Exposition Toucher l’insensé : la psychiatrie transfigurée par l’art

© Palais de Tokyo PdT 2024 Toucher L'insensé Crédit Aurélien Mole

Jusqu’au 30 Juin 2024, le Palais de Tokyo accueille sous le commissariat de François Piron une exposition collective sur le thème de la psychothérapie institutionnelle qui rassemble le travail d’artistes concevant le collectif et l’art comme un idéal social aspirant à l’épanouissement et à l’émancipation des personnes placés dans divers établissements de santé mentale. Cette manifestation réunit également la parole de praticiens, de soignants et d’éducateurs partageant le désir de continuer à transformer ces lieux d’isolement.

La psychothérapie institutionnelle est une pratique de la psychiatrie qui voit le jour en France au milieu du 20ème siècle : elle remet au centre l’individu, l’autonomise et envisage le fait  que pour soigner les malades, il faudrait d’abord soigner l’hôpital. En effet, si la structure est défaillante, elle entraîne un dysfonctionnement global et anéantit le sens même du soin des personnes, on parle alors de pathoplastie. Pour cela, est offerte la possibilité d’une étonnante constellation de transferts qui place le personnel et les soignants au niveau même des malades. Jean Oury (1924-2014), psychiatre et psychanalyste fondateur de la psychothérapie institutionnelle, nous éclaire dans une conférence en 1970 à Poitiers intitulée La psychothérapie institutionnelle de Saint-Alban à La Borde. Il y dit : “C’est le cuisinier, qui justement n’est ni médecin, ni moniteur, ni éducateur, ni infirmier, qui lui parle… C’est quelquefois un facteur décisif sur le plan psychothérapique, d’une importance infiniment plus grande que tous les entretiens que le malade pourra avoir dans le bureau du médecin. Mais c’est difficile à admettre.” Cette méthode, ou plutôt cette philosophie concrète en finit avec l’enfermement, elle change l’architecture des lieux et favorise la multiplicité des mouvements. Les portes s’ouvrent, les esprits se libèrent, l’institution devient dès lors un lieu de vie. Le collectif protège ses membres par l’affirmation de leur égalité et aspire à un épanouissement artistique qui s’installe in fine naturellement.

© Patrik Pion, L’enveloppe, 2022 – Courtesy Galerie Valeria Cetraro Paris

Certains artistes comme Boris Lehman (né en 1944 à Lausanne), cinéaste et photographe animateur de l’atelier cinéma du Club Antonin Artaud, propose grâce à des ateliers artistiques des projets de films de 1965 à 1983 mettant en scène des images, des histoires, des fantasmes de patients d’une structure extrahospitalière à Bruxelles. François Tosquelles (1912-1994), psychiatre et psychanalyste catalan qui, à peine diplômé, emmène ses patients se baigner sur les plages de Barcelone, est l’un des initiateurs de cette psychothérapie d’un nouveau genre. Il décrit avec conviction et simplicité comment pendant la guerre il s’est chargé de soigner par l’écoute les soldats mais surtout les médecins, recrutant “des gens normaux” et n’hésitant pas à faire appel à des prostituées comme personnel soignant. Grâce aux films de François Pain, on découvre une vision engagée vers un anti-autoritarisme qui se fixe pour but de dé-hiérarchiser la clinique et d’y tenter, là aussi, des expériences.

Exemple : celle de cette fameuse clinique La Borde à Cour-Cheverny fondée par Jean Oury en 1953.  C’est une parole saisissante qui s’entend dans les entretiens filmés La double aliénation entre ce dernier et Jean-Claude Polack: “L’anecdote, je vais la raccourcir beaucoup, c’est dans les années soixante et quelques. Dans le club il y avait un homme je m’en souviens qui était un type qui ne foutait rien. Toute la journée il était assis, il se déplaçait un peu. Il ne bougeait pas. Une sorte de catatonique. Et donc il ne participait jamais au travail des pensionnaires. Jamais il n’avait travaillé. Et à un moment donné, quand on l‘abordait, on lui disait : “qu’est-ce que tu veux ?” Il disait: “ Je veux un vélo.” Et là-dessus les gens disaient: “non mais quand même ! Quoi? Il ne fout rien. Et il veut qu’on lui fasse un cadeau !” Et je me rappelle une intervention de Guattari : “Je ne comprends pas. Le seul problème qui se pose pour nous, c’est quoi faire pour qu’il aille mieux, c’est tout, il n’y en a pas d’autres. Toute autre considération : travail, rémunération, plus-value, tout ça, aucun intérêt pour nous.” On rentre dans une autre logique. On lui avait acheté ce vélo je m’en souviens. On était allé avec lui l’acheter. Et les jours suivants, il s’est mis à parler aux gens, à se balader à vélo, un bel exemple. Donc, il avait fallu à un moment, faire un geste qui a une signification presque révolutionnaire dans la société. On fait un cadeau à celui qui a montré qu’il était un grand paresseux, ça, c’est une particularité absolue de la psychothérapie institutionnelle.”

© Toucher L’insensé, Palais de Tokyo PdT 2024 – crédit Aurélien Mole

On pense en souriant à Bartleby et son “j’aimerais mieux pas” qui finalement entrerait malgré son mutisme et sa résistance à toute autorité dans la société des hommes. Dans ce secteur en souffrance, soignants et malades inventent l’accompagnement de demain comme Félix Guattari (1930-1992) qui a travaillé toute sa vie dans cette fameuse clinique de La Borde. Le psychanalyste et philosophe français influencé par le travail de Lacan dont il fut l’analysant jusqu’en 1960 rencontre Gilles Deleuze dans l’après-mai 1968, ils s’unissent pour écrire une partie fondamentale de l’histoire de la philosophie à quatre mains avec L’anti-Œdipe (1972) puis d’autres œuvres exemplaires cherchant des moyens d’évolution de l’organisation sociale, critiquant cette ordre hiérarchique pyramidal qui nous rappelle aujourd’hui le monde étouffant dans lequel nous évoluons. Ils pensent de nouvelles voies d’exploration de la psyché et du rapport aux autres.

La psychiatrie peut-elle donc être transfigurée par l’art et par la pensée? La réponse est oui, en observant par exemple Les objets blancs de Patrik Pion (né en 1954) qui pratique la sculpture sur papier à l’hôpital psychiatrique George Sand de Bourges. Dans ses œuvres, la couleur est en suspens, à venir. Et justement la question s’impose même à nouveau vers le futur : où va la psychiatrie en France ? Cette manière de penser l’hôpital et d’intégrer la puissance du collectif à travers l’art ne serait-elle pas aussi applicable à d’autres institutions ?

Toucher l’insensé permet de comprendre l’immensité du travail accompli par ceux qui ont pensé et expérimenté avant nous, tout comme le haut fait du déploiement de l’action culturelle dans ces milieux. Enfin, et c’est toute l’utilité pratique de l’art, l’exposition signale l’importance capitale de la réconciliation d’un secteur déchiré entre courants et celle, salutaire, d’une politique publique active et soutenue.

Toucher l’insensé, jusqu’au 30 juin, Palais de Tokyo, 13, avenue du Président Wilson, 75016, Paris.