin.

Jan van Eyck, La Vierge de Lucques © Städel Museum, Frankfurt am Main
Jan van Eyck, L’Annonciation © Courtesy National Gallery of Art, Washington

Flashback biblique avec la sidérante Annonciation venue de la National Gallery of art de Washington. Gabriel, tout sourire, regarde à la fois le ventre de Marie et l’Écriture Sainte offerte au spectateur : même diagonale de sens, ce qui est écrit s’engendre, il y a du miracle dans l’air, la colombe dans le même temps pointe vers la tête mariale, provenant du ciel, confirmant l’opération. Et il intervient magistralement depuis une stature de luxe; sérieusement, on n’a jamais rencontré un ange aussi richement vêtu… perles, boucles, couronne, incrustations et puis, voyez-vous sa lance ?

 

Si le Musée du Louvre a bien voulu fournir des images HD à votre cher Diacritik – ce dont il n’y a au demeurant aucune raison de douter – faites glisser deux doigts sur le verre de votre écran au centre de cette image étonnamment et rectangulairement haute, là, entre les deux corps, dans la main gauche de Gabriel : les coins architecturés se reflètent dans le brandissement des tubes translucides superposés. Droiture inouïe de lumière, téléphone ou IPad percés par le symbole de l’autorité et de la force divine, jusqu’au trois niveaux supérieurs qui disent la Trinité. Et les ailes ? Orgie de dégradé sec de couleurs, déploiement de grâce venant dans un enroulement confirmer l’exceptionnel à venir.

Jan van Eyck, La Vierge Rolin APRES RESTAURATION © RMN-Grand Palais (musée du Louvre), Michel Urtado

Au centre de la petite salle, voilà donc La Vierge Rolin, peinte vers 1435. Le chancelier Nicolas Rolin, abîmé dans sa prière et fort rigidement installé sur un prie-Dieu sait, en posant pour lui, que ce que Van Eyck est en train de peindre sur un panneau de 66 centimètres sur 62 va illico l’immortaliser en le faisant passer à travers toutes les dimensions de l’être. Nous nous trouvons devant la fixation déroutante d’un rêve ou d’une vision. Aucun ange, qu’il intervienne en tant que guide ou spectateur, n’entoure le chancelier, serré dans sa solitude et dont le regard ne croise absolument pas celui de la Vierge ni celui de l’Enfant. Monde des dieux et monde humain sont à la fois séparés et dits, signifiés par cet éloignement. Pourtant la main droite de Jésus semble initier le dessin du pont, au centre duquel se tient une croix, histoire de tenter le saut entre les deux espaces. Mais, malgré cette opposition, le rectangle offre une plénitude dès que l’œil la parcourt, il tourne et ne cesse de piocher dans la richesse détaillée – dévoilée.

Jan van Eyck, Portrait de Baudoin de Lannoy © Staatliche Museen zu Berlin, Gemäldegalerie, Christoph Schmidt

La technique extraordinaire de l’huile – certains affirment que Van Eyck l’a même inventée – déchaîne votre regard qui embrasse un cadre ceint de trois arcades (toujours la trinité). Van Eyck dit qu’il sait tout peindre et tout montrer. Qu’il sait tout. Que la Renaissance peut commencer. Marbre et dessins marbrés (le revers du tableau, découvert récemment et restauré lui aussi, impose un trompe l’œil de cette pierre), sculpture à tous les niveaux, fourrure et tissus, chevelures, marqueterie discrète, peaux, rides réelles, eau et forêts, ciel et montagne, animaux (les paons vous snobent et indiquent l’impasse de votre orgueil habituel alors qu’eux évoluent dans la Cité Idéale), corps miniatures, architecture religieuse (une myriade d’églises attend votre décompte, et dans l’expérience de patience vous apercevrez la tour d’Utrecht, seule reconnaissable). La Vierge Rolin est de l’ordre de l’œuvre totale et comme dans son retable de L’agneau mystique, Van Eyck y englobe tout; l’ensemble du monde s’y donne ainsi en secret à celui qui a la diligence de le voir et de le penser. Pour sa part, le Louvre montre à nouveau sa double prodigieuse capacité à restaurer une œuvre et à la mettre en valeur dans la foulée en l’exposant en majesté.

Crédits © RMN-Grand Palais (musée du Louvre)

 

Revoir Van Eyck. Rencontre avec un chef-d’œuvre. La Vierge du chancelier Rolin, jusqu’au 17 juin 2024, Musée du Louvre, aile Sully, 1er étage, salle de la Chapelle. Sous le commissariat de Sophie Caron, conservatrice au département des Peintures du musée du Louvre.