Jean-Marie Gleize : « Les textes sont des façons d’être qui sont des façons d’agir » (Je deviens (séances))

Jean-Marie Gleize (Wikicommons)

Entretien avec Jean-Marie Gleize alors que paraît Je deviens (séances) aux éditions Les presses du réel/Al Dante.

Écrivain, critique, enseignant, Jean-Marie Gleize a été responsable, de 1999 à 2009, du Centre d’études poétiques à l’École normale supérieure de Lyon. Il est le fondateur de la revue Acid(e) avec Michel Crozatier puis, en 1990, de la revue Nioques, de la « cellule Max Stirner », toujours avec Michel Crozatier, dans les années 1980, de la collection « Niok » aux éditions Al Dante jusqu’en 2005. Il a publié de nombreux ouvrages, notamment aux éditions du Seuil, orientés par le dialogue avec les artistes, par la recherche d’une « prose en proses », par l’invention de formes nouvelles de littéralité et d’objectivité. Il a publié notamment A noir, Poésie et littéralité, (coll. Fiction & Cie, 1992), Le principe de nudité intégrale, manifestes (coll. Fiction & Cie, 1995), Les chiens noirs de la prose, (coll. Fiction & Cie, 1999), Tarnac, un acte préparatoire, (coll. Fiction & Cie, 2011), Le livre des cabanes (coll. Fiction & Cie, 2015), et plus récemment Trouver ici, (coll. Fiction & Cie, 2018), Dans le style de l’attente (Al Dante/ Les presses du réel, 2022).

 

En ouverture de Je deviens (séances), cette citation de Dionys Mascolo mettant en lien poésie et politique : « Elle ne fait qu’un avec la poésie, l’une n’est rien sans l’autre ». Dans l’articulation entre travail formel et intervention politique, Sandra Lucbert donne cette affirmation dans Défaire voir – Littérature et politique : « Le soulèvement du monde est une œuvre collective : la littérature y prend sa place. Ni prodigieuse, ni nulle. Mais que du moins elle la prenne ». Depuis Léman (1990), vos livres constituent une suite d’actes qui mettent en œuvre des propositions poétiques et politiques. Comment la question de la mémoire individuelle, très présente dans ce dernier livre et plus globalement dans ce cycle d’écriture, s’inscrit-elle dans cette démarche ? 

J’aime votre formule : « une suite d’actes ». Je me souviens avoir emprunté à Francis Ponge, pour titre d’un de mes livres le concernant, cette formule « Actes ou textes ». C’est cela : les textes, pour ce qui nous concerne, sont bien des actes, des façons d’être (de devenir) qui sont des façons d’agir. Cela en effet signifie (d’où l’épigraphe de Mascolo) qu’il y a plus qu’un lien entre écriture et politique, une exacte superposition : écriture est politique. Une suite d’actes, d’hésitations et d’affirmations vécues comme une des formes que peut prendre l’action dans un contexte de relative (et provisoire ?) impuissance historique – ou du moins vécu comme tel depuis l’échec de nos illusions révolutionnaires (notre mémoire collective), et dans le terrible présent d’une réaction conquérante. « Les corbeaux allaient et venaient, frôlant le sol. » (Je deviens, p. 143). En ce sens, oui, j’aimerais dire que je suis, par le simple fait d’écrire comme je le fais, une sorte d’activiste. Vous avez remarqué que le chapitre final de mon livre s’intitule « Les barricades ». Ce sont celles de Couperin, « mystérieuses », et les nôtres, matérielles, passées, présentes et futures. Deux des phrases du livre résument l’essentiel : « Combien sommes-nous ? Et maintenant que faire ? » Une autre, tout aussi fondamentale à mes yeux pour ce qui concerne le rapport mémoire individuelle/mémoire collective, est celle-ci : « Il n’y a pas d’après-guerre ». On m’a souvent dit que j’appartenais à cette génération d‘après-guerre, et de fait, je sais avoir en moi quelque chose de cela, indélébile (mémoire familiale). Mais je sais aussi que la guerre continue. Les guerres. Et que nous ne saurions y échapper. Je suis heureux que l’éditeur de ce volume ait choisi un titre rouge sur fond noir.

Les premiers énoncés du volume répètent le titre en y associant celui d’un précédent livre : « Je reviens, je deviens, je reviens encore, comme pour trouver ici ». Je deviens est sous-titré « séances ». Les précédents livres portent également des sous-titres. Ainsi, Le principe de nudité intégrale, sous-titré « Manifestes » ; Film à venir, « Conversions » ; Le livre des cabanes, sous-titré « Politiques » ; ou encore Trouver ici, « Reliques & lisières ». Dans ce livre Je deviens, la reprise d’un titre La nudité gagne (Al Dante, 1995) entre dans la composition. D’un livre à l’autre, certaines phrases, motifs, références circulent dans la composition du texte. « L’autre est encore la répétition : mêmes gestes de rêve, même défection nocturne, mêmes déplacements, même récit. » Peut-on dire que les processus de répétition sont inhérents à la structure des différents volumes ?

