Comment naît une revue ? Existe-t-il un collectif à l’origine du désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agit-il de souscrire à un imaginaire selon lequel, comme l’affirmait André Gide, il faut avant tout écrire dans une revue ? Premier entretien avec le collectif qui s’occupe de la splendide revue Sabir qui, avec force, propose de faire découvrir la richesse de la création littéraire contemporaine.
« Sabir est née à la suite d’une formation en création littéraire, l’Atelier des écritures contemporaines de l’École nationale supérieure des arts visuels La Cambre, à Bruxelles. Nous avions vécu avec émerveillement le fait d’apprendre à recevoir et à discuter les textes des autres et à partager les nôtres. Il nous semblait indispensable, dans nos parcours individuels d’autrices, de continuer cet exercice, qui est un exercice fait d’empathie et d’élargissement, deux choses primordiales, nous le croyons, pour écrire. L’envie de prolonger cette amitié littéraire nous à pousser à créer le collectif Sabir.

De plus, à cette époque il manquait d’espaces de diffusion et d’expérimentation. C’est moins le cas aujourd’hui, le secteur vit une vraie émulation avec l’émergence des formes courtes, que ce soit en publication ou sur scène. Quand nous nous sommes lancées, en 2018, ce n’était pas le cas. Nous avons créé une revue et des soirées de lectures performées (Sabir la Nuit) pour répondre à ce besoin qui était le nôtre, mais qui était aussi celui de notre génération d’auteur.rices. Nous souhaitions que des autrices et auteurs se rencontrent, que leurs langues et leurs voix cohabitent dans un même espace. Continuer à lire des voix en devenir, des écritures en gestation. Pouvoir essayer plus librement et rapidement en sortant des sentiers classiques de l’édition.
Quelle vision de votre discipline entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ?
Nous avons choisi le terme Sabir est né en amont du premier numéro. Le collectif était initialement composé de trois françaises, deux belges et un suisse. Un bon début pour une aventure littéraire. Le mot sabir est né sur les bords de la Méditerranée, à l’origine il servait à nommer cette langue faite de toutes les autres qu’on parlait dans les ports. Il signifiait et signifie toujours savoir en catalan, patience en arménien, sagesse en azéri, probable en hébreu. Aujourd’hui, il désigne les langages issus de locuteurs parlant des langues différentes. Il est devenu, pour nous, une collection de textes. Notre projet était avant toute chose de publier des autrices et auteurs autour d’un enjeu d’écriture commun. Nous voulions “d’un territoire dévolu au texte, où seules les images seraient dites avec des mots”, pour reprendre l’une de nos premières formules. Enfin, nous voulions rassembler dans un même numéro des formes hétéroclites — poésie, nouvelles, essais, théâtre, écrits d’artistes et formes expérimentales — pour les voir interagir, dialoguer, cohabiter, communiquer, se confronter. Décloisonner les différents genres de la littérature était un véritable enjeu à défendre pour nous.
Sabir n’est ni une revue de poésie, ni une revue de nouvelles, ni une revue de théorie ou de critique littéraire. Elle est avant tout une collection de textes inédits.

Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une vision de votre pratique détachée des contingences du marché éditorial ? Pouvez-vous nous présenter un numéro qui vous tient particulièrement à cœur ?
Nous fonctionnons dans un double principe. D’abord, un appel à textes qui nous permet de recevoir les textes d’auteur.rice.s que nous ne connaissons pas encore. Puis, un travail de curation, nous suivons l’actualité littéraire et lisons beaucoup. Nous invitons donc aussi des gens dont nous connaissons et aimons le travail à écrire des textes inédits pour Sabir. Nous travaillons à chaque fois sur un enjeu d’écriture différent.
Nous ne cherchons pas à entrer dans un débat politique actuel mais nous constatons que les enjeux que nous choisissons résonnent forcément avec les enjeux de société actuels. Défendre les accents, redéfinir l’amour, se préoccuper du futur, travaillent des idées et des luttes qui nous sont chères.
Il est difficile de choisir un numéro en particulier puisque les autrices et auteurs qui figurent au sommaire sont toujours différents. Cela dit, Sabir n°4, à la couverture rose vif, attire plus facilement l’œil du public. Les autrices et auteurs ont proposé un texte autour des histoires d’amour (sauveur du monde?). En guise de clôture, la lettre de Liliane Giraudon à son défunt mari, Jean-Jacques Viton, tous les deux revuistes, est poignante. Un véritable cadeau pour des jeunes revuistes.
Dans le dernier numéro, Sabir n°5, on s’est interrogées sur ce que serait une littérature conjuguée au futur. On y parle de science-fiction, d’anticipation et de narration spéculative, mais pas que. L’écologie et le politique sont présents dans ce numéro. Il y a des poèmes de Maude Veilleux, Nina Leger et Maud Joiret, des visions de Khalid El Morabethi, une conversation en ligne avec Kevin Senant, ou encore une nouvelle écoqueer-révolutionnaire de Camille Desombre.

À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que tout revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez-vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ?
Le projet de Trafic est très différent du nôtre. Nous sommes une revue de création littéraire qui ne publie que des textes inédits, certes réunis autour d’un enjeu d’écriture, mais tous autonomes. Nous ne faisons rien revenir, au contraire, nous cherchons à faire advenir des langues, des voix.
Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?
Il est davantage question d’affirmation, de présence et de coexistence que de résistance. Il est vrai que cette affirmation existe dans un contexte économique difficile. Depuis Sabir n°3, nous arrivons néanmoins à trouver un équilibre précaire entre rémunération minimum pour les différents acteurs·rices de la revue et ressources financières issues des subsides publics (belges et français) et des ventes de nos revues.
Il était primordial pour nous de payer toutes les autrices et les auteurs et nous avons tout mis en œuvre pour y parvenir le plus rapidement possible. Il n’était pas envisageable pour nous de pérenniser le projet sans cet aspect, car nous ne voulions pas participer à la paupérisation de ce métier.
Rendre accessible l’écriture contemporaine est un geste que nous défendons oui. Permettre d’englober tous les genres, toutes les formes, publier une grande diversité d’auteurices, proposer une mixité et une inclusivité des langues françaises dans le monde, offrir un espace d’expérimentation libre, en dehors de l’institutionnalisme éditoriale peut être une forme de résistance, oui.
Tout comme le fait de travailler en collectif, dans un processus d’horizontalité sans cesse renouvelé.
Voir aussi :
revuesabir.com
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