Les mains dans les poches : Anthony Passeron, Les Enfants endormis

Anthony Passeron, Les Enfants endormis, détail couverture © éditions Globe

C’est une histoire de sangs, celui des « animaux morts » que découpait le grand-père boucher, le sang des filiations et celui des transmissions, le mauvais sang, pour citer Carax, d’une génération dont les rêves ont été fracassés par le sida. Anthony Passeron ne sait pas grand-chose de cette histoire, sinon le silence qui étouffe les douleurs et les hontes. Dans sa famille on ne parle pas de cet oncle mort quelques années après la naissance de l’auteur, ce « fils préféré » qui a pourtant refusé d’être boucher dans l’arrière-pays niçois comme tous les aînés avant lui et a préféré partir — Amsterdam, les paradis artificiels, la mort, jeune, bien trop jeune. Alors Anthony Passeron enquête, il rassemble des souvenirs et matériaux familiaux et des archives, il refuse le culte du secret qui a enterré une seconde fois tous ces Enfants endormis. Il raconte, entrelaçant l’histoire intime et l’histoire collective, dans un premier roman sidérant.

Tout commence dans une petite ville des Alpes-Maritimes, berceau de la famille. Anthony Passeron ne nomme pas ce lieu mais cet anonymat ne confine pas au secret (il y a trop d’indices pour ne pas l’identifier), pas plus qu’il ne s’agirait d’une quelconque volonté de préserver sa famille. Le nom de lieu tu est une manière de dire combien l’histoire l’a effacé, et, contre ce premier silence, de faire de ce territoire le carrefour d’une histoire collective. C’est là que tout a eu lieu (géographie et temporalité mêlées), dans un village autrefois prospère, industriel et commerçant, si loin si proche de Nice, cela aurait pu être ailleurs. Ça a été, partout en France, dans le monde, et pas seulement dans les grandes villes, comme dans la majorité des récits mais aussi dans les arrières-pays — « pour une fois ils seront au centre de la carte, et tout ce qui attire normalement l’attention se trouvera à la périphérie, relégué. Loin de la ville, de la médecine de pointe et de la science, loin de l’engagement des artistes et des actions militantes, ils existeront, enfin, quelque part ».

Le silence a recouvert l’histoire, épais, fait de refus et de honte, d’incompréhension et de solitude. « Chacun à sa manière a confisqué la vérité. Il ne reste aujourd’hui presque plus rien de cette histoire. Mon père a quitté le village, mes grands-parents sont morts. Même le décor s’effondre. Ce livre est l’ultime tentative pour que quelque chose subsiste. Il mêle des souvenirs, des confessions incomplètes et des reconstitutions documentées. Il est le fruit de leur silence ». Les Enfants endormis sera cette histoire, celle de Désiré, « inscrite dans le chaos du monde, un chaos de faits historiques, géographiques et sociaux ». Mais qu’écrire quand le père refuse d’ouvrir « son réservoir de chagrin et de colère », que l’oncle n’est qu’un mort-vivant et une ombre sur quelques photos et films super-8 ? Le parti-pris d’Anthony Passeron, d’une puissance terrible, est de croiser histoire collective et histoire familiale, toutes deux marquées par le même déni. C’est à la fois rapprocher ces deux récits mais aussi souligner combien ils demeurent parallèles et quasi étanches l’un à l’autre. Les malades meurent isolés, la médecine ne peut alors rien pour eux, sinon tenter de soulager leur agonie. De guérir, il n’en est alors pas question.

Le premier fil narratif suit donc les maigres avancées médicales, la recherche têtue de quelques scientifiques marginalisés, les tâtonnements, l’épidémie qui s’étend dans une forme d’indifférence qui est aussi une violence inouïe pour des malades isolés, des médecins incompris. En juin 1981, Willy Rozenbaum, infectiologue à l’hôpital Claude Bernard (Paris), découvre l’apparition récente d’une pneumopathie très rare, la pneumocystose, qu’on pensait disparue — cinq cas très rapprochés en Californie, avec la particularité que les malades sont de jeunes hommes homosexuels en pleine santé. Très vite, Willy Rozenbaum voit arriver dans son service un malade atteint de cette pathologie, un jeune steward très amaigri qui meurt peu après. D’autres de ses collègues, comme Jacques Leibowitch, immunologiste à Poincaré (Garches) sont frappés par la recrudescence du sarcome de Kaposi. Quelque chose se manifeste et accélère. Les médecins donnent l’alerte, ils sont peu écoutés, Willy Rozenbaum prié d’aller exercer ailleurs. Qui est concerné par ce que l’on appelle encore le « syndrome gay » puis le « cancer gay » ? Malades comme médecins sont rejetés. En juillet 82, l’acronyme AIDS sera adopté aux USA (et traduit sida en France) mais si le nom change, la stigmatisation demeure.

Le second fil narratif des Enfants endormis est l’histoire de Désiré Passeron qui aura tenté d’échapper à l’orbite de sa famille, au poids des transmissions et filiations (il est hors de question pour lui d’être boucher et de reprendre la boutique familiale) et à l’ancienne sous-préfecture des Alpes-Maritimes, autrefois prospère, désormais « inexorablement endormie ». Ce lieu est un personnage du livre, ce n’est pas un territoire anodin mais « une bourgade oubliée, perdue à la lisière de deux mondes, quelque part entre la mer et la montagne, la France et l’Italie ». Ce territoire (comme cette décennie sacrifiée, comme ses enfants endormis) est une marge qui concentre l’histoire collective et l’exemplifie. Désiré porte le prénom de l’arrière-grand-père, il porte aussi les espoirs de ses parents mais il préfère la fête et les bars en bord de mer. Les années 80, c’est aussi la décennie de la rupture, le refus de ce que les aînés acceptaient encore, devoir reprendre ce qui est transmis, suivre la même voie quitte à étouffer ses rêves. Désiré, lui, a découvert « qu’une autre existence était possible loin de la viande et de la vallée ». Il est interne au lycée du Parc Impérial à Nice, il est le premier bachelier de la famille, il va découvrir les ailleurs jusqu’à se brûler les ailes.