Je deviens est d’abord le titre d’un chapitre, le deuxième, de mon précédent livre Dans le style de l’attente. C’est lui d’abord, qui revient. De même que le Trouver ici titre du livre qui précède l’un et l’autre. C’est dire qu’il s’agit bien d’un retour, d’un devenir sur place, du déplacement d’un ici. Parce qu’ici n’est vraiment nulle part, ou l’on ne sait où, dans le passé ou dans le présent, ou dans le futur-présent, celui du devenir incertain. Sur la première page, tout au bas de la page, presque invisible (du moins on peut facilement le manquer et percevoir comme une page tout à fait blanche), il y a une dédicace : « Pour ces revenants ». Ceux qui reviennent, vont revenir, les morts qui circulent sans bruit au travers de ces fragments, de ces bribes ou de ces boucles. La répétition est en effet un des principes essentiels, ici, de l’écriture. Comme dans la mémoire ou le rêve, non seulement les motifs passent d’un livre à l‘autre, mais d’une phrase à l’autre, se déplacent. Ils font et défont le récit. Je suis très sensible, depuis longtemps, à la musique répétitive (qu’on dit aussi minimaliste) : Steve Reich, Phil Glass (qui est d’ailleurs nommé dans le livre (« Les yeux fermés sur la musique de Phil Glass »). Si beaucoup des livres du cycle portent ces sous-titres (manifestes, conversions, politiques, reliques & lisières, séances), c’est précisément pour ne pas être lus comme des « poèmes ». Et chacune de ces catégories, plus ou moins étrangère au vocabulaire générique courant, dit une manière d’écart spécifique, suggère à chaque fois une des façons dont se désoriente le récit.

Je deviens est composé à partir d’un matériau hybride : fragments du journal (un « cahier noir »), bribes de récit/rêve, prose traversée par « les fantômes d’ici » et quelques figures d’écrivains, d’artistes (« Rothko ici » en début de volume), articulée autour de 14 sections. En ouverture, cette mention « Tarnac, le 14 août » et une séquence intitulée « Les barricades » qui clôture le livre (« tous sont un seul et même récit dont le caractère stupéfiant ou extraordinaire est fondé sur la monotonie, la monochromie, la « simplification » extrême » / Oui, « poésie » nous a rendu familiers à la réduction du récit, à son plus élémentaire, à son évidence ultime ») De quelle façon ces deux axes « répétition » et « simplification » s’articulent-ils dans le travail d’écriture ?

Simplification lyrique est un de mes premiers livres, publié chez Seghers en 1987. Il s’agissait pour moi d’opérer une (inaugurale) tentative de nettoyage, en soumettant le lyrisme (ou ma tentation du lyrisme, qui me semblait alors tout à la fois être la poésie elle-même et encombrer la poésie jusqu’à la rendre haïssable) de tous ces effets de surlangage (affublement rhétorique, contorsions « imagiques », etc.). L’opération « simplificatrice » se trouvait donc à l’origine, tentative, toujours en cours, de réduction de l’écriture à la nudité, factuelle, au constat littéral. Je deviens se compose d’une multitude de récits imbriqués ou juxtaposés, de nature plus ou moins hétérogène mais finalement constitués en un récit unique, toujours le même, identique et monotone/élémentaire sous la disparité apparente de ses fragments divers. Ce récit, donc, se répète, et ces répétitions-variations ou ces variations-conversions sont précisément ce qui du même coup le simplifie. La « séance » est l’unité minimale, comme les « stations » d’un récit primitif, celles d’un « chemin » qui a affaire à la mort (d’ailleurs le livre comporte bien quatorze Stations, plutôt que sections).

Une section photographique titrée « Inventaire » entre dans l’agencement du volume. Elle est amorcée par un court énoncé qui se porte à la fois autour des morts, des « revenants » et des choses du quotidien. Quelle place ce dispositif texte / images occupe-t-il précisément dans ce volume ? Quels rapports entretient cette séquence photographique avec le matériau textuel autobiographique présent dans le volume ?

Oui, il s’agit d’un inventaire après la mort. D’une archive. L’intérieur d’un appartement où tout était déjà mort avant. Le paysage de la désolation la plus quotidienne, l’ordre définitif, le présent continu de l’absence. Le passage au noir et blanc pour toujours d’une série de photographies en couleur. Une séance ultime de décoloriage. Dans le chapitre intitulé « Les lignes cassent », il semble être question de ces images : « … et sera comme une pluie de musique hors le temps, sur la mort et ses bandelettes (…) L’échafaudage va bientôt disparaître, tout s’écroulera et ne subsistera qu’un éclat du présent perdu ». Les revenants dédicataires traversent tout le livre, ils occupent l’écran noir du poste de télévision, ils dialoguent en silence à l’intérieur de tous les mots (ou de cette musique « hors le temps »). D’une certaine façon, je pourrais dire que cette station photographique occupe le centre du livre (c’est un trou).

