Paul Auster dans le scriptorium : Baumgartner

Paul Auster, Baumgartner (détail de la couverture du livre © Actes Sud)

Sy Baumgartner est professeur de philosophie à Princeton, veuf depuis une dizaine d’années. Un matin, alors qu’il poursuit l’écriture d’un essai sur les pseudonymes de Kierkegaard, dans son bureau au premier étage de sa maison, il descend chercher un livre oublié la veille dans le salon. S’enclenche alors une série de hasards et coïncidences, motif central de l’œuvre de Paul Auster, comme un étoilement d’effets papillon, qui provoque un puissant effet d’anamnèse. Un double huis clos sert de cadre au récit, la maison de Princeton, le cerveau de Baumgartner, avec échappées mémorielles et réflexions sur le sens d’une vie, de toute vie, quand un deuil frappe et qu’une vie doit (ou non) se reconstruire.

Le récit de Paul Auster est une avancée par retours en arrière et pas de côté, une série de digressions sur le temps passé, « vers le passé, le passé distant que l’on distingue à peine, vacillant à l’extrémité la plus lointaine de la mémoire ». « Par fragments lilliputiens, tout lui revient, le monde disparu d’Alors ». Baumgartner se souvient d’Anna, de sa beauté lumineuse quand il la croise une première fois. « Monsieur Timide » a 21 ans, « la jeune fille aux yeux scintillants » en a 18, cinq ans plus tard ils se marient et entament leur « vraie vie », « la seule, l’unique, cette vie qui dura jusqu’à ce qu’Anna plonge dans la houle du cap Code neuf étés plus tôt et croise cette monstrueuse vague furieuse qui lui brisa la nuque et la tua ». Une vie remonte, les moments forts, les détails en apparence insignifiants, les regrets, la culpabilité et la volonté terriblement vaine de retrouver un sens à ce qu’il est devenu, un homme seul qui n’est plus qu’une moitié de lui-même, un écrivain qui tente d’écrire depuis « l’imbroglio touffu mêlant corps et esprit en un nœud inextricable et nommé syndrome du membre fantôme ».

Baumgartner raconte sa confusion les six premiers mois de son deuil, se réveillant en ayant oublié qu’Anna vient de mourir. Il narre aussi son présent, sa plongée difficile dans les cartons de manuscrits et journaux de sa femme, l’achat compulsif de nouveaux meubles, toute la maison doit changer, seul le bureau d’Anna demeure un sanctuaire. Il dit aussi ses désirs, le fantasme de Molly (il commande des livres, n’ouvre jamais les emballages en carton marron mais les empile dans un coin, son seul plaisir est de croiser la livreuse d’UPS), de Judith. « Baumgartner continue à sentir, aimer, désirer, à vouloir vivre mais son intériorité la plus intime est morte. Il le sait depuis dix ans, et durant ses dix ans il a fait tout ce qui était en son pouvoir pour ne pas le savoir ». Mais un jour il « comprend qu’il a tout foiré. Vivre, c’est éprouver de la douleur, se dit-il, et vivre dans la peur de la douleur, c’est refuser de vivre ». Alors il fait tout pour tenter de quitter cette dérive « à la frontière du sommeil et de la veille », « cet état hypnagogique où l’esprit se change en un cirque à trois pistes d’étranges images hallucinatoires ».

Paul Auster excelle dans sa manière de lier des « incidents en série » qui tous ont un sens symbolique au-delà de leur réalité tangible. Quand Baumgartner se brûle avec une casserole oubliée sur la gazinière, seul vestige de sa jeunesse perdue (il l’a achetée le jour de sa rencontre avec Anna), d’une vie d’amour et écriture, quelque chose se fait jour, qui déclenche le récit. Quand il tombe en descendant à la cave avec le préposé du gaz et qu’il « réfléchit à l’étrange écheveau de circonstances qui l’ont mis sur le dos avec une paire de coudes qui l’élancent et un genou enflé et douloureux », la chute comme les élancements sont les mouvements mêmes du souvenir, de la mémoire qui revient, s’échappe dans des rêves et hallucinations, des réflexions sur le deuil, cette sensation d’un membre amputé, le désir d’un après. La quête de Baumgartner — « traduire la douleur mentale et spirituelle dans le langage du corps », dans de menues circonstances qui s’enchaînent et dans des objets soudain lourds de sens, une casserole, un téléphone rouge, une machine à écrire portable Smith Corona « gris sombre/vert pâle » — est celle de Paul Auster depuis qu’il a commencé à écrire.

Le plus troublant dans ce livre, écrit avant l’entrée de l’écrivain dans Cancerland (comme le nomme Siri Hustvedt) est en effet sa manière de procéder par fragments mémoriels et puzzle de textes écrits par Anna, de tisser réel et fiction, de créer un trouble et de nous installer en lui. On retrouve Baumgartner des noms et prénoms qui sont ceux de personnages centraux de son œuvre, à commencer par celui d’Anna, l’épouse disparue, des figures, des éléments et des objets dont les lecteurs d’Auster perçoivent aussi les liens, parfois à peine décalés, avec la vie de l’écrivain. Ici une maison qui ne se situe pas à Park Slope mais Princeton, une passion des machines à écrire qui est celle de l’épouse et non de l’écrivain, une rencontre qui rappelle celle, fulgurante, de deux écrivains majeurs de la littérature contemporaine Paul Auster et Siri Hustvedt.

Quelque chose s’énonce d’un voyage dans le pays des choses perdues (In the Country of Last Things, titre original du Voyage d’Anna Blume) ; dès les premières lignes du roman, le bureau de Baumgartner, « son cogitorum » rappelle le scriptorium, tout est cité de verre et musique du hasard, livre des illusions aussi dans un puissant rêve qui fait basculer le présent Baumgartner. Oui, « une personne peut être transformée par les événements imaginaires narrées dans une œuvre de fiction » et sans doute est-ce là le sujet de ce livre. Le trouble du lecteur naît d’une vie traversée dans des livres et des fictions précédentes de Paul Auster, de ce récit d’un personnage qui n’est pas son auteur mais lui ressemble furieusement, trouvant dans les béances et failles d’un deuil fictionnel la matière d’une réflexion sur une réelle existence d’écriture. Baumgartner n’est pas un livre testament — d’ailleurs sa fin est un début — mais le récit hagard d’une existence d’écrivain qui décentre son univers pour mieux le recomposer.

Paul Auster, Baumgartner, traduit de l’anglais (USA) par Anne-Laure Tissut, Actes Sud, mars 2024, 208 p., 21 € — Lire un extrait