Incapable de décrocher de l’héroïne qu’il a découverte à Amsterdam, il est très vite malade. Raconter ses hospitalisations, c’est aussi montrer les tâtonnements médicaux à travers un patient mais aussi sa famille, les réactions de chacun, l’histoire de sa mère qui finit par dépasser le déni et voit son fils mourir de la tuberculose, couvert d’un sang séché dont les infirmiers refusent de s’occuper. La scène est insoutenable de crudité et d’émotions suggérées, jamais soulignées. « Elle a nettoyé le sang de son fils elle-même. Ce sang qui collait une frousse terrible à tout le personnel de l’hôpital, ce sang qu’elle lui avait pourtant légué et qui n’en finissait plus de le tuer (…). Seule cette maladie était arrivée à ce qu’une mère voie son fils tel qu’il était : un junkie pourrissant parmi les siens. Un toxicomane promis au même sort que ses compagnons. Peu importaient ici son nom, son prénom, les espoirs que ses parents avaient placés en lui, la réputation d’une famille sans histoires. Le sida ne voulait rien savoir. Il se jouait de tout le monde : des chercheurs, des médecins, des malades et de leurs proches. Personne n’en réchappait, pas même le fils préféré d’une famille de commerçants de l’arrière-pays ».

© Paris Match, juillet 1983

Ce sont donc ces deux récits étroitement articulés que le lecteur suit dans Les Enfants endormis, deux enquêtes indissociables (et trop longtemps dissociées) sur de trop rares médecins qui tentent de contrer une épidémie aux dimensions monstrueuses et minimisée par les pouvoirs publics et des malades toujours plus nombreux, victimes d’une « double condamnation : une mort physique et aussi sociale ». Il faudrait aussi souligner ce que ce livre magnifique rassemble d’une histoire de territoires oubliés, de racismes antérieurs, de chronologies sensibles et documentation rendue à sa vérité — au-delà du témoignage ou de la preuve, elle est ici récit. Il faudrait dire la dimension politique et sociale du livre d’Anthony Passeron, par exemple à travers ses analyses, comme en passant et pourtant si pointues, du rapport de la presse à la « nouvelle peste », comme le titre Paris Match le 15 juillet 1983 mais la une est sur Dallas, les Français qui « préfèrent Pamela à Sue Ellen. Enfin un sondage sans politique ! ». Dire la manière dont la presse hiérarchise l’info, c’est dire l’époque.

Avec une fausse simplicité (qui étoile la complexité du moment), dans une maîtrise absolue de l’émotion, Anthony Passeron narre, autrement, une maladie que l’on pense à tort connaître. Depuis des victimes héroïnomanes (sans oublier les autres), depuis le quotidien de scientifiques, d’abord peu écoutés puis soumis à la concurrence des laboratoires et des États, qui voient pour la première fois des malades se proposer comme cobayes dans l’espoir d’être sauvés ou d’aider les suivants… Le récit d’Anthony Passeron est d’une sobriété à la mesure de la violence inouïe de ces décennies, de la douleur ineffable et tue. Nul besoin de pathos ou de bons sentiments, tout est concentré dans une factualité qui décuple les effets sur le lecteur. Il s’agit de dire tout ce que l’on ne savait pas ou refusait de savoir pour donner la mesure d’années proprement terribles. Dire Rock Hudson, Foucault et d’autres visages de la maladie comme de notre rapport à elle alors, des figures qui ne sont pas ici au centre mais dans la périphérie d’une histoire collective, revient à nous montrer que de ces années, en effet, nous ne savions pas tout. C’est ici le sida par les marges, dans la marche implacable d’une double chronologie (médicale, intime) impuissante. Anthony Passeron part du silence et du rejet, refuse l’épopée et restitue les (in)certitudes d’une époque qu’il nous donne à redécouvrir. Cet « arrière-pays », ainsi que les Niçois désignent tout ce qui n’est pas la côte, est le nôtre et pas seulement celui du fils préféré d’une famille de commerçants de l’arrière-pays. Il est aussi l’ailleurs qu’a vainement tenté d’atteindre Désiré, ce « pays d’essence plus haute, où j’aurais pu aller vivre et que désormais j’ai perdu » comme l’écrit Yves Bonnefoy dans son propre Arrière-pays. Il est enfin, pour Anthony Passeron, la quête d’un lieu « vrai » celui d’une écriture qui refuse les faux-semblants et fait retour sur un territoire, intime et collectif, dont les mots manquaient. Il les restitue et fait de l’intime une sociologie. Quarante ans plus tard, la vie tout sauf minuscule de Désiré Passeron devient le prisme d’une époque dans un récit d’une puissance fabuleuse.

Anthony Passeron, Les Enfants endormis, Le Livre de poche, mars 2024, 256 p., 8 € 40

Cet article a d’abord été publié lors de la sortie du livre en grand format.