La treizième Station « Séances » reprend donc le sous-titre du volume. En note, clôturant le livre : « Mais la séance est aussi le langage du récit, coupé, haletant, puis respirant à peine. Il continue dans la nuit arabe, à la clarté des lampes. Personne en vérité ne saura si l’ensemble des proses sera coupé, ni à quel endroit ». S’il s’agit dans cette question des sous-titres que les livres ne soient pas « lus comme des poèmes », est-il possible de préciser davantage le choix de cette référence à ce genre littéraire (Les Séances) pour Je deviens?

Il me semble que le mot « séance » fait partie depuis longtemps des mots qui m’intriguent et me sont familiers sans que je puisse précisément distinguer le sens que je lui donne. La sonorité du mot est sans doute ce qui d’abord résonne en moi ; j’ai longtemps travaillé le texte du premier roman de Stendhal dont le titre est le prénom féminin Armance, qui ne cessait de m’accompagner, de m’obséder. Douceur étrange et comme irréelle, très liée en tout cas au caractère énigmatique qui faisait tout l’intérêt du livre. J’ajouterai, y songeant maintenant grâce à votre question, que quelque chose dans l’intrigue de ce livre pouvait avoir trait à ce que je savais de la « séance » dans le vocabulaire et la pratique de la psychanalyse. Je me suis donc en quelque sorte involontairement souvenu de ce mot, qui par ailleurs, et non moins affectivement, faisait écho à un autre de mes lieux profonds : le sentiment d’une parenté ou d’une proximité à la culture arabe : Séances est le titre de maints volumes ou récits courts en prose rythmée, très anciens (10e, 11è siècles), dont l’un, me disait-on, des plus célèbres, racontait les pérégrinations d’un vagabond à travers ces Arabies anciennes. Un genre littéraire, donc, circulant dans la mémoire confuse, et réanimée dans les récits coupés/altérés de Je deviens.

La question de la religion chrétienne parcourt l’ensemble du livre et des précédents volumes du cycle. Permet-elle de faire le lien, en quelque sorte, entre ces deux pôles, dans le travail d’écriture : enfance et mémoire des morts ?

A vrai dire, ce n’est pas une question, c’est une composante fondamentale de ce à quoi je suis tenu de m’affronter. Comme vous le dites, la présence de cette « religion » (qui me lie en effet, sans peut-être me relier) est absolument permanente dès que j’écris, parce qu’il s’agit d’une marque que je perçois comme « indélébile » (il me semble que le baptême est un sacrement indélébile, quoiqu’on fasse pour tenter de s’y soustraire). Il s’agit donc de la religion de ces morts, oui, d’une enfance entièrement soumise à ce Récit, et à la langue qui l’exprime et l’habille, parfois superbement (la liturgie, l’iconographie séculaire, la musique). C’est bien pourquoi, malgré l’infinie distance poétique, je continue de fréquenter Huysmans et son réel encombré. Nous parlions tout à l’heure de Stations, et tout aussi bien de Séances… J’ai le sentiment d’être rythmé par le défilement de ces balises (je travaille actuellement sur une série de photos des « amers » dans la lagune de Venise), et de ne faire que chercher l’issue (improbable).

Je deviens s’ouvre et se ferme sur une date et un lieu qui croise à la fois l’histoire personnelle, collective et politique : Tarnac. L’ultime séquence du volume concerne les barricades. Ainsi « (…) les barricades trancheront les veines et les impasses, sous un grand ciel de lumière. » Le prochain livre s’inscrira t-il dans cette même démarche ?

Oui le livre commence à Tarnac (sur une note franciscaine) et s’achève (s’inachève) à Tarnac (sur une note politique révolutionnaire). C’est une façon de dire la même chose ou de situer le livre dans la même « lumière » contre-disant les ténèbres ambiantes, les impasses où l’on veut nous contraindre, et les trous des cimetières. Il s’agit du sentiment de résistance, du maintien de la tension nécessaire. De quelque chose comme l’endurance. J’y suis toujours. Mon prochain livre s’intitule Le Chant qui se voit. J’en recopie quatre lignes : « Cette boule est un œil, et l’œil un cadran ; il sert à composer un chiffre. Alors les voix communiquent. Je te parle sans te voir. Tu es dans la même nuit que moi. Cet œil n’a plus de forme, c’est l’œil de la voix, dans la voix, l’image d’un œil dans le noir de la voix, et le fond noir de ça, sphère, cercle, cadran. Un voile dans la bouche ». Ainsi du lyrisme négatif ou « objectif », de notre voix sans voix, pour toujours, plus en-avant. Notre histoire.

Jean-Marie Gleize, Je deviens (séances), Les presses du réel/Al Dante, 2024, 152 p., 17 €