Guy Bennett : Parfois, je veux juste toucher – Chroniques, 2024 (5)

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Sous l’influence des crônicas de Clarice Lispector, une série de textes du poète américain Guy Bennett, publiés dans Diacritik tout au long de l’année 2024.

Un souvenir

La maison au coin de la rue – une belle et grande maison à deux étages, fenêtres munies de rideaux, jardin relativement luxuriant à l’avant (pelouse épaisse, arbustes denses bordant les fondations et grand arbre chicalá au bord du trottoir, ses fleurs jaunes éclatantes illuminant la canopée et projetant des ombres vives sur le sol).

Elle attirait l’œil admiratif des passants pendant la journée, mais elle prenait une beauté particulière la nuit, se transformant en une forme sombre sur le ciel noir avec son motif évolutif de nuages de minuit. La lumière légèrement vacillante de ce que L et moi imaginions être une télévision dans une chambre à l’étage animait la scène autrement immobile, mais c’était la lampe solitaire qui éclairait à peine la pièce au rez-de-chaussée donnant sur la rue qui a enflammé notre imagination. Elle brillait faiblement toutes les nuits et il ne semblait jamais y avoir quelqu’un assis à côté d’elle ou passant entre elle et la fenêtre au rideau translucide. La scène était donc toujours la même : pièce sombre, lumière solitaire, aucune présence humaine perceptible.

Cette vue nous faisait toujours rêver, et nous nous arrêtions sur nos pas pour spéculer : Qui vit ici ? Quelle est leur vie ? Quelles histoires de famille se sont déroulées à l’intérieur ? S’agit-il d’une personne ou d’un couple âgé qui vit là depuis des décennies, ayant élevé des enfants qui sont partis vivre ailleurs leur propre vie tandis que leur(s) parent(s) finit (finissent) la leur ici ? S’agit-il d’un couple plus jeune, avec ou sans enfants, qui mène une vie si privée qu’on ne le voit jamais aller ou venir ? Ou la maison serait-elle inhabitée, son (ses) propriétaire(s) étant récemment décédé(s), les lumières et la télévision étant allumées chaque nuit par des minuteries pour donner l’impression que quelqu’un vit encore ici ?

Nous avions beau évoquer des scénarios sur la maison et ses habitants (c’était un de nos plaisirs : inventer des histoires, des personnages, des mythologies…), nous n’avons jamais rien découvert à leur sujet. L’invitation à l’invention est donc toujours aussi vive. Que je sache, la maison est toujours là, le jardin toujours entretenu, le chicalá toujours en fleurs et la lampe toujours allumée la nuit dans la pièce apparemment vide. Mon imagination y retourne souvent. Mon esprit aussi.

Je ferme les yeux

Fiction intérieure

L’idée vient de me traverser l’esprit – en ai-je une ?

Si oui, suis-je en train de l’écrire ou de la vivre, et dans les deux cas n’aurait-elle pas échappé à sa condition immatérielle en s’extériorisant, que ce soit en paroles ou en actes, devenant, je ne sais pas… quelque chose qui ne soit pas fictif ?

Ou bien s’agirait-il du monologue, tantôt intérieur, tantôt extérieur, que j’élabore pour et avec moi-même lorsque je suis seul, c’est-à-dire la plupart du temps, le répétant sans cesse tel un acteur ses répliques ? Ce monologue pourrait bien être le fil conducteur de ma vie ; interrompu brièvement lorsque je dois m’engager dans le monde non-écrit, puis repris là où je l’ai laissé, où à un autre point connu, lorsque je retrouve ma solitude.

Cette dernière, beaucoup aimée, par moments détestée, est devenue le territoire de ma vie, le terrain mal défini et apparemment sans limite où j’erre inutilement, m’émerveillant de l’occasionnel coin de beauté ou de couleur qui s’offre à moi, évitant consciemment le danger potentiel qui gâche mon chemin, inconscient la plupart du temps de tout sauf cette narration intime.

Realidadficción

Pour une raison que j’ignore, le réel nous paraît d’autant plus saisissant lorsque nous le présentons comme une fiction, et que nous faisons semblant que cette fiction, elle, est réelle.