Comment naît une revue ? Existe-t-il un collectif à l’origine du désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agit-il de souscrire à un imaginaire selon lequel, comme l’affirmait André Gide, il faut avant tout écrire dans une revue ? Entretien avec William Mauxion, à la tête de la passionnante revue Bouts du monde qui s’occupe des voyages, des voyageurs et de leurs carnets.
« L’idée de la revue est née devant une boîte mail, quelque part en Chine. Je lisais les messages d’amis qui parcouraient le monde, de voyageurs rencontrés quelques semaines plus tôt. Je trouvais dans ces messages un ton que l’on ne trouvait pas dans la presse d’évasion, de voyage. C’était souvent drôle, souvent émouvant, cela racontait les angles morts du monde sur lesquels les projecteurs étaient rarement braqués. Je suis journaliste et voyageur et je trouvais là l’occasion de rassembler ce qui m’occupe : créer une revue de voyage différente qui ne vous dit pas où aller et comment y aller, qui ne propose pas des tops 10 des immanquables, mais qui prend le pouls de la planète à travers le regard sensible de voyageurs, à travers des histoires intimes.
Quelle vision de votre discipline entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ?
A l’origine, il n’y a pas de profession de foi, il y a une envie. La ligne éditoriale s’est affinée au fur et à mesure des numéros. L’idée que l’on défend néanmoins depuis le début, c’est que le regard des voyageurs est essentiel pour comprendre le monde. Par exemple, il faut lire les voyageurs qui ont parcouru l’Iran pour nuancer l’image que l’on a de ce pays. Le regard des voyageurs complète l’actualité et les deux réunis permettent des dresser un tableau un peu plus juste d’un pays. Ce qui a changé, c’est que l’insouciance des voyageurs semble s’être envolée. Les problématiques environnementales sont devenues très présentes dans les carnets de voyage que l’on publie maintenant.
Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une vision de votre pratique détachée des contingences du marché éditorial ? Pouvez-vous nous présenter un numéro qui vous tient particulièrement à cœur ?
Nous avons fait un numéro sur la Russie, un autre sur la Chine, on a envie d’en faire un sur l’archéologie. On sait à l’avance que ce sont des thématiques moins porteuses, mais on a envie de les faire. On a aussi sorti un numéro sur le Japon ou la marche en France, parce qu’on recevait beaucoup de proposition d’auteurs sur le sujet, et parce que ce sont des thématiques qui sont dans l’air du temps.
Ce sont surtout les voyageurs qui nous donnent le ton des thématiques. Depuis quinze ans que nous existons, nous avons reçu 10 000 propositions de voyageurs : des carnettistes contemplatifs, des aventuriers, des cyclistes, des marins, des randonneurs, des scientifiques, des alpinistes, etc. Ce que l’on reçoit est un baromètre de l’air du temps. Le centre de gravité du voyage semble s’être déplacé. Alors que nous recevions énormément de proposition de publication sur l’Inde il y a dix ans, c’est devenu aujourd’hui l’exception. A l’inverse, l’Europe du Nord, les zones polaires ou bien les voyages le long d’un chemin de grande randonnée constituent aujourd’hui la majorité des sujets qui nous sont proposés.
Pour vous parler d’un numéro qui me tient particulièrement à cœur, je citerais le numéro 37, consacré aux premiers voyages, aux voyages initiatiques, qui ont changé le cours d’une vie. Le numéro 47 sur les explorateurs, le 52 sur les océans. Ce sont des histoires de voyageurs, des voyageurs dans l’histoire, des sujets inattendus.
À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que tout revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez-vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ?
Bouts du monde publie les carnets Moleskine oubliés dans les malles de greniers, les récits qui qui dorment sur les disques durs d’ordinateurs, et un tas de texte qui n’ont pas forcément été écrits pour être publiés, ce qui donne le ton de la revue.
Bouts du monde raconte aussi l’envers du décor. Comment parler de voyage aujourd’hui alors que l’état du monde nous inciterait plutôt à arpenter bien sagement les chemins forestiers autour de chez nous ? Nous n’avons pas la réponse. On écoute ce que nous disent ceux qui ont embarqué sur les bateaux de croisière qui naviguent au large de l’Antarctique. Qu’est-ce qu’ils font là accoudés au bastingage à photographier des manchotières ? Le voyage est aussi un fait de société. On essaie de ne pas l’ignorer.
Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?
Si c’est une forme de résistance – ce dont nous n’avons pas forcément conscience – c’est parce qu’on ne sait pas faire autrement. Nous sommes dans un secteur très concurrentiel, nos concurrents sont influenceurs et nous, on ne comprend pas grand-chose aux algorithmes des réseaux sociaux. Tant pis. Notre force, finalement, c’est que l’on a sorti 56 numéros, publié plus de 800 auteurs. Nous continuons de tracer notre sillon, un peu old school, en misant tout sur le papier. On nous demande parfois s’il existera un jour une édition numérique. Nous n’en avons aucune envie. En plus c’est artisanal : tous les trois mois, nous passons un petit coup de fil à nos libraires, et on pousse les meubles pour organiser l’envoi des revues à nos abonnés.
Pour découvrir Bouts du monde : www.revue-boutsdumonde.com