Dana Grigorcea : les tombes parmi nous (Ceux qui ne meurent jamais)

Il est toujours plaisant de découvrir une  maison d’édition toute neuve – Les Argonautes est née début 2023 – pour un texte aussi enthousiasmant, traduit qui plus est par les soins précis d’Élisabeth Landes, passeuse entre autres des ouvrages de l’Autrichien Robert Seethaler chez Sabine Wespieser ; sa traduction ici depuis l’allemand de Suisse fait d’ailleurs écho à celle depuis l’italien de Suisse par Joseph Incardona en début d’année pour les beaux Silences du primo-romancier Luca Brunoni, aux éditions Finitude.

Quoique issue de Suisse alémanique, donc, Dana Grigorcea place l’action de son roman en actuelle Roumanie, dans la ville de B. située en Valachie, non loin de la Transylvannie. Les lieux importent car cette localité, où revient pour quelque temps une artiste établie à l’étranger, est celle d’où provient un certain Vlad Tepes, gouverneur valaque du XVème siècle ayant inspiré à Bram Stoker son célèbre personnage de Dracula, comte transylvain accessoirement vampire. Stoker a donc délibérément déplacé l’intrigue, et une partie de l’énergie que va déployer la jeune peintre consistera à rétablir ledit Dracula dans son bon droit.

Et elle le fait non sans humour : « Dans mon enfance, on parlait en Roumanie d’un Dracula bien précis – à savoir le dictateur roumain qui saignait le peuple à blanc : Nicolae Ceausescu. » Ce qui va la mener sur la route de l’illustre prince valaque, toutefois, est nettement moins drôle. Il s’agit des morts étranges et subites de personnes plus ou moins proches de la narratrice, l’une d’entre elles étant assassinée selon un mode opératoire des plus barbares : le supplice du pal, qui avait valu à Dracula le surnom de « Vlad l’Empaleur ».

Le jeune homme ainsi mis à mort était un ancien amour de notre héroïne, dont le destin va basculer à l’annonce conjointe d’une terrible nouvelle : le caveau dans lequel est enterrée sa tante, qui fait partie également partie des malheureux disparus de cette période troublée, n’est autre que celui du terrible voïvode Vlad. Elle se découvre par conséquent parente de Dracula, l’embarrassante et inévitable légende locale.

À mesure que la (re)découverte de cette tombe fait affluer les touristes, l’artiste d’ascendance fameuse multiplie les élans vers la cause vampire, se sentant soudain planer comme un volatile nocturne et ne voyant plus son propre reflet dans le miroir. L’édile local, prévaricateur notoire, ressort des cartons un invraisemblable projet de Dracula Park, au motif qu’on « ne pouvait quand même pas interdire à ces gens l’accès au grand Vlad l’Empaleur, qui était le prince de tous les Valaques, et en fin de compte, l’ancêtre de tous les Roumains d’aujourd’hui ! »

Tout à la fois parabole moderne et farce historique, Ceux qui ne meurent jamais force l’admiration par sa capacité à naviguer entre divers registres littéraires, du récit gothique à la fable épique, en passant par la satire des travers sociaux d’un des derniers pays à avoir rejoint l’Union européenne. Dana Grigorcea fait de la légende de Dracula la métaphore fertile d’une quête impitoyable de la vertu, laissant à son personnage principal le soin de conclure : « Je suis un vampire éternellement vivant du sang du prince Dracula, je suis la vengeance éternelle des justes. »

Dana Grigorcea, Ceux qui ne meurent jamais, traduit de l’allemand par Elisabeth Landes, éditions Les Argonautes, août 2023, 261 pages, 22,90 